Bonaparte est en effet le fondateur d’une tradition politique majeure en France, qui fut poursuivie par son neveu Louis-Napoléon Bonaparte, puis connut de multiples réincarnations, du général Boulanger au général De Gaulle. Cette tradition est celle d’un État fort, qui n’est pas le fascisme mais n’en constitue pas moins une sévère restriction des libertés publiques, au profit d’un régime à fondement militaire. La commémoration de la mort de Bonaparte nous renvoie ainsi à l’une des vieilles tentations de la bourgeoisie française, qui n’aime ni les sabres ni ceux qui les manient, mais peut se résoudre à les utiliser dès lors que son hégémonie sociale se trouve menacée.
Le sabre de la contre-révolution
Âgé de 19 ans le 14 juillet 1789, Napoléon Bonaparte fait partie d’une génération de jeunes officiers à laquelle la Révolution offrait de nouvelles et incroyables possibilités. Alors que la France entrait en guerre et que son état-major se trouvait décimé par l’exil et la guillotine, Bonaparte put, comme bien d’autres, réaliser une carrière remarquable : capitaine en 1792, commandant en octobre 1793, il devient général en décembre 1793, à l’âge de seulement 23 ans.
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Dans les salons parisiens qu’il fréquentait bien plus assidument que les champs de bataille, Bonaparte rencontre la bourgeoisie thermidorienne, qui après s’être débarrassée de la gauche jacobine devait faire face à la menace de la contre—révolution royaliste. Ne bénéficiant pas du soutien de la paysannerie, qui ne goûtait ni sa politique anticléricale ni surtout son état de guerre permanente, privée aussi de l’appui des masses populaires urbaines, la bourgeoisie thermidorienne ne pouvait pallier son absence de base sociale qu’en recourant à l’armée. Bonaparte sut se dévouer : en octobre 1795, alors que le Directoire s’inquiétait d’une manifestation royaliste, il envoie son armée disperser la manifestation au canon, ce qui lui permit de se voir confier les prestigieux commandements de l’armée d’Italie, puis de la campagne d’égypte.
En 1799, au motif cette fois-ci de protéger les députés contre la gauche jacobine, Bonaparte envoie ses troupes à l’Assemblée pour exiger que les pleins pouvoirs lui soient remis. Choqués par les manières de Bonaparte et son peu de déférence pour les usages parlementaires, les députés durent toutefois limiter leurs protestations à quelques discours vite étouffés. La bourgeoisie avait par trop besoin de la protection de l’armée pour s’opposer sérieusement à sa prise de pouvoir.
La base sociale du nouveau pouvoir
Bonaparte s’empara du pouvoir en mettant en avant un programme de paix. Il le concrétisa en signant en 1802 avec les puissances européennes le traité de paix d’Amiens, qui mettait fin à 10 ans de guerre. Dans le même temps, il parvint à trouver un compromis avec le pape et signa en 1801 un concordat qui soldait le différend entre l’Église et la Révolution. Cette politique d’apaisement des relations extérieures de la France s’accompagna d’une virulente opération de remise en ordre intérieure, qui se solda en particulier par l’éradication du brigandage, à grands coups de tribunaux militaires et de sentences sommaires.
Cette politique de remise en ordre et de pacification permit au régime de trouver une nouvelle base sociale dans les campagnes et la petite-bourgeoisie. Se posant en garant de la propriété et de la stabilité politique, Bonaparte se constitua une solide assise sociale, qui lui permit de se poser en chef de la nation. Tout en réduisant à rien le pouvoir parlementaire, il tint à maintenir formellement le suffrage universel, en mettant en place des « plébiscites », un mode d’élection emprunté à la Rome antique, où la plèbe était amenée à témoigner par son vote de sa confiance en ses dirigeants. Le plébiscite constitue la marque du bonapartisme, un régime populiste et radicalement antidémocratique.
L’État fort
En bon soudard, Bonaparte manifestait le plus profond mépris pour le régime parlementaire et les libertés fondamentales. Tout en maintenant formellement des assemblées, il réduisit à rien leurs pouvoirs pour concentrer entièrement l’autorité dans sa seule personne. Pour cela, il se dota d’un appareil d’État d’une remarquable efficacité, qui constitue le legs majeur de ce régime. Bonaparte s’entoura d’une élite de hauts fonctionnaires, à l’exemple des conseillers d’État ou encore des inspecteurs généraux du Trésor. Dans les départements, il institua en 1800 des préfets et sous-préfets, qui se firent les relais de l’autorité centrale. Bonaparte s’attacha surtout à développer le ministère de la Police, dont les services de renseignement étaient en capacité de lui remettre tous les jours un bulletin d’information très précis sur l’état du pays.
Largement pensé sur un modèle militaire, l’État bonapartiste repose sur des cohortes disciplinées et bien payées de fonctionnaires, organisés comme dans l’armée avec leurs corps et leurs grades, qui remplacèrent les magistrats élus de la période révolutionnaire. Un nouveau système d’éducation fut mis en place pour former dans l’obéissance la plus servile ces nouveaux corps de fonctionnaires, avec la création de lycées, étroitement contrôlés par les inspecteurs d’académie, mais aussi les proviseurs et les censeurs auxquels Bonaparte voulut soumettre les enseignants. Dans le même esprit, il créa une Université impériale dont les professeurs étaient placés sous l’étroit contrôle du pouvoir et astreints au port d’un uniforme noir.
Une orientation profondément réactionnaire
Porté par une logique contre-révolutionnaire, le régime bonapartiste mit en place une politique résolument réactionnaire. Particulièrement emblématique : la restauration par Bonaparte de l’esclavage en 1802 et l’envoi d’un contingent pour liquider la révolution haïtienne. Tout aussi caractéristique des orientations de ce régime : la création en 1804 du code civil, qui liquida tous les droits acquis par les femmes sous la Révolution. Considérées comme des mineures perpétuelles, les femmes furent placées sous l’autorité de leur époux, sans avoir aucun droit pour elles ni sur leurs enfants. En 1810, Bonaparte aggrava encore la situation, en stipulant que le féminicide devenait juridiquement excusable, dès lors que l’épouse était adultère.
Ce caractère profondément réactionnaire du régime se retrouve aussi dans l’approche que Bonaparte avait du judaïsme. En 1808, Bonaparte publie un décret pour s’attaquer aux juifs qu’il considérait comme « des sauterelles qui ravagent la France », selon la logique antisémite dont il fit preuve durant toute sa vie. En rupture là encore avec l’œuvre de la Révolution, il fit des juifs des citoyens de seconde zone, sommés de s’intégrer dans la nation française. Ce même état d’esprit réactionnaire amena aussi Bonaparte à s’attaquer aux pauvres, en créant en 1810 le délit de vagabondage.
La farce impériale
Le 2 décembre 1804, Bonaparte se fit couronner « empereur des Français », un titre qui renvoyait aux fondements populistes de son régime. Conformément à une habitude bien établie, il fit confirmer son nouveau titre par un plébiscite, qui permit à son administration de montrer son dévouement en obtenant plus de 99,9 % de Oui. Le couronnement impérial fut toutefois un échec et se déroula dans un froid glacial, que renforça l’absence remarquée de toute liesse populaire, si ce n’est en faveur du pape qui avait fait le déplacement à Paris.
Le grotesque couronnement de Bonaparte témoigne d’une contradiction majeure de ce régime. Toute la politique réactionnaire de ce régime l’amenait à restaurer des pans entiers de l’Ancien Régime. Après avoir, en 1802, créé l’ordre de la Légion d’honneur, Bonaparte créa en 1808 une nouvelle noblesse, en attribuant à ses soudards des titres nobiliaires. Cette politique de restauration monarchiste fut un échec, puisqu’elle indignait les républicains sans convaincre les royalistes, pas plus d’ailleurs que les puissances européennes qui considérèrent toujours Bonaparte comme un parvenu sans légitimité. Malgré ses espoirs, Bonaparte s’avéra en réalité incapable de rallier les royalistes et la vieille noblesse. En 1804, il avait fait l’erreur de faire enlever et fusiller le duc d’Enghien, que sa police soupçonnait sans doute à tort de tremper dans un complot royaliste : la vieille France des châteaux pouvait s’asseoir sur beaucoup de choses, mais elle ne pouvait lui pardonner d’avoir fait exécuter un prince de sang royal.
La mise à feu et à sang de l’Europe
Si Bonaparte avait pris le pouvoir sur un programme de paix, l’hostilité des puissances européennes et les dynamiques profondes de ce régime militaire l’amenèrent à ne laisser la France en paix que durant une seule année. Dès 1803, la guerre était de nouveau déclarée et permit à Bonaparte de conquérir un véritable empire. Basée sur la conscription, qui lui permettait de disposer d’une armée considérable, bien supérieure en nombre aux armées de métier des autres puissances, l’armée française mit à feu et à sang toute l’Europe. En 1805, Bonaparte écrasait les forces austro-russes à Austerlitz, ce qui lui permit de détruire le Saint-Empire romain germanique. En 1806, l’armée française anéantissait les armées prussiennes à Iéna, avant qu’en 1807 Bonaparte n’envahisse le Portugal et ne mette la main sur l’Espagne.
À la seule exception du Royaume-Uni et de la Russie, toute l’Europe était ainsi devenue française. Bonaparte créa des royaumes vassaux dans les pays conquis, qu’il confia à des parents, et s’engagea dans la création d’un nouvel empire d’Occident en épousant, en 1810, la fille de l’empereur François Ier de Habsbourg. Il se heurta toutefois aux peuples qui n’étaient pas prêts à tolérer l’occupation et le pillage auxquels les soumettait l’armée française, comme le montra la rapide détérioration de la situation en Espagne, où l’armée française ne put faire face à la guerre de guérilla que menaient les patriotes espagnols. Le vaste empire de Bonaparte ne constituait ainsi qu’un colosse aux pieds d’argile : l’échec en 1812 de la campagne de Russie donna le signal d’un soulèvement généralisé des nations européennes contre l’occupation française, qui fit s’effondrer le régime. Au terme de 15 années de dictature et de guerres, Bonaparte laissait une France exsangue qui avait perdu environ un million d’hommes au cours de ses guerres.
C’est là un triste bilan, qui devrait suffire à montrer qu’il n’y a rien à commémorer de ce régime autoritaire et réactionnaire que fut la grotesque dictature militaire de Bonaparte.
Laurent Ripart