L’expression « tipping point » désigne le point de basculement d’un système d’un régime d’équilibre à un autre, le moment où il n’est plus possible d’empêcher des changements quantitatifs accumulés d’entraîner un changement qualitatif. Elle est employée dans des domaines très divers, depuis l’étude des populations jusqu’au changement climatique, en passant par les sciences sociales.
Le spectre de la « planète étuve »
L’évolution de la calotte glaciaire du Groenland donne un important exemple de « tipping point » dans le domaine climatique. On sait que la disparition de toute la glace accumulée sur l’île ferait monter le niveau des océans de sept mètres environ. Les spécialistes constatent que la fonte s’accélère de façon inquiétante [1], mais la calotte ne semble pas encore être entrée dans un processus de dislocation irréversible. Selon le GIEC, son « tipping point » se situerait entre 1,5°C et 2°C de réchauffement. Au rythme actuel des émissions, nous entrerons dans la zone dangereuse vers 2040…
Récemment, des scientifiques ont insisté sur le fait que des « tipping points » peuvent s’enchaîner par le truchement des rétroactions positives (les effets du réchauffement qui augmentent le réchauffement). [2] Selon leurs travaux, la disparition de la calotte groenlandaise déversera de telles quantités d’eau douce dans la mer que les courants océaniques au sein de l’Océan atlantique seront perturbés. Comme certains de ces courants déterminent le climat dans le bassin de l’Amazone, la forêt dans cette région céderait rapidement la place à une savane. Ce changement constituerait un deuxième « tipping point ».
Une savane absorbe évidemment beaucoup moins de CO2 qu’une forêt. Par conséquent, la concentration atmosphérique en CO2 augmenterait fortement. Il en résulterait une nouvelle augmentation du réchauffement, de sorte qu’un troisième « tipping point » pourrait être franchi. Selon les chercheurs, il pourrait s’agir de la dislocation de deux gigantesques massifs de glaciers, le Thwaites sur la côte Ouest et le Totten sur la côte Est de l’Antarctique. On sait qu’ils sont fragilisés (selon certains scientifiques, le Thwaites a déjà franchi le point de non-retour) [3]. On sait aussi que leur disparition ferait monter le niveau des mers de sept mètres environ - autant que la disparition des glaces groenlandaises.
Sept mètres + sept mètres : nous voilà déjà, en trois « tipping points », à quatorze mètres de hausse du niveau des mers.
Et ce n’est pas tout : fonte du pergélisol, intensification qualitative du phénomène El Niño, débâcle d’autres parties de la calotte antarctique, etc : les « tipping points « pourraient se succéder. Que se passerait-il alors ? Selon ces chercheurs, ce petit jeu de dominos climatique pousserait la Terre assez rapidement dans un régime de « planète étuve », avec une température moyenne de surface 4 à 5°C plus chaude qu’aujourd’hui. Notre globe n’a plus connu de telles conditions depuis le Pliocène, il y a 1,4 millions d’années (bien avant l’apparition d’Homo sapiens). A l’époque, le niveau des océans était 20 à 30 mètres plus haut qu’aujourd’hui.
L’expression « planète étuve » fait un peu science-fiction, mais la communauté scientifique prend très au sérieux ce scénario dans lequel des « rétroactions positives » font s’enchaîner des « tipping points ». Le processus déboucherait assez rapidement sur un monde extrêmement différent de celui que nous connaissons et que nos ancêtres ont connu. Un monde qui serait à coup sûr très appauvri du point de vue de sa richesse biologique. Homo sapiens y survivra peut-être, mais deux choses sont certaines : 1) il n’y aura pas de place pour 7 à 8 milliards d’êtres humains ; 2) les plus pauvres paieront la note, alors qu’ils et elles sont les moins responsables de la destruction écologique.
Un « tipping point » en direct
Le rapport de tout cela avec les mégafeux qui dévorent l’Australie ? C’est très simple : d’une part, il ne fait aucun doute que cette catastrophe est un résultat du changement climatique (dès 1986, des spécialistes australiens tiraient la sonnette d’alarme face au danger, mais en vain ; ce qui se passe aujourd’hui correspond, hélas, à leurs projections) [4] ; d’autre part, il est probable que ces feux terribles constituent en eux-mêmes un « tipping point » - un moment d’accélération de la crise écologique globale.
Sur le plan de la biodiversité, la question est déjà tranchée : plus d’un milliard d’animaux ont péri dans les flammes, les rescapés survivront difficilement dans des habitats profondément modifiés, l’incendie a d’ores et déjà supprimé plusieurs espèces de plantes et d’animaux, et certains écosystèmes uniques (comme des vestiges de la forêt primaire qui couvrait le Gondwana il y a 2,5 milliards d’années ! [5]) ne se reconstitueront pas. C’est la définition même d’un « tipping point ».
Sur le plan climatique, la question est plus complexe, car certains phénomènes jouent dans des sens opposés, comme nous allons le voir.
Auparavant, il y a lieu d’y insister : il ne faut pas perdre de vue que la combustion des combustibles fossiles est et reste de loin la cause majeure du basculement climatique. Les émissions de CO2 dues aux feux ont été estimées à 6,73 Gt entre le 1er janvier et le 30 novembre 2019. En comparaison, les émissions dues à la combustion des combustibles fossiles étaient de 37,1 Gt en 2018 (33,1 Gt en 2010).
Les émissions dues aux feux ne sont pourtant pas négligeables. A titre d’exemple, elles sont supérieures à celles des Etats-Unis, qui émettent un peu plus de 5Gt de CO2/an en brûlant des combustibles fossiles. [6] Le système climatique étant proche du « tipping point » groenlandais, le fait que les gigantesques mégafeux australiens réduisent la marge de manœuvre nous séparant de l’effet domino décrit ci-dessus n’est pas un détail.
Les feux dégagent de grandes quantités de CO2, de carbone noir et d’aérosols. Envoyés dans l’atmosphère à haute altitude, ces différents éléments n’ont pas les mêmes effets sur le climat : le CO2 et le carbone noir contribuent au réchauffement, tandis que les aérosols ont un effet refroidissant, car ils réfléchissent le rayonnement solaire (la même chose se produit lors des éruptions volcaniques). Seulement, les aérosols retomberont après quelques mois, tandis que le CO2 s’accumulera dans l’air pendant plus d’un siècle. A terme, donc, l’effet réchauffant l’emportera.
Les fumées ont un autre effet réchauffant. En effet, les suies et les aérosols retombent au sol, parfois à très grande distance de l’Australie. Récemment, on a observé des dépôts de suie brunâtre sur les glaciers de Nouvelle Zélande, et il y en aurait jusque dans l’Antarctique. Or, la neige et la glace souillée de la sorte voient leur albédo diminuer [7], de sorte que leur fonte s’accélère.
Une inconnue majeure est l’impact de la catastrophe sur la survie des forêts à moyen terme. L’Australie connaît des feux chaque année. Jusqu’ici les forêts ont résisté et se sont régénérées. Les eucalyptus, notamment, sont des plantes très résistantes au feu. Mais, d’une part, les feux actuels sont sans aucun précédent, d’autre part le réchauffement et la sécheresse risquent de rendre la régénération plus difficile, voire impossible. Une forêt à maturité peut résister longtemps au stress hydrique, mais celui-ci rend très difficile la croissance et la survie des jeunes plants poussant sur un sol nu, dans une atmosphère rendue plus sèche par la disparition des forêts, où les incendies deviennent du coup plus probable. L’Australie est dans un cycle pluriannuel de sécheresses [8]. Dans ce contexte, des spécialistes craignent qu’une bonne partie des forêts ne se régénèrera pas et sera remplacée par des formations arbustives, qui contiennent nettement moins de CO2. [9]
Les optimistes diront que l’Australie possède surtout des sols sablonneux, calcaires, gréseux et argileux, plutôt clairs, et que ces sols réfléchissent une plus grande partie du rayonnement solaire quand il y pousse des broussailles que quand ils sont couverts de forêts. Une forêt de feuillus forme en effet une masse sombre qui ne réfléchit que 15% à 20% du rayonnement - deux fois moins environ qu’un sol clair. Mais il est douteux que cet effet refroidissant d’un albédo accru compensera l’effet réchauffant du CO2 envoyé dans l’atmosphère par la destruction de millions d’hectares de forêts.
Pauvres forêts !
Dans le monde en général, beaucoup de forêts se portent mal. Spontanés ou provoqués, les incendies tendent à se multiplier et le réchauffement les rend de plus en plus redoutables et difficiles à maîtriser. On l’a vu récemment en Californie, en Bolivie, en Equateur, en Indonésie, au Congo, au Mexique et dans la région méditerranéenne (cf. Le terrible incendie qui a fait plus de 80 morts en Grèce en 2018)… Aux incendies s’ajoutent, dans le Sud global, les déforestations provoquées par la frénésie extractiviste des capitalistes du bois, de la pâte, de l’élevage, du soja, de l’huile de palme, ainsi que de l’exploitation minière, pétrolière ou hydroélectrique.
Dans les pays développés des zones tempérées, la surface forestière augmente depuis plusieurs décennies. Cependant, depuis plusieurs années, la santé des arbres tend à décliner, du fait notamment des canicules plus sévères. Les incendies se sont d’ailleurs multipliés jusque dans des régions très septentrionales, telles que la Suède, le Canada, la Sibérie. Selon certains scientifiques, les salissures dues aux feux, très inhabituels dans ces régions, ont d’ailleurs été un facteur significatif de la fonte record de la calotte glaciaire du Groenland, en 2012. [10]
Si les émissions de CO2 continuent d’augmenter, il est certain que les incendies de forêt se multiplieront. Dans quelle proportion ? Des scientifiques californiens estiment que la relation entre hausse de température et incendies n’est pas linéaire mais exponentielle. [11] Comme on le sait, les plans climat des gouvernement nationaux (les « contributions naîionalement déterminées ») nous entraînent vers un réchauffement supérieur à 3°C à la fin du siècle. Selon le GIEC, pour un tel réchauffement, la fréquence des incendies augmentera sur plus de 60% de la surface du globe. Récemment, des scientifiques brésilien·ne·s et étasunien·ne•s sont arrivé·e·s à la conclusion que, à politique inchangée, l’Amazonie, d’ici trente ans, pourra connaitre le sort qui est celui de l’Australie aujourd’hui. [12]
Il est hélas à craindre que ces avertissements ne seront pas plus entendus que ceux qui ont été lancés il y a trente ans par les scientifiques australiens quand ils mettaient en garde contre la probabilité que le réchauffement provoque des incendies de plus en plus graves.
La cause de cette surdité, en effet, ne tombe pas du ciel : elle est le produit du fait que les gouvernements sont à la solde des intérêts capitalistes, donc de l’accumulation du capital qui résulte inévitablement de la concurrence pour le marché entre les propriétaires privés des moyens de production. Or, c’est précisément cette dynamique d’accumulation sans fin qui est la cause du basculement climatique.
Un climato-négationnisme systématique
Parmi ces gouvernements capitalistes, celui de l’Australie joue un rôle particulièrement cynique, criminel. Le pays est un des plus gros émetteurs de CO2/habitant/an (plus de 15t, davantage que les Etats-Unis - seuls les monarchies du Golfe font pire). Mais, depuis le début des négociations climatiques, en 1992, les responsables politiques des partis au pouvoir ont le pied sur le frein des mesures à prendre.
Dès la négociation du protocole de Kyoto, en 1996-97, l’Australie décida de n’accepter aucune réduction d’émission qui aurait un impact négatif quelconque sur la compétitivité du pays. Le pays se montra donc très favorable à l’achat de « crédits d’émissions ». Sur le plan national, il se contenta pour l’essentiel de planter des arbres et de freiner la déforestation (pour ne pas parler de la prime offerte pour l’abattage des dromadaires - importés au 19e siècle - sous prétexte que ces animaux sont de gros producteurs de méthane).
Cette orientation a été maintenue systématiquement jusqu’aujourd’hui. Dans le cadre de l’accord de Paris, l’Australie s’est engagée à réduire ses émissions de 26 à 28% d’ici 2030. Pour rappel, à cette échéance, respecter l’objectif de 1,5°C maximum sans « dépassement temporaire » nécessite une réduction mondiale des émissions nettes de 58% en moyenne. Vu ses responsabilités historiques, la contribution de l’Australie devrait être de 70% environ…
Le gouvernement australien ne se contente pas de pousser à fond sur le frein quand on parle de réduire les émissions : en plus, il triche, en actionnant ses deux gadgets favoris : les absorptions naturelles de CO2 et les achats de crédits de carbone.
D’une part, le mode de calcul des émissions a été modifié pour accroître l’estimation des quantités de CO2 absorbées par les forêts. Cette modification a eu pour double résultat que le volume des émissions sous le précédent gouvernement travailliste est réévalué à la hausse, puis diminue très légèrement depuis que le gouvernement conservateur est aux manettes. Mais attention : les émissions dues aux incendies ne sont pas comptabilisées. [13]
D’autre part, les représentants australiens à la COP25 se sont battus avec le Brésil, la Chine et l’Inde pour que les stocks invendus de crédits de carbone générés dans le cadre du protocole de Kyoto restent échangeables dans le cadre du « nouveau mécanisme de marché » prévu à l’article 6 de l’accord de Paris. Or, il a été démontré que 2% à peine de ces crédits correspondaient vraiment à des réductions effectives. [14]
L’Australie, fournisseur privilégié de l’atelier capitaliste du monde
L’explication du positionnement climatique de l’Australie est à chercher du côté de la place particulière que sa classe dominante a choisi d’occuper dans la division internationale du travail. Pays occidental impérialiste et riche, gouverné par des blancs, l’Australie n’est pas une nation industrielle mais un exportateur de matières premières : produits agricoles, charbon, gaz, fer et autres minerais que sa position géographique lui permet de valoriser dans le commerce avec la Chine. C’est ce rôle de fournisseur privilégié de « l’atelier du monde" qui a permis à l’Australie d’être un des rares pays largement épargnés par la crise de 2008.
En dépit de quelques nuances, les deux principaux partis (travaillistes et conservateurs) sont fondamentalement au service de ce système et des politiques qu’il requiert. Il faut être particulièrement compétitif pour fournir la Chine en matières premières, car la concurrence est rude avec des pays du Sud « émergents ». Il faut donc être particulièrement néolibéral.
Les conséquences sont là, dans tous les domaines. Energétique : 80% de l’électricité est produite à partir du charbon (la ressource solaire est pourtant abondante !). Social : entre 2003 et 2015, la richesse moyenne des 20 % des ménages les plus riches a augmenté de 53 %, celle des 20 % des ménages les moins riches a chuté de 9 %. Environnemental : les ressources naturelles sont offertes au privé (notamment l’eau ; considérée comme « ressource minière » elle a été introduite en bourse). [15] Démocratique : le pouvoir australien mène une politique particulièrement immonde de refoulement des migrant·e·s [16] et il est en première ligne dans la répression des syndicats, des journalistes et des mouvements « écosociaux » qui contestent la destruction de l’environnement. [17] Scientifique : le fait que le gouvernement a offert 4 millions de dollars australiens au climat-négationniste Bjørn Lomborg et lui en aurait offert encore plus pour s’installer à l’Université de Perth, un projet auquel il a dû renoncer suite à la levée de boucliers des scientifiques… [18]
L’emprise du grand capital extractiviste sur la vie politique australienne est bien illustrée par la dernière campagne électorale. Le magnat du charbon Clive Palmer (climato-négationniste notoire, célèbre notamment pour son projet d’extension d’un terminal charbonnier qui endommagerait gravement la grande barrière de corail) a investi des sommes énormes (53,6 millions AUS$, plus que les conservateurs et les travaillistes réunis !) dans la création d’un pseudo-parti politique, dans le seul but de prendre des voix au parti travailliste et d’assurer ainsi la victoire de Scott Morrison, qui est totalement dévoué à ses projets. [19]
Vers un « tipping point » politique et social ?
La « gestion » des mégafeux est à l’image de cette politique vendue au grand capital jusqu’à la moelle. La liste des méfaits du gouvernement dans cette crise est en effet si longue qu’on ne peut les citer tous dans le cadre de cet article. Morrison se prélassait à Hawaï pendant que son pays était en flammes. Les services de lutte contre l’incendie sont composés uniquement de volontaires et sous-équipés. La désinvolture du pouvoir est directement responsable du fait qu’au moins 23 personnes sont mortes, que plus de 2.000 ménages ont perdu leur maison, que plus de 250.000 habitant·e·s ont été déplacé·e·s, que cinq millions de gens inhalent des fumées toxiques et que des milliers de personnes terrorisées ont dû se réfugier sur les plages parce qu’elles étaient encerclées par des murs de flammes dépassant 70m de haut.
Comme l’écrit un journaliste néo-zélandais, un tel bilan ne sort pas de nulle part : il exprime un profond mépris envers la « populace ». Marie-Antoinette disait des Français affamés en 1789 qu’ils n’avaient qu’à manger de la brioche s’ils n’avaient pas de pain, Morrison semble penser que la retransmission des matchs de cricket à la télé et le feu d’artifice du nouvel-an (maintenu à Sidney au milieu de la catastrophe !) amèneront la masse des gens à continuer de marcher comme des somnambules vers le cataclysme climatique, sans tirer les leçons politiques du désastre, sans réaliser que cette politique mène tout droit à un scénario où les riches se tireront d’affaire tandis que les autres crèveront la gueule ouverte. [20]
La notion de « tipping point » s’applique aussi en sciences sociales, disions-nous au début de cet article. Espérons que l’ampleur de la catastrophe marque le début d’un basculement de l’opinion publique australienne. Espérons que la majorité sociale se batte pour que les responsables économiques et leurs laquais politiques paient la facture, qui promet d’être salée [21]. Espérons qu’émerge une alliance de forces capable de mettre à l’ordre du jour la rupture avec le productivisme, l’extractivisme, le néolibéralisme, le racisme (contre les migrant·e·s et contre les Aborigènes) et l’idéologie de domination (sur la nature et sur les femmes). La toxicité de ce nexus mortifère n’est plus à démontrer. Un autre monde, non capitaliste, est non seulement possible : il est de plus en plus urgemment nécessaire. Luttons sans frontières pour son avènement.
Daniel Tanuro
Le 13 janvier 2020