Guadeloupe.– « Fiasco », c’est le mot qui revient le plus souvent pour qualifier la visite du ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, lundi 29 novembre en Guadeloupe. Une visite express de 24 heures qui s’est soldée par un boycott du collectif mobilisé depuis 15 jours maintenant dans l’île, un semi-boycott des élus – 16 sur 32 ont répondu à l’invitation du ministre –, et, surtout, un statu quo sur le front des barrages routiers.
Les esprits chagrins font remarquer que le premier déplacement de Lecornu sur place a été à l’intention des forces de l’ordre (voir ci-dessous) et que sa seule annonce substantielle a consisté en l’envoi de nouvelles forces de gendarmerie et de troupes d’élite du GIGN sur place.
Dans un communiqué à l’issue de cette journée, le ministre a tenu à rappeler que « la loi de la République doit s’appliquer partout en France, y compris dans le département de Guadeloupe ». Et sur les barrages, on est tout à fait d’accord. Sauf qu’on ne met pas forcément la même chose derrière le terme « loi de la République ».
L’une des places fortes de ces barrages routiers est située sur le territoire de Sainte-Rose, dans le nord de Basse-Terre. Le barrage de La Boucan n’est pas à proprement parler un barrage, mais plutôt une succession de barrages. Sur 7 kilomètres de cette portion de la N2, on en compte une trentaine.
La ville est située à une vingtaine de kilomètres de Pointe-à-Pitre. On y parvient par une route unique. Sur le chemin, les ponts qui enjambent la nationale sont habillés de quelques slogans antivax : « Il s’est fait vacciner pour aller en boîte » avec un cercueil à côté, ou bien « Il s’est fait vacciner pour pouvoir voyager, il est parti » ou encore « Si on était vraiment face à une pandémie mortelle, est-ce que vous seriez là à lire ce message ? » avec moult points d’interrogation rouges.
Au bout de la N2 praticable, donc, il y a d’abord une série de chicanes à l’entrée de la ville et jusqu’au rond-point où trône le buste de Félix Éboué, premier gouverneur noir de l’île dans les années 30, en passant par le pont qui enjambe la Grande Rivière à Goyaves. La préfecture se serait plainte du fait que ce blocage concerne le seul pont qui permette l’accès au nord de Basse-Terre. À quoi les occupants ont répondu que c’était bien là le problème…
Un des problèmes tout du moins.
Ce mardi 30 novembre, le trafic n’est pas totalement interrompu. Quelques camions peuvent passer, non sans avoir, tout d’abord, montré le contenu de leur chargement. Vérification du bienfondé de leurs livraisons ou peur que des forces de l’ordre n’en fassent leur cheval de Troie, la question reste en suspens.
Des jeunes femmes, souvent masquées, font la circulation sur les centaines de mètres où l’on compte plusieurs barrages. La décision a été prise la veille de laisser passer les véhicules sanitaires et alimentaires, mais le passage ne sera possible que jusqu’à 15 heures.
Au pied du rond-point, quelqu’un a tracé à la bombe « La République de La Boucan ». Tout un programme.
Ludovic Tolassy, grand gaillard à la barbe fournie, le souligne : « Ici, c’est le point le plus fermé de la Guadeloupe. » À la tête de l’organisation citoyenne Moun Gwadloup, créée il y a deux ans, il décline toutes les problématiques qui selon lui ont mené à la situation actuelle : celle de l’eau, de sa qualité, des coupures à certains endroits ; celle du prix des matières premières ; celle de la vie chère en général ; les routes dégradées ; le CHU de Pointe-à-Pitre qui a brûlé en partie en 2017 laissant les soignants se débrouiller pour assurer les soins…
De fait, la plateforme revendicative de la trentaine d’organisations syndicales, politiques, citoyennes et culturelles qui composent le front contre le passe sanitaire et contre l’obligation vaccinale, qui comporte 32 points (lire ici), est elle aussi bien plus large que la protestation contre l’obligation vaccinale. Et l’eau est clairement une problématique partagée sur l’île. L’eau et le scandale du chlordécone.
La nuit est tombée peu avant 18 heures. Officiellement, toute la Guadeloupe est sous couvre-feu jusqu’au lendemain matin, 5 heures. Une situation qui devrait durer au moins jusqu’à jeudi. Mais dans la « République de La Boucan », c’est l’heure de l’AG improvisée sur un rond-point. Une centaine de personnes sont présentes, des Noirs, quelques Blancs. Les tours de parole sont distribués pour que tout le monde puisse participer. On s’interroge sur l’efficacité de l’ouverture temporaire du matin, sur les suites à donner au mouvement et la meilleure façon d’amplifier le rapport de force.
Il est très peu question du vaccin, du moins pas explicitement, mais plutôt de tout le reste. De la vie chère, du mépris de la métropole, de la visite éclair du ministre.
À l’issue de l’AG, nous nous rapprochons de Ludovic Tolassy, qui résume : « On a un ministre des outre-mer qui vient ici. Mais pourquoi pas le ministre de la justice, celui de la santé ? Il faut que tous les ministres s’y mettent. » Willy Traffond, du collectif Boucan, s’inquiète : « Le ministre, il a commencé par aller voir ses troupes. Il leur a montré qu’il les soutient et après, c’est sûr, ça va tabasser. »
La confiance est totalement rompue avec l’État. Et cela fait un moment que ça dure. Le chlordécone, cet insecticide abondamment employé sur l’île entre 1972 et 1993 en dépit de toutes les alertes, est un vrai traumatisme. Et les chiffres sont de fait affolants : 92 % des Guadeloupéens et des Martiniquais seraient aujourd’hui contaminés. Et les deux îles françaises des Petites Antilles détiennent le record mondial de cancers de la prostate par habitant (lire ici notre enquête de juillet sur cette question).
On veut juste de l’eau, c’est pas la mer à boire.
Nelson, sur le barrage de La Boucan, Guadeloupe
Mais ce n’est pas le seul scandale. « Cela fait 40 ans que l’ARS [agence régionale de santé – ndlr], ou son équivalent avant sa création, s’assoit sur les protocoles dès qu’il s’agit de la Guadeloupe : sargasses, chlordécone, pesticides, eau potable… Nous, l’eau, elle est contaminée H24, on imagine ça n’importe où ailleurs en métropole ? », s’agace Ludovic Tolassy.
Charles est venu de Pointe-à-Pitre, principalement en voiture, pour finir à vélo, afin d’économiser l’essence sur les derniers kilomètres. Il a vécu toute sa vie en Guadeloupe. Il est au RSA après avoir tenté de monter une SESU dans le spectacle. Il est blanc. « Le chlordécone est à fond dans les têtes ici », dit-il. Avant d’ajouter : « Le chlordécone, il nous pousse à la colère », sans que l’on comprenne si c’est une image ou s’il pense que c’est réellement lié à la substance présente dans les organismes. Quoi qu’il en soit, Charles est en colère contre « l’oppression chimique, en partie du chlordécone, en partie du ketchup et des chips ». De la malbouffe en général, alors que la Guadeloupe compte près de 60 % de sa population en surcharge pondérale, et plus de 30 % souffrant d’obésité.
France, la cinquantaine, est installée depuis 30 ans en Guadeloupe. « Descendante d’une famille de békés martiniquais », comme elle le dit, et en guerre depuis 15 ans pour avoir une eau potable. Elle vient de Duportail, juste à côté de La Boucan, et nous explique les coupures d’eau, les tours d’eau : « Jusqu’à présent, il n’y avait pas d’eau les mardis et jeudis mais ça vient de changer pour les lundis et jeudis. » Et le fait qu’à Cadet, autre bourgade toute proche dépendant de Sainte-Rose, « l’eau qui coule du robinet, elle est noire ». « Il y a un vieux à Capesterre, il a 50 ans d’archives sur les problèmes d’eau », conclut-elle, dépitée.
« On veut juste de l’eau, c’est pas la mer à boire », sourit Nelson, qui se définit comme un « artiste faisant des textes conscients » (lire nos trois enquêtes sur l’eau en Guadeloupe ici, là et là).
Depuis le 1er septembre, la gestion de l’eau en Guadeloupe a été confiée au SMO, syndicat mixte de gestion de l’eau et de l’assainissement. 500 agents ont été rapatriés dans la nouvelle structure. Mais les problèmes sont partis pour durer. Un paradoxe dans une île qui ne manque pas d’eau. Mais les fuites sur le réseau sont légion. D’où la nécessité d’organiser des tours d’eau, qui peuvent durer 15 jours à certains endroits. Ce réseau se situe dans la plus mauvaise catégorie de performance définie par la Banque mondiale : catégorie D, soit un « système très inefficace, programmes de réduction des fuites impératifs et prioritaires ».
Une autre problématique est la vie chère. Willy Traffond, du collectif Boucan, n’en démord pas : « L’insee n’est pas cohérente avec la réalité. » Selon l’institut, le panier de courses coûte 33 % plus cher sur l’île qu’en métropole. La faute à l’éloignement, mais pas seulement. C’était déjà le mot d’ordre de la mobilisation en 2009 : contre la « profitation ». Le système n’étant pas tombé depuis, le commerce de l’île est ainsi entre très peu de mains, rendant la concurrence toute relative. Une question d’autant sensible que la Guadeloupe compte 34 % de personnes sous le seuil de pauvreté (contre 14 % en métropole) et un taux de chômage à 17 % (contre 8,1 % en métropole).
« Moi, par exemple, j’ai dû faire remplacer le phare arrière de ma voiture : 400 euros. J’ai regardé sur les sites, normalement, c’est 150 euros pour DEUX phares », s’énerve Willy Traffond. « Faites vos courses ici et vous verrez, nous enjoint Ludovic Tolassy. Les gens ne sont pas dupes, ils ont les applis, ils voient bien le prix des produits dans la métropole. Et ce n’est pas qu’une question de transport. »
« Les békés dirigent toujours la Guadeloupe », assène Nelson. « Les commerçants européens, ça fait des centaines d’années qu’ils ont foutu le bordel ici », enchaîne Charles. L’histoire particulière des Antilles et la question de l’esclavage ont-elles à voir avec la mobilisation en cours ? Oui et non.
« Il n’y a aucun racisme ici, estime Nelson. C’est pas du racisme, c’est l’amalgame entre les Blancs et l’État français. Un État français qui ne s’est jamais excusé pour ses crimes passés. Moi, je pense qu’il faut en finir une bonne fois pour toutes sur cette question de l’esclavage. C’est comme dans un couple, mieux vaut avoir une bonne engueulade une fois, plutôt que les mêmes problèmes reviennent à chaque prise de bec. »
« On est plusieurs peuples à vivre sur cette même terre, c’est pas une question de couleur, c’est une question d’identité », abonde Romeo Phaeton, affublé d’un bonnet de laine. « De toute façon, notre problème, c’est qu’on n’a pas des politiques, on a une mafia », conclut-il.
Hubert Quiaba, porte-parole de LCDM, Le collectif de défense mobile, ex-conseiller municipal à Sainte-Rose, partage le point de vue : « Il y a ici un système mafieux. C’est vraiment la politique du copain-coquin. » Hubert Quiaba prend un exemple : des gens qui ont acheté un terrain il y a plus de dix ans et qui n’ont toujours pas le titre de propriété, « alors que le copain du maire, en un mois il l’a son titre de propriété ».
Qu’attendre dans ce cas des négociations qui pourraient commencer d’un jour à l’autre entre les élus de l’île et le collectif ? « Évidemment qu’on sait que les problèmes ne vont pas se régler du jour au lendemain, mais ce qu’on demande, c’est des politiques transparents, qui parlent clair », estime Hubert Quiaba. « On demande pas la pitié, on demande de l’organisation politique », dit Romeo Phaeton.
L’organisation politique, à l’heure où nous écrivons, se trouve pour partie du côté de la « République de La Boucan ». Mais pour combien de temps ? Ce mercredi matin, le rond-point de Montebello, autre place forte de la mobilisation située à Petit-Bourg, a été évacué par les forces de l’ordre.
Christophe Gueugneau