La semaine qui a suivi le meurtre de George Floyd, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue dans toutes les régions des États-Unis et du monde pour exiger des informations, attirer l’attention et réclamer justice. L’un des principaux outils utilisés pour organiser ces manifestations est tout à fait surprenant : il n’est pas crypté, il ne nécessite pas de se connecter à un réseau social et il n’a même pas été conçu pour le militantisme. Il s’agit de Google Docs.
En l’espace de quelques jours, Google Docs s’est révélé le moyen de partager toutes sortes de choses : des bibliographies sur le racisme, des modèles de lettre à l’attention de familles et de parlementaires, des listes d’organismes auxquels faire des dons. Les Google Docs, que tout le monde peut librement consulter et modifier, tout en conservant son anonymat, sont devenus un outil précieux pour la mobilisation locale, à la fois pendant la pandémie de Covid-19 et les manifestations contre les violences policières, qui se répandent dans tout le pays. Ce n’est pas nouveau. D’ailleurs, les militants se servent de ce traitement de texte depuis des années, car il est plus efficace et plus accessible que Facebook ou Twitter.
Google Docs a été lancé en octobre 2012, et sa popularité ne s’est pas fait attendre, car la messagerie électronique Gmail était déjà très répandue, mais aussi parce que ces documents en ligne permettent à plusieurs personnes de travailler ensemble simultanément. Microsoft Word, qui monopolisait jusque-là le secteur, a enfin eu un vrai concurrent.
Mais les usages de Google Docs ont toujours été plus complexes que la simple rédaction de textes. Les ados s’en servent pour échanger des notes pendant les cours qui les ennuient, par exemple. Plus récemment, des Google Docs de conseils ont beaucoup circulé pendant la pandémie pour aider les gens à gérer le stress du confinement.
L’outil a pris une dimension politique
C’est à partir de 2016, quand les campagnes de désinformation se sont généralisées, que cet outil a réellement pris une dimension politique. Melissa Zimdars, chargée de cours en communication au Merrimack College, s’en est servi pour rédiger un document de 34 pages intitulé Sources d’‘informations’ fausses, trompeuses, racoleuses et/ou satiriques.
Cette initiative a inspiré une flopée d’autres Google Docs politiques, écrits par des universitaires qui voulaient en faire un outil complémentaire de campagne prodémocrate à l’approche des élections de mi-mandat, en 2018. Après le scrutin, les Google Docs ont aussi été utilisés pour militer contre les suspensions de l’immigration et faire avancer le mouvement MeToo..
Depuis le meurtre de George Floyd le 25 mai, les populations se servent de Google Docs pour se mobiliser. L’un des documents les plus diffusés dernièrement est intitulé Références en matière de transparence et actions pour défendre la vie des Noirs : on y trouve des choses précises que peut faire tout un chacun pour apporter son soutien aux victimes de violences policières. C’est Carlisa Johnson, âgée de 28 ans et diplômée en journalisme à l’université d’État de Géorgie, qui en est à l’origine.
Elle a créé le fichier en ligne dès qu’elle a appris la mort de George Floyd, mais elle avait commencé son travail documentaire après la mort d’Ahmaud Arbery,, dont le meurtre par un père et son fils, en février 2020, n’a donné lieu à aucune arrestation jusqu’à ce qu’une vidéo de la scène soit révélée en mai. “Je fais ça [partager des liens pour favoriser l’action directe] depuis 2014 avec mon réseau de proches”, souligne Carlisa Johnson.
Faciliter la mobilisation
Elle n’avait jamais créé de Google Docs public et elle a choisi ce format parce qu’il est très accessible, plus que Facebook et Twitter : “Les hyperliens sont la façon la plus concise et rapide d’accéder à des infos, et on ne peut pas faire ça sur Facebook ou Twitter. Quand on dit ‘Contactez l’élu de votre circonscription’, beaucoup de gens ne savent pas comment s’y prendre.” Les liens à disposition dans le Google Docs facilitent la mobilisation, explique-t-elle.
Un autre document a été énormément diffusé après le meurtre de George Floyd, où l’on trouve des aides pour les manifestants et des organismes qui acceptent les dons : il a été créé par Indigo, un militant qui s’identifie comme non-binaire et qui utilise un pseudonyme pour ne pas que sa famille le sache. Indigo explique que la facilité d’accès et la modification en continu sont les principaux avantages de Google Docs par rapport aux réseaux sociaux. “Il est essentiel pour moi que les personnes sur le terrain puissent consulter ces infos, en particulier celles qui ont besoin d’aide juridique, en cas d’arrestation notamment, et s’il est question de libération sous caution.” Et d’ajouter :
“C’est un outil que tout le monde utilise dans mon cercle militant et dont se servent beaucoup d’autres.”
Pour Indigo, Twitter n’était pas un outil satisfaisant : “Si par hasard on trouve une info géniale, il faut la retweeter, liker ou partager dans l’instant, sinon on la perd à jamais.” Google Docs était la réponse à ce problème.
“L’atout d’un document comme ça, par opposition à un fil d’actualité, c’est qu’il n’est pas noyé dans la masse et qu’on peut le modifier”, confirme Clay Shirky,, vice-président des technologies éducatives à l’université de New York [spécialisé dans les nouvelles technologies, il publie régulièrement des articles dans les médias américains].
À la fois dynamique et statique
D’après lui, les réseaux sociaux ont été précieux pour la médiatisation des mouvements, mais ils sont beaucoup moins efficaces pour créer des corpus d’informations auxquels se référer régulièrement. Si les Google Docs plaisent tant, c’est parce qu’ils sont à la fois dynamiques et statiques, précise-t-il.
On peut les modifier et ils sont consultables simultanément par un nombre illimité de personnes, mais il est tout aussi facile de les diffuser sur Twitter ou une autre plateforme. “Quand on fait partie d’un réseau d’action, on a besoin d’un support pour se coordonner avec ceux qui sont à l’extérieur de ce mouvement, pour sortir du fil d’actualité et agir”, complète-t-il.
Carlisa Johnson en a fait elle-même l’expérience. En quelques jours, son document a été mentionné sur le compte Instagram de l’acteur Cole Sprouse et le compte Twitter de l’actrice Halle Berry, accélérant ainsi sa diffusion.
To those looking to take action but don't know where to start :
Here is a comprehensive resource of just about everything you can do to at this time. https://t.co/CcnqTACy2y
Do NOT be silent, together we are unstoppable. 🖤#BlackTuesday #BlackLivesMatter
— Halle Berry (@halleberry) June 3, 2020
Google Docs a l’avantage d’être simple d’accès et d’utilisation. Mais l’anonymat est aussi un atout essentiel par rapport à Twitter ou à Facebook. Les internautes qui cliquent sur un lien public sans restriction de partage apparaissent sous la forme d’un avatar d’animal, qui protège leur identité. “Personne ne peut nous attaquer sur Google Docs”, souligne Clay Shirky.
“C’est un format qui favorise la participation de ceux qui ne veulent pas se lancer dans un grand débat politique devant des millions de personnes.”
Pour Carlisa Johnson et Indigo, travailler sur Google Docs se révèle très positif, à leur grande surprise. Indigo reçoit parfois des “MP [messages privés] odieux”, mais ne leur accorde pas plus d’un haussement d’épaules. À toute heure du jour et de la nuit, 70 à 90 personnes consultent les documents de Carlisa et d’Indigo, qui passent beaucoup de temps à les actualiser et à en vérifier l’exactitude.
La question de la vie privée
Les Google Docs sont certes faciles à utiliser et à diffuser, mais qu’en est-il du respect de la vie privée ? Les manifestants ont pris l’habitude de mettre leur téléphone en mode avion pour éviter que leurs données et leur géolocalisation ne soient surveillées, outre la dissimulation de leurs signes distinctifs. Signal, une messagerie cryptée, est l’une des applis les plus téléchargées aux États-Unis ces dernières semaines. Consigner des informations sensibles dans un document en accès public peut sembler risqué par les temps qui courent.
“Oui, c’est un sujet d’inquiétude”, admet Carlisa Johnson. Quand elle a créé le document, elle l’a signé “C. Johnson” pour ne pas être identifiée. Mais elle a indiqué son nom en toutes lettres quand elle a compris qu’il lui incombait un rôle important en tant que femme noire. “D’autres prennent de grands risques, et ici il y a la notion de transparence”, explique-t-elle avant d’ajouter que la mobilisation militante l’emporte sur le respect de la vie privée. Indigo est du même avis :
“La menace du piratage est non nulle, d’autant que Google est accessible gratuitement et n’est pas du tout crypté. J’ai créé des copies et j’ai pris le maximum de précautions.”
Clay Shirky souligne que la dissimulation vis-à-vis des autorités n’est pas la principale préoccupation des militants, même si c’est un préjugé répandu. “La plupart d’entre eux se soucient des luttes, pas de la confidentialité”, résume-t-il. D’ailleurs, Carlisa Johnson rappelle que, pour elle et d’autres militants, l’objectif est de diffuser le plus d’informations possible, avec le plus d’exactitude possible.
“Google Docs me permet de rassembler toutes les données au même endroit, puis de les diffuser sur tous les réseaux sociaux, insiste-t-elle. Ce qui est essentiel actuellement, c’est le rayonnement. Un post sur Facebook a ses limites. Idem pour un post sur Instagram. Mais ce fichier ? Il est accessible. Il n’y a rien de plus direct.”
Tanya Basu
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