Le sort de Barkhane a donc été scellé entre fromage et dessert. La fin de l’une des opérations militaires françaises les plus longues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a été actée lors d’un dîner à l’Élysée, mercredi 16 février, avant d’être officialisée jeudi 17 février au matin.
Autour de la table, outre Emmanuel Macron, plusieurs chefs d’État africains et européens. Car Barkhane n’était pas le seul dossier au menu : l’avenir de la force européenne Takuba, ceux de la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM) et de la mission de maintien de la paix onusienne dans la région (Minusma) ont été également discutés, indique l’Élysée.
Par cet ordre du jour vaste, par la liste élargie de convives, l’Élysée a tenu à donner l’image de décisions « collectives ». Elles ne le sont en réalité pas tant que ça. Les principales concernées par le retrait de Barkhane, les autorités de transition maliennes, n’étaient pas conviées (officiellement parce que le Mali a été suspendu des instances de l’Union africaine à la suite du coup d’État du 24 mai 2021).
Dans les jours précédents ce dîner, tout en assurant que la discussion était « ouverte » et pas encore tranchée, les services d’Emmanuel Macron distribuaient déjà des fiches sur le « bilan de la politique africaine » où est mentionnée la « fin de l’opération Barkhane ».
Ses conseillers commençaient déjà à livrer quelques détails sur la réorganisation qu’impliquerait la fin de l’opération : un dispositif militaire avec « moins d’hommes sur le terrain », une présence « plus diffuse à l’échelle de la région » et « selon des modalités qui ne sont pas celles d’une opération extérieure classique » – exit notamment les « bases militaires étrangères » ou la présence d’« un état-major régional ».
D’un point de vue géographique, l’Élysée laissait entendre qu’il n’est pas prévu de nouvelle base au Burkina Faso mais une coopération plus accrue vers le Niger (par exemple via des forces spéciales européennes) et davantage de soutien, y compris civil, des « pays du flanc sud » (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana et Togo).
La fin de Barkhane a été actée entre fromage et dessert, et pas seulement au sens littéral. L’annonce est intervenue entre deux autres événements – une conférence de l’Agence française de développement sur « une nouvelle alliance entre l’Afrique et l’Europe », l’après-midi, et un sommet Europe-Afrique à Bruxelles le lendemain. Une « séquence riche », en jargon élyséen. Une manière de diluer l’annonce fatidique et les circonstances calamiteuses de ce départ dans d’autres sujets, pourrait-on aussi dire.
Autosatisfaction en guise de bilan
Mais le plus intéressant n’est peut-être pas tant cette annonce (et les savants effets de communication qui l’entourent) que la manière dont l’exécutif et les armées françaises s’en sont saisis pour tirer un bilan sincère de cette opération militaire, et plus largement de la politique française au Sahel.
Ce grand bilan, à écouter l’Élysée, aurait été fait. Le quinquennat d’Emmanuel Macron aurait « revisité les fondamentaux de la relation entre la France et le continent africain », « refondé le logiciel », permis un « aggiornamento », y compris concernant les opérations militaires.
Mais l’invoquer ne suffit pas à lui donner corps, et on cherche en vain dans ce discours autre chose que de l’autosatisfaction. Questionné sur ses erreurs et ce qui aurait pu être mieux fait dans la politique française au Sahel ces dernières années, l’Élysée se borne à répondre que « les évolutions profondes qu’on observe au Sahel […] avaient été prises en compte » par Paris.
Quant à la dégradation spectaculaire des relations avec le Mali, elle n’est pas due, au moins en partie, à une certaine arrogance de l’exécutif français (voir ci-dessous) mais bien aux autorités maliennes, qui auraient adopté une « trajectoire de rupture ».
Échec politique et diplomatique
Cette incapacité apparente à se remettre en cause semble toucher aussi bien l’entourage politique du chef de l’État que la haute hiérarchie militaire française. Il y aurait pourtant beaucoup à dire, et à interroger, concernant Barkhane et le bilan du quinquennat Macron au Sahel.
Le retrait des troupes françaises du Mali est d’abord et surtout un échec politique et diplomatique. L’escalade verbale de ces derniers mois avec les autorités maliennes en est l’illustration la plus frappante – sans être la seule. Des semaines durant, Jean-Yves Le Drian et Florence Parly se sont écharpés, par tribunes et médias interposés et en des termes fort peu diplomatiques, avec le premier ministre de la transition malien Choguel Kokalla Maïga.
Aux accusations françaises d’« indécence », d’« irresponsabilité » et d’« illégitimité » de la junte ont répondu les attaques maliennes sur la « condescendance » des Français et leur supposé agenda de « partition » du pays, le tout se soldant par l’expulsion d’un ambassadeur.
Avant les ministres des affaires étrangères et des armées, le chef de l’État avait ouvert la voie. Depuis son élection il y a cinq ans, le président a multiplié les marques de condescendance – pour ne pas dire de mépris – à l’égard de ses homologues sahéliens. L’épisode de la « clim’ » à Ouagadougou (lorsque en 2017 Macron avait plaisanté sur le président burkinabé Roch Marc Christian Kaboré « parti réparer la climatisation ») et surtout, celui du sommet de Pau en janvier 2020 (lorsque le chef de l’État français avait littéralement convoqué les chefs des États du G5-Sahel dans le sud de la France) ont marqué les esprits.
« On ne convoque pas un chef d’État, qui plus est quand on est le président de l’ancienne puissance coloniale. Cela rappelle trop de mauvais souvenirs », admet un diplomate du Quai d’Orsay ayant requis l’anonymat. Cet épisode est resté en travers de la gorge de nombre de Maliens, pour qui la France se comporte comme chez elle au Mali.
Couplé à l’annonce de la fin de l’opération Barkhane « en tant qu’opération extérieure », faite par Macron en juin 2021, alors que les autorités maliennes n’en avaient pas été préalablement informées, il a braqué la junte au pouvoir et a convaincu ses dirigeants de se détourner de Paris et d’aller chercher de l’aide en Russie.
L’exécutif a commis d’autres erreurs. Il a soutenu à bout de bras – et jusqu’à la fin - le président Ibrahim Boubacar Keïta malgré son incapacité à répondre aux enjeux sécuritaires et en dépit des affaires de corruption touchant son entourage. Il n’a pas vu venir le premier coup d’État au Mali en août 2020, ni même le second huit mois plus tard.
Depuis lors, il n’a cessé de critiquer la junte malienne alors qu’il a avalisé, au Tchad, en avril 2021, la prise du pouvoir par Mahamat Idriss Déby en dehors de tout cadre légal, après la mort de son père sur le champ de bataille. Ce « deux poids, deux mesures » est aujourd’hui le principal grief des partisans de la junte et participe de la montée des critiques à l’égard de la France dans l’ensemble de la région.
Au Sahel, la défaite est donc d’abord politique. L’exécutif, malgré ses « aggiornamento », n’a jamais admis ces erreurs, pourtant largement reconnues comme telles par les observateurs de la région. Mais la défaite est également militaire. Largement supérieure à son ennemi, l’armée française a été incapable de le contenir. Elle a multiplié les fautes tactiques et s’est fourvoyée dans une stratégie obsolète.
Défaite militaire
La petite musique du moment, entonnée par des militaires et certains de leurs thuriféraires les plus fidèles, cherche à assurer le contraire : si Barkhane a échoué, ce ne serait pas de la faute des stratèges de l’état-major ni des hommes et des femmes qui se battent sur le terrain mais bien de celle de l’exécutif et de la diplomatie française.
D’ailleurs, ajoutent-ils, Barkhane n’a pas échoué ; cette guerre, les soldats français l’ont gagnée sur le plan militaire. « Nous avons multiplié les victoires tactiques, indique en off un gradé de l’état-major. Nous avons sérieusement secoué l’ennemi et l’avons empêché de reconquérir des villes comme en 2012. Nous avons éliminé de nombreux cadres, dont [Abdelmalek] Droukdel [le chef d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, AQMI – ndlr] et [Adnane Abu Walid] al-Sahraoui [le chef de l’État islamique au Grand Sahara, EIGS – ndlr]. Et l’objectif que le président nous avait assigné lors du sommet de Pau en janvier 2020 a été rempli : l’EIGS est aujourd’hui très fortement diminué dans la zone des trois frontières [située à cheval entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger – ndlr]. »
Mais comment ne pas reconnaître ces échecs alors que tous les indicateurs démontrent que l’objectif que François Hollande avait fixé à son armée en juillet 2014, lors de la transformation de l’opération Serval en opération Barkhane, n’a pas été rempli ? À l’époque, la mission officielle de Barkhane était de contenir les groupes djihadistes - qui avaient été sérieusement fragilisés par Serval – et d’aider les armées nationales à se reconstruire afin qu’elles puissent assurer la relève des Français.
En réalité, l’exécutif espérait secrètement que Barkhane finirait le travail et anéantirait ces groupes. Et l’état-major croyait cela possible. « On sortait de l’opération Serval, saluée par tout le monde, y compris les Américains, admet un officier aujourd’hui à la retraite qui a joué un rôle dans Serval. On avait causé de grandes pertes chez l’ennemi. On pensait qu’il n’arriverait pas à s’en relever. »
Près de huit ans plus tard, les groupes djihadistes ont étendu leur influence et représentent aujourd’hui une force politique avec laquelle il faut compter. En juillet 2014, ils ne disposaient que de quelques repaires dans le nord du Mali et en Libye. Aujourd’hui, ils font la loi sur des pans entiers du territoire malien – dans le nord, mais aussi dans le centre, et bientôt peut-être dans le sud –, disposent de cellules (actives ou dormantes) dans toutes les zones frontalières du Burkina (au nord, comme à l’est, comme à l’ouest et comme au sud), imposent leur joug sur une partie du sud-ouest du Niger, à quelques dizaines de kilomètres de la capitale Niamey, et sont en mesure de mener des attaques dans les zones septentrionales du Bénin et de la Côte d’Ivoire.
Chaque année, le bilan des victimes civiles s’alourdit. Et pour l’heure, aucune des armées de la région n’est en mesure de faire face seule à cette menace. L’échec militaire est patent.
Certes, cette guerre était probablement ingagnable, en dépit des moyens technologiques dont dispose Barkhane. « Comment a-t-on pu croire qu’en restant au Mali avec des forces limitées, tout en s’engageant en Centrafrique, en Irak, puis massivement en France avec Sentinelle, le tout en continuant à réduire budgets et effectifs, on allait avoir la force suffisante en qualité et en quantité pour accomplir la mission ? », questionne l’historien et colonel à la retraite Michel Goya.
Les militaires ont coutume de rappeler que le déploiement de 5 000 hommes et femmes sur un territoire aussi vaste que l’Europe ne peut pas suffire. Mais la stratégie adoptée par l’état-major était-elle la bonne ? Cette question, rares sont les gradés à se la poser.
En recyclant les discours mais aussi les méthodes du passé, l’état-major a cru pouvoir atteindre les mêmes résultats.
En 2019, devant les députés, François Lecointre, alors chef d’état-major général des armées, avait indiqué que la stratégie française au Sahel s’inspirait des « glorieux » aînés qui avaient œuvré à la conquête coloniale, le maréchal Hubert Lyautey en tête. « La création de forces spéciales européennes en Afrique renvoie à la doctrine de la tache d’huile, extensible et durable, qui a été théorisée par Lyautey et vise à sécuriser et à développer les zones conquises en y réinstallant l’ordre public et les pouvoirs civils et en étendant les conquêtes militaires qu’une fois ces zones pacifiées », avait-il précisé.
En recyclant les discours mais aussi les méthodes du passé (car Lyautey est aujourd’hui une référence dans la doctrine de contre-insurrection développée en France), l’état-major a cru pouvoir atteindre les mêmes résultats. C’était compter sans le fait que plusieurs décennies se sont écoulées depuis, que les pays sont devenus indépendants, que les populations pensent différemment et que l’ennemi n’est pas le même – des évidences.
Mais au-delà de cette erreur stratégique fondamentale, l’armée a également commis des fautes d’ordre tactique, voire moral, qui ont sérieusement entaché son image auprès des populations locales, et ont eu pour conséquence d’assécher les sources d’informations.
Fautes tactiques voire morales
L’armée française a collaboré avec des éléments armés du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) pour traquer les djihadistes en 2013 et 2014 - ce qui a suscité la colère du pouvoir à Bamako et de nombreux Maliens, qui considèrent les indépendantistes comme des « terroristes ». Puis, à partir de 2016, elle les a livrés à leur propre sort, ne leur apportant pas le soutien qu’ils demandaient quand ils étaient à leur tour ciblés par les djihadistes – ce qui a, cette fois, provoqué le mécontentement d’une partie des populations touarègues.
En 2017 et 2018, elle s’est alliée avec deux milices fondées sur des bases communautaires, le Gatia et le MSA-D, toutes deux accusées d’avoir commis de nombreuses exactions contre des civils. Cette « alliance coupable » a contribué à détricoter des fragiles équilibres locaux. Puis, encore une fois, elle les a laissées tomber à la demande de l’exécutif, livrant les membres de ces groupes à des actes de représailles de la part des djihadistes.
Au cours de ces neuf années d’opérations françaises au Mali, Mediapart a également documenté, de manière constante, les possibles exactions commises par les troupes tricolores, ou avec leur passive complicité. Nous avons enquêté sur des bavures jamais reconnues par la France, comme à Bounti, et sur les exactions commises par ses alliés maliens, burkinabè et nigériens.
Nous avons raconté comment la France est soupçonnée de mener des frappes dites « d’anticipation », fondées sur une interprétation très contestée du droit de la guerre ; ou encore comment elle se targue d’indemniser financièrement les dommages qu’elle aurait causés mais, en réalité, laisse le Mali ne pas le faire.
Sur ces questions, pas plus que sur les autres, l’armée française et la présidence ne semblent disposées à se remettre en question. Interrogé sur ses alliances problématiques et sur la tuerie de Bounti, l’Élysée se borne à répéter que « Bounti n’est pas une bavure » – et ne répond pas au reste.
Par le passé, l’armée française a régulièrement répondu à des allégations d’exactions par des accusations de manipulations étrangères ou de « guerre informationnelle » (défense cocasse quand on se souvient qu’elle mène elle-même des opérations d’influence pas toujours couronnées de succès). Si une guerre d’influence se joue certainement en ligne, elle n’explique pour autant pas tout.
Admettre des erreurs et expliquer ce qui est envisagé pour ne plus les répéter aurait été bienvenu, et en tout cas plus raccord avec une vraie révolution dans les relations franco-africaines. A fortiori si Paris souhaite réellement démontrer en quoi son armée est différente des mercenaires du groupe russe Wagner, dont les autorités françaises dénoncent régulièrement les méthodes « brutales ». Il semble, hélas, que cela ne cadre pas avec le « logiciel » macronien.
Justine Brabant et Rémi Carayol
Boîte noire
Toutes les citations de l’Élysée ont été recueillies lors de deux « briefs » destinés à la presse : l’un, le 15 février, organisé par l’Élysée et le second, le 16 février, organisé par l’Association des journalistes de défense (AJD).