C’est à la fin du mois de novembre de l’année dernière que Loukachenko a annoncé publiquement, pour la première fois, qu’il prendrait le parti de la Russie en cas de guerre avec l’Ukraine. Depuis plusieurs mois, son régime n’a cessé d’intensifier sa rhétorique axée sur la situation à ses frontières méridionales, déclenchant l’hystérie et répétant son soutien à l’invasion de Vladimir Poutine.
Si le gouvernement biélorusse entretient depuis des années une relation étroite, bien que subordonnée, avec Moscou, il a cherché à s’équilibrer avec l’Occident pour tirer des gains financiers et politiques des deux côtés. Mais les élections présidentielles biélorusses de 2020 et leurs suites sanglantes ont ébranlé la légitimité du régime de Loukachenko et l’ont isolé des institutions occidentales, en raison des fraudes électorales et de la répression policière. Ce qui a contraint Loukachenko à se tourner de plus en plus vers Poutine pour obtenir un soutien.
Il y a seulement 18 mois, la Biélorussie recherchait le dialogue concernant l’est de l’Ukraine, y compris un rôle de maintien de la paix. Toutefois, depuis la fin de l’année dernière, la menace de guerre en Ukraine était devenue une excellente source de diversion pour les difficultés du régime, lui permettant de consolider son image publique. Mais actuellement, alors que les événements échappent à tout contrôle, la guerre pourrait servir de toile de fond à un transfert définitif de la souveraineté de la Biélorussie à la Russie.
La semaine dernière, dans la matinée du 24 février 2022, les troupes russes ont commencé à envahir l’Ukraine, notamment via la Biélorussie. Loukachenko a ainsi rompu l’une de ses promesses les plus célèbres : pendant des années, il avait assuré à l’Ukraine qu’elle ne serait jamais confrontée à une attaque de Biélorussie.
La carte géographique des présentes hostilités montre l’avantage pour la Russie de pouvoir attaquer l’Ukraine depuis la frontière biélorusse. Grâce à Loukachenko, les troupes russes menacent désormais directement Kiev, à un moment où les forces qui sont entrées dans le pays directement depuis la Russie ou la Crimée ont calé en route vers la capitale [1]. Dès lors, la Biélorussie est devenue un canal pour l’invasion terrestre de l’Ukraine, ainsi que pour les frappes aériennes et par missiles, tandis que les soldats russes blessés sont envoyés pour y être soignés dans les hôpitaux de la région de Homyel, en Biélorussie. Cette fonction d’un Etat relève d’une interprétation assez claire : selon la résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations unies de décembre 1974, les actions d’un Etat qui fournit son territoire pour être utilisé pour un acte d’agression contre un pays tiers sont également considérées comme relevant d’une agression militaire.
Le théâtre de Loukachenko
Alors qu’il s’était initialement prononcé ouvertement en faveur de l’invasion, le ton de Loukachenko s’est montré, ces derniers jours, anormalement moins énergique.
Au cours du mois qui a précédé l’invasion, le président biélorusse a parlé de la guerre dans pratiquement tous ses discours. Parfois, sa rhétorique était bien plus dure et agressive que celle des dirigeants russes. Il a inspecté des installations militaires. Il a préconisé le lancement de frappes de missiles sur l’Ukraine et a même fait allusion à l’utilisation de troupes. Il a également promis que la guerre durerait « un maximum de trois ou quatre jours », allant jusqu’à menacer que les troupes atteignent la Manche !
Mais alors que l’invasion est en cours, Loukachenko passe son temps à visiter des hôpitaux et à aller skier, tout en appelant à la fin du conflit. Il a également proposé d’accueillir des pourparlers de paix.
Bien entendu, Loukachenko continue de reprocher aux dirigeants ukrainiens d’avoir déclenché la guerre. Il a insulté le président ukrainien Volodymyr Zelensky, soutenu les actions du Kremlin et exhorté l’Ukraine à accepter pleinement les conditions russes pour la paix. Mais en même temps, il a essayé de se présenter comme une colombe qui veut empêcher le massacre. « L’essentiel est que les gens ne meurent pas », a-t-il déclaré le 26 février – troisième jour de l’invasion – aux journalistes, après être allé skier.
Le président biélorusse marche donc sur une corde raide politique. Il ne peut pas simplement se taire, mais semble réticent à s’impliquer dans le conflit, affirmant qu’il n’y a pas de troupes biélorusses en Ukraine. Mais il note immédiatement : « Si la Biélorussie et la Russie en ont besoin, [des troupes] entreront en Ukraine. » Il se contredit également en affirmant qu’aucune opération militaire n’a été lancée en Ukraine depuis le territoire de la Biélorussie, tout en admettant, dans le même discours, que des frappes de missiles ont été effectuées depuis la Biélorussie.
S’adressant à la presse, Loukachenko a feint de s’étonner du fait que la Biélorussie soit considérée comme un participant à l’invasion, attribuant plutôt cette qualification à la « communauté internationale ». Cependant, lors d’une réunion avec les chefs de la sécurité biélorusse, qu’il a convoquée lors des premières heures de la guerre, Loukachenko a utilisé une phrase qui explique pleinement ces contradictions : « Nous ne devons en aucun cas nous impliquer dans la merde, ni devenir des traîtres. »
En termes simples, Loukachenko ne veut pas être entraîné dans une guerre à grande échelle, mais il ne peut pas non plus devenir un traître aux yeux de Poutine. Les deux options seraient désastreuses pour lui.
La menace d’une scission
Le comportement de Loukachenko dans les premiers jours de la guerre est explicable : il a toujours à l’esprit ce que pense la société biélorusse.
La machine de propagande du régime biélorusse a longtemps claironné le slogan « qu’il n’y ait plus jamais de guerre ». En effet, il l’a claironné jusqu’à l’absurde, au point qu’il est devenu la pierre angulaire de l’idéologie d’Etat. Les personnes qui soutenaient Loukachenko, ou qui étaient au moins indifférentes au système existant, justifiaient tout ce qui se passait en se référant à cette idée. « Oui, disaient les partisans de Loukachenko, nous vivons dans la pauvreté et nos droits ne sont pas respectés. Mais nos soldats ne meurent pas dans les guerres des autres. »
Il faut comprendre ici que l’attitude des Biélorusses et des Russes vis-à-vis de la guerre est sensiblement différente. Selon divers sondages [il serait utile d’en avoir de très récents], entre la moitié et les deux tiers des Russes interrogés soutiennent, d’une manière ou d’une autre, la guerre avec l’Ukraine.
Dans le même temps, une enquête menée auprès des Biélorusses par Chatham House a révélé que 11 à 12% des personnes interrogées étaient favorables à la participation du pays à la guerre, et que 5% seulement étaient favorables à l’envoi de troupes biélorusses en Ukraine. Et ce, sur une toile de fond de soutien très fragile au régime : ce même sondage indique que 27% des personnes interrogées soutiennent le régime actuel.
Ainsi, la grande majorité des Biélorusses considèrent l’idée d’entraîner le pays dans la guerre comme absolument inacceptable ; la participation de la Biélorussie ne diviserait donc pas seulement l’électorat de la dictature – elle pourrait finalement provoquer une scission au sein du régime lui-même. Loukachenko est parfaitement conscient de ce risque. Il lui est impossible d’apparaître comme un agresseur ou de participer à un conflit armé.
Il semble que Loukachenko espérait que l’escalade russe se limiterait à exercer un chantage sur l’Ukraine [pour la faire changer sur l’OTAN, ou autres thèmes], plutôt que d’entrer dans un conflit armé. Et que si la situation évoluait vers une guerre, elle serait considérée comme une simple « opération spéciale » (comme l’appelle la partie russe) et que l’Ukraine tomberait rapidement et sans grande effusion de sang.
Loukachenko aurait été tout à fait satisfait de cet équilibre constant au bord de la guerre. Peut-être s’agirait-il d’une forme d’existence idéale pour le régime biélorusse dans son état actuel, ce qui explique pourquoi les autorités ont propagé l’hystérie militaire avec un tel enthousiasme fin janvier et début février, alors qu’une véritable guerre ne semblait pas faire partie des plans de Loukachenko.
La tentative de Macron
Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie à partir du territoire biélorusse, certains analystes se sont interrogés : la Biélorussie peut-elle désormais être considérée comme une puissance souveraine ? Loukachenko est-il capable de prendre des décisions indépendantes, ou est-il sous le contrôle total de Poutine ? Loukachenko lui-même ne cesse de donner raison à ces inquiétudes, se référant à l’avis du Kremlin chaque fois qu’il commente publiquement l’une ou l’autre question fondamentale – qu’il s’agisse du déploiement de troupes russes en Biélorussie ou de la participation à la guerre. Lors d’une visite à Moscou, le 18 février, il a même promis de consulter son « grand frère » (la Russie) au sujet de son avenir politique.
Entre-temps, le 26 février, le président français Emmanuel Macron a téléphoné à Loukachenko pour exiger le retrait des troupes russes de Biélorussie et exhorter Minsk à abandonner sa subordination à Moscou, ainsi qu’à cesser d’aider la guerre contre l’Ukraine. Dans une situation différente, Loukachenko aurait profité d’une telle attention de la part des Occidentaux pour jouer sur ses tensions avec la Russie et obtenir des concessions sur la question des sanctions contre le Biélorussie. C’est exactement ce qui s’est passé en 2014-15, lorsque Loukachenko a habilement pris ses distances avec les actions du Kremlin en Crimée et au Donbass, puis s’est réconcilié avec l’Europe.
Mais maintenant, Loukachenko est complètement dépendant du soutien du Kremlin. Il est incapable de sortir de ce conflit de manière unilatérale. Toute tentative de dévier de la trajectoire de Moscou serait perçue par Poutine comme un coup de couteau dans le dos – et l’existence du régime de Loukachenko perdrait tout son sens pour le président russe. Dès le départ, la tentative de Macron était vouée à l’échec.
Le destin de Loukachenko est désormais inextricablement lié à celui de Poutine. Tout comme Poutine, il est également la cible de sanctions occidentales sans précédent. Toutefois, les sanctions et l’isolement ne sont pas les pires menaces qui pèsent sur Loukachenko.
Mouvement anti-guerre
A la fin de la semaine dernière, des rumeurs ont circulé selon lesquelles la Biélorussie allait bientôt prendre une part active à l’agression russe. Dans l’après-midi du 27 février, le Centre ukrainien pour les stratégies de défense (Ukrainian Center for Defense Strategies), un groupe de réflexion, a rapporté que Loukachenko prendrait une décision imminente quant à l’utilisation des troupes biélorusses pour envahir l’Ukraine.
L’apparition de cette nouvelle alarmante a coïncidé avec les manifestations anti-guerre de Biélorussie. Elles avaient été annoncées plus tôt par la dirigeante de l’opposition en exil, Svetlana Tikhanovskaïa. Les gens ont commencé à se rassembler dans les bureaux de vote, où ils devaient se prononcer sur un référendum constitutionnel qui autoriserait la Russie à stocker des armes nucléaires en Biélorussie ; les manifestations se sont étendues au centre de Minsk. Des milliers de personnes ont scandé « Non à la guerre », « Gloire à l’Ukraine » et ont tenu des discours insultants à l’égard de Poutine. Au moins 800 personnes ont été arrêtées. Des poursuites pénales ont été engagées contre un certain nombre de manifestant·e·s. Il s’agissait toutefois des premières manifestations importantes en Biélorussie depuis le début de l’année 2021. Après un an et demi de terreur politique totale, les manifestations ont mis en relief la profondeur de l’opposition à la guerre et au rôle de la Biélorussie dans celle-ci.
La puissance du mouvement anti-guerre en Biélorussie dépendra de l’ampleur de l’engagement de Loukachenko dans cette guerre. Les dirigeant·e·s de l’opposition ont appelé les Biélorusses à descendre à nouveau dans la rue et à bloquer les voies ferrées afin d’empêcher les troupes russes de se déplacer. Svetlana Tikhanovskaïa a déclaré que la prochaine étape serait de préparer une grève anti-guerre des travailleurs et travailleuses biélorusses. Pavel Latushka [ambassadeur à Paris de 2012 à 2019 ; ex-ministre de la Culture de 2009 à 2012], un autre leader de l’opposition, a exhorté le personnel militaire biélorusse à ne pas exécuter les « ordres criminels » et les conscrits biélorusses à se soustraire à la conscription ou à prendre les armes afin de combattre le « dictateur fou ».
Dernière tentative
C’est dans ce contexte que Loukachenko a fait une tentative désespérée de transformer son rôle dans le conflit en accueillant des pourparlers entre la Russie et l’Ukraine le 27 février.
L’initiative elle-même ressemblait à une piètre imitation d’un processus de négociation. Tout d’abord, il était évident que Homyel, un endroit utilisé comme base pour les troupes russes, n’était pas le meilleur endroit pour des négociations. Deuxièmement, la partie russe a informé l’Ukraine qu’elle était déjà arrivée aux pourparlers et qu’elle attendait – une tentative de dépeindre la délégation ukrainienne comme ne s’étant pas présentée aux négociations et ayant ainsi déclenché la guerre. Les dirigeants ukrainiens ont répondu qu’il n’y avait pas eu d’accord sur une réunion à Homyel : ils n’étaient pas satisfaits du lieu et considéraient que les conditions préalables de la Russie (l’exigence de déposer les armes) étaient inacceptables.
Lorsqu’il est devenu évident que les Ukrainiens n’iraient pas à Homyel et que la délégation russe rentrerait bientôt à Moscou, Loukachenko a appelé Zelensky, qu’il avait insulté quelques heures auparavant. Ils se sont finalement mis d’accord pour que la réunion ait lieu, non pas à Homyel, mais près de la frontière biélorusse et ukrainienne, dans la région de la rivière Pripiat. Selon son service de presse, Loukachenko a persuadé Poutine de ne pas rappeler la délégation russe et de tenir quand même une réunion.
Comme on pouvait s’y attendre, les pourparlers n’ont pas abouti. Cependant, le comportement de Loukachenko à propos de cet épisode est assez remarquable. Apparemment, Loukachenko aspire à revenir à l’époque où il se présentait, avec succès, comme un artisan de la paix sur la scène internationale. Mais cette fois il est trop tard. Il est déjà impliqué dans ce conflit. En effet, il existe une menace réelle que l’armée biélorusse se joigne bientôt à l’invasion russe. Le 28 février, le même jour que les pourparlers de paix, l’armée ukrainienne a signalé que les troupes biélorusses avaient commencé à se déployer à la frontière partagée par les deux pays. Et plusieurs médias ukrainiens ont rapporté que des troupes biélorusses avaient été identifiées près de la ville de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine.
Cela dit, ce qui s’est passé pendant les négociations est important. Au cours de la conversation entre Zelensky et Loukachenko, dans l’après-midi du 27 février, les garanties suivantes ont été données à la partie ukrainienne : pendant que les délégations se rendaient en Biélorussie et que les négociations étaient en cours, tous les avions, hélicoptères et missiles russes déployés sur le territoire biélorusse resteraient cloués au sol. Le service de presse de Zelensky et de Loukachenko ont tous deux mentionné ces promesses. Mais les garanties n’ont pas été tenues. Le soir même, on a appris que le territoire biélorusse avait été le point de départ de nouvelles frappes de missiles russes Iskander sur les villes ukrainiennes de Zhytomyr et de Tchernihiv.
Certains verront dans les actions de Loukachenko une trahison. Mais il est plus probable que nous parlions d’une situation dans laquelle le président biélorusse n’a aucun contrôle sur les actions des militaires russes stationnés sur le territoire biélorusse. C’est le prix que Loukachenko a payé pour s’accrocher au pouvoir : une perte de souveraineté et le fait d’être entraîné dans une guerre.
Igor Ilyash est un journaliste de Biélorussie qui a travaillé dans divers organes de presse.
[1] Selon de nombreuses sources l’arrêt de troupes terrestres en direction de Kiev est le produit de problèmes logistiques qui, eux, sont (au moins partiellement) le résultat de l’évaluation faite par l’état-major poutinien : un contrôle du pays en trois ou quatre jours. (Réd. A l’Encontre)