Introduction
En janvier dernier, le Forum social mondial a organisé un forum virtuel, dans la tradition des évènements organisés depuis 2001. À cette occasion, Dialogue Global, de même que d’autres réseaux internationaux, ont tenu deux jours de débats pour explorer la question. Comment faire pour réanimer le processus entamé il y a 20 ans et dont l’impact actuel est plutôt minime ? Quelles sont les priorités pour les mouvements altermondialistes dans le monde ? Sur quoi pouvons-nous travailler ensemble ?
Ces questions et bien d’autres illustrent l’énorme défi qui confronte le mouvement altermondialiste actuel, confronté à la « crise des crises », dont la désastreuse gestion de la pandémie. Cette « crise des crises » (sanitaire, économique, sociale, politique et écologique) frappe durement les populations (chômage, détérioration des infrastructures de santé, etc.) au profit d’une poignée de très grands entrepreneurs, dont les sinistres GAFA. Elle affecte également les mouvements populaires qui sont bousculés d’une urgence à l’autre et dans un contexte délétère où les États et les oligarchies approfondissent le tournant vers l’autoritarisme, sous prétexte de l’urgence de la pandémie. Dans ce contexte, on voit bien que la phase néolibérale qui sévit depuis plusieurs décennies est en train de se restructurer sous le drapeau de l’austéritarisme, en créant parmi les gens un sentiment de peur et d’impuissance, d’où une sorte de « néolibéralisme 2,0 » encore plus virulent, excluant et polarisant.
Cependant, tout n’est pas si sombre parce qu’en plusieurs endroits, les populations disent non à ce virage. Au niveau communautaire, de nombreuses initiatives ont été lancées pour répondre aux urgences, démontrant la résilience et la créativité de cette société civile populaire qui résiste et propose. Des mouvements de masse continuent de défier les pouvoirs et parviennent même à vaincre les offensives de l’ultradroite qu’on observe, y compris aux États-Unis, en Bolivie et ailleurs.
Dans le document qui suit, vous trouverez une synthèse élaborée collectivement des discussions qui ont impliqué une centaine de personnes venant de sept réseaux.
- Global Working Group Beyond Development https://beyonddevelopment.net/
- Global Dialogue for Systemic Alternatives https://globaldialogue.online/en/
- Grassroots to Global https://www.grassroots2global.org/
- Global Green New Deal https://www.globalgnd.org/
- Progressive International https://progressive.international/
- Global Tapestry of Alternatives https://globaltapestryofalternatives.org/
- Towards a New World Social Forum https://www.foranewwsf.org/
Réfléchir, écouter, explorer
Nous sommes confrontés à l’urgence féroce du présent. - Martin Luther King
1. À la recherche de la convergence
Nous venons d’organisations et de réseaux diversifiés. Nous partons d’expériences différentes avec des visions distinctes. Cependant, nous avons vu qu’il existait une ouverture à la convergence. C’est ce que nous avons exploré et qui nous a permis effectivement de confirmer l’intuition de départ. En gros, nous combattons le capitalisme sous des formes néolibérales et extractivistes. Nous participons à ces combats en privilégiant le niveau local, tout en cherchant à établir des liens au niveau global. Nous ne sommes pas coincés dans un cadre idéologique étroit. Nous sommes désireux d’apprendre, d’explorer de diffuser de nouvelles idées d’une manière collaborative.
Forces et faiblesses
Dans le passé proche, nous avions un ennemi commun et visible, autour du dispositif mondial mis en place par l’OMC, le FMI, la Banque mondiale et le G7.Cependant, une nouvelle phase prend aujourd’hui forme, où cet ennemi devient fragmenté et même divisé. L’ennemi commun reste le capitalisme globalisé, qui s’incarne dans plusieurs oligarchies en compétition les unes avec les autres dans le cadre d’un projet qui devient de plus en plus autoritaire.
Devant cela, nous hésitons. Nous sommes généralement plus forts dans la grande bataille des idées, mais beaucoup moins quand il s’agit de repérer des stratégies et des plans d’action. Nos organisations, qui aiment généralement l’idée de travailler en coopération, restent souvent chacune dans leur silo. C’est comme si on regardait le shish-kebab sans porter attention aux divers morceaux qu’il soutient !
Pendant quelques années, le Forum social mondial (FSM) a été un lieu efficace permettant des débats et des expérimentations, sans nécessairement déboucher sur une orientation commune. Le FSM est devenu moins pertinent, ayant tendance à « s’ONG-iser » pendant que des parties importantes de la mouvance altermondialiste se fragmentaient davantage. Dans le cours de plusieurs luttes, il y a eu des tendances à se contenter de mobiliser certaines franges (les étudiants et les chômeurs gradués en délaissant les couches populaires ouvrières et paysannes)
Opportunités
Même si l’action des mouvements dans le monde se produit de manière fragmentée, il y a quand même des initiatives de rassemblement. Notons par exemple le travail de convergence fait par Via Campesina. Dans plusieurs grands mouvements mondiaux de ces dernières années (Occupy, Indignados, « printemps arabes et africains »), des réseaux de résistance s’avèrent persistants.
Plusieurs thématiques émergent autour desquelles on peut créer des convergences : la démocratie radicale, l’écosocialisme, l’écoféminisme, la nécessité de rapports d’amitié et de coopération entre les mouvements et les partis (sans désir de se dominer les uns les autres).
D’une manière ou d’une autre, la pandémie actuelle pourrait être une « opportunité ». La semi-paralysie de nombreuses entités étatiques et même du système capitaliste révèle des fractures profondes et des impasses dans lesquelles le 1 % (l’oligarchie) se retrouve, au point que même les très riches sont menacés par la grande « crise de crises » à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. L’idée que nous avons besoin de « changements systémiques » gagne du terrain.
Pour catalyser un véritable changement systémique, nous devrons rassembler les forces comme jamais. Nous devons réinventer nos mouvements, cultiver un nouvel internationalisme, où la solidarité et la collaboration défient la séparation et la compétition.
Ce qu’on peut faire
Comment pouvons-nous transformer les pratiques préfiguratives au niveau de la base, pour nourrir et définir ce qui peuvent être un processus et un projet pour la gauche ?
Sans créer des processus bureaucratiques complexes, nous devons consacrer plus de temps à la coordination tout en agissant de manière plus démocratique et responsable.
Nous devons accepter la diversité, contre la peur de l’autre, les égos surdimensionnés, la vanité et ne pas écouter. Comme l’a dit Gandhi, nous devons être le monde pour lequel nous nous battons. Nous avons besoin de pratiquer la « désobéissance créative » pour créer des alternatives.
Il est possible de surmonter nos multiples fragmentations (thématiques, géographiques, générationnelles, etc.). Nous pouvons commencer par construire des agendas intersectionnels sur des questions stratégiques, par exemple l’accès aux vaccins. Avec nos outils de communication actuels, nous pouvons atteindre le village le plus reculé du monde.
Dans notre réseau mondial, nous devons accorder une plus grande attention aux communautés et aux peuples autochtones. Ils peuvent raconter l’histoire de leurs 500 ans de lutte contre la tentative de destruction de la planète. Par exemple, le « Green New deal » est un processus participatif et collectif pour identifier et mettre en forme les principales interventions, idées et demandes. Il peut servir de métaphore, non pas pour définir un cadre unique, mais pour ouvrir un espace pour une pluralité d’alternatives.
Le processus de la construction des convergences n’est pas un « événement ». Il requiert un soutien organisationnel rigoureux axé sur la création de visions alternatives et orientées vers l’éducation populaire, ce qui signifie traduire les visions à long terme en stratégies à court terme orientées vers l’action. Nous devons réinventer nos mouvements, cultiver un nouvel internationalisme, où la solidarité et la collaboration défient la séparation et la compétition.
Les réseaux progressistes peuvent être « préfiguratifs », en explorant à travers nos projets et actions locaux et à une petite échelle ce qu’ils pourraient devenir s’ils occupaient une plus grande place dans la société.
2. Explorer de nouvelles méthodologies
Forces et faiblesses
On parle avec les gens, on écoute : que veulent-ils ? Que pouvons-nous faire ? . Nous apprenons à prendre des décisions ensemble. Nous nous concentrons sur le processus. Nous avons nos idées, mais nous travaillons sur la manière dont nous décidons et nous entendons les uns les autres. Nous voulons être humains les uns envers les autres.
Nous sommes prudents, tout le monde doit participer aux décisions, puis à la fin, une personne assume la responsabilité. Ce n’est pas parfait, mais c’est assez bon pour continuer.
Nous essayons d’éviter la dépression ou même les théories du complot. Nous savons faire des pauses, nous ressaisir, nous mettre ensemble. Nous acceptons de ne pas trouver LA solution. Nous désapprenons parfois (de nos erreurs) et nous apprenons parfois (de notre succès).
Pouvons-nous riposter ? Nos réponses sont toujours multidimensionnelles. Nous évitons d’être des « spécialistes » (comme dans la pensée capitaliste, hétéronormative, raciste, prédatrice). Nous devons nous attaquer à plusieurs niveaux de domination en même temps.
Les structures de domination sont profondes. Les gens sont opprimés non seulement par la violence (coercition), mais aussi en s’imprégnant des idées dominantes, croyant que la crise est la conséquence d’une rareté essentialiste. Au contraire, le monde est plein de tout, y compris la terre. Nous pouvons affirmer prendre soin de nous-mêmes, nous bâtir, nous servir.
Nous croyons au pouvoir, à la sagesse de la nature et à la construction d’initiatives basées sur la terre et orientées vers la terre, visant à générer une société dans laquelle la prise de décisions, l’échange de ressources et la communication ont comme base la relation et le bien-être au cœur.
Nous sommes confrontés à un système favorisant l’écoblanchiment, avec des solutions superficielles ou fausses (« énergies renouvelables » par exemple). Nous devons exposer de fausses solutions qui visent à maintenir le statu quo. Les droits des peuples autochtones sont désormais reconnus, mais la reconnaissance se traduit rarement en action.
Nous n’avons pas été en mesure de saisir l’opportunité de changement dans la crise financière mondiale parce que nous n’étions pas prêts à proposer une transformation mondiale.
Nos systèmes politiques perpétuent un système de domination qui sacrifie les gens et la planète à la cupidité personnelle et corporative. Sous-jacent à cette situation existe un traumatisme culturel profond, historique qui nous affecte tous, des plus puissants aux moins puissants.
Dans l’expérience latino-américaine, lorsque nous essayons de créer une alternative, nous sommes obligés de continuer à résister ! Il n’est pas possible d’ouvrir un espace pour articuler une alternative si l’on ne résiste pas à la brutalité policière, à l’expulsion, à la cooptation.
Que faire ?
- Mettre à l’échelle, exposer, s’opposer, proposer des projets de transition avec une perspective à long terme (inspirée de Gramsci).
- Parler avec le cœur, dire la vérité. Écouter avec le cœur, le soin et l’attention, sans penser à ce que l’autre va vous répondre. Ressentir l’amour et la connexion. Construire ensemble. Être présent, se laisser aller. Être ici est important.
- Pour éviter l’institutionnalisation des réseaux de réseaux, ne pas reproduire les mêmes hiérarchies. Se baser sur la confiance et en s’écoutant l’un l’autre. Revenir à ce qui se faisait à l’origine dans les communautés autochtones. Commencer par la terre, à la base. Développer des compétences cognitives.
- Lutter pour des réformes, mais sans renforcer le système. Créer une atmosphère de respect mutuel. Imaginer des réformes radicales qui pourraient conduire à une révolution.
- Penser de manière critique aux outils, transcender les clivages linguistiques. Construire des mouvements défensifs capables d’affronter les instances locales du pouvoir. Miser sur la confiance profonde émanant de conversations en profondeur. Construire des boîtes à outils collectives.
- Réfléchir ensemble à des processus de formation articulés et permanents, du local et du global
3. Travailler ensemble
Dans cette dernière session, nous avons mis sur la table quelques idées ou pistes à partir desquelles nous pourrions expérimenter ensemble des terrains convergents.
- À Glasgow (Écosse) aura lieu l’automne prochain la conférence annuelle sur l’environnement, la COP. À cette occasion, des mouvements sociaux et écologistes vont se rassembler pour demander des changements en profondeur des politiques qui, jusqu’à présent, effleurent à peine l’ampleur du défi climatique et de la destruction de la biodiversité [1]. Il est fort probable que le rassemblement de Glasgow réunisse plusieurs milliers de personnes, en parallèle avec des centaines de mobilisations un peu partout dans le monde. À Montréal notamment, une vaste coalition composée de jeunes et de mouvements sociaux prévoit des actions militantes d’une grande ampleur.
- Nous pensons à produire ensemble (les sept réseaux) un manifeste qui regrouperait un diagnostic de la situation et une ébauche de vision alternative. Dans ce travail, nous mettrons de l’avant une perspective décoloniale, en rupture avec notre monde actuel construit sur le capitalisme prédateur et le colonialisme.
- Face à la pandémie, des communautés d’un peu partout ont fait preuve de résilience, mais aussi de créativité, pour penser et construire des modes de vie alternatifs exprimant d’autres rapports avec la vie non humaine et la nature. Nous pensons produire une série d’études et de monographies sur ce thème.
- Nous voulons continuer à suivre le processus de construction de réseaux internationaux qui doit déboucher sur plusieurs interventions :
- Un contre-Forum de Davos qui doit avoir lieu à Singapour.
- Le Forum social mondial à Mexico au début de 2022.
- Nous pouvons également participer au Forum mondial sur l’Amazonie qui aura lieu à Belém (Brésil) en 2022.
- Enfin, nous voulons nous concerter pour participer à des mobilisations contre la catastrophique gestion de la COVID-19 par les États capitalistes, et sur les initiatives citoyennes qui élaborent des stratégies de luttes, de résistance et de reconstruction innovatrices.
Pour ne pas conclure
Les sessions organisées par le réseau des réseaux ont permis d’établir des contacts, et au-delà d’une mutuelle reconnaissance, « un profond désir de convergences du local vers le global qui renouvellent la pensée critique que le FSM a perdue en cours de route », selon Ashish Kothari.
Notre attachement à l’importance de la rigueur dans le travail de la pensée critique est intrinsèquement lié à l’importance que nous accordons à la pluralité et à la diversité. La diversité est une source de force et non la cause de divisions et de concurrence supplémentaires.
Pour développer cette convergence éveillée, rien de mieux que de s’engager dans des actions collectives autour de campagnes conjointes, de déclarations collectives, de travail médiatique et de communication. Cela implique d’être créatif, de comprendre les changements dans la société, capables également de développer nos propres méthodologies et nos propres outils communicationnels, en essayant de nous rendre plus autonomes face aux gros systèmes qui sont à la fois facilitants et débilitants.
Pierre Beaudet
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