L’écologie est-elle soluble dans le capitalisme ? La catastrophe climatique, en particulier, peut-elle être évitée dans le cadre de ce système ?
Daniel Tanuro – Non. Pour une raison très simple : tous les défis écologiques globaux se ramènent à une même question : les limites du développement humain sur la Terre. Les scientifiques ont identifié neuf paramètres de la soutenabilité, et neuf seuils à ne pas franchir. Cinq de ces seuils sont désormais dépassés, mais les gouvernements continuent à ne rien faire, ou presque. C’est complètement irrationnel et cette irrationalité est inscrite au cœur du système. Elle réside dans le fait que la concurrence pour le profit fait du capitalisme un système foncièrement « croissanciste ». Tout capitaliste est contraint de réinvestir ses profits pour faire encore plus de profits en augmentant la productivité du travail et en produisant plus de marchandises. Les concurrents font de même, de sorte qu’il en résulte une spirale de « toujours plus ». J’insiste sur le fait que les capitalistes n’ont pas le choix : s’ils n’augmentent pas la production, tot ou tard, ils font faillite.
Il serait pourtant possible d’arrêter le changement climatique en remplaçant les fossiles par les renouvelables ? Cette transition n’est-elle pas en marche, fut-ce avec retard ?
DT : Non, elle n’est pas en marche. La part des renouvelables dans la production d’électricité progresse rapidement, et c’est une bonne chose. Mais la part des énergies fossiles dans le mix énergétique est passée de 84% il y a trente ans à 82% aujourd’hui. A ce compte-là, on n’est pas prêts de décarboner l’économie ! En fait, au lieu de remplacer les fossiles, les renouvelables s’y ajoutent. Elles contribuent ainsi à l’augmentation continue de la consommation finale d’énergie, nécessaire pour alimenter la croissance capitaliste. Si on veut que les renouvelables remplacent les fossiles, il faut tenir compte du fait que leur utilisation nécessite la construction de machines, donc des ressources. Notamment une énergie qui est fossile à 82%. Par conséquent, si toutes choses restent égales, l’augmentation de la part des renouvelables signifie plus de consommation de fossiles, donc plus d’émissions. Et c’est ce qui se passe : on a à la fois plus de renouvelables et plus d’émissions.
C’est pourquoi un nombre croissant de scientifiques contestent l’idée dominante que les solutions technologiques résoudront le défi climatique. Selon eux, la solution ne peut venir que d’une réduction substantielle de la consommation finale d’énergie, donc de la production et des transports. Pour « revenir dans les clous » de la soutenabilité, ils et elles défendent la nécessité d’une décroissance dans la justice sociale - « produire moins et partager plus ». Ces voix alternatives se font désormais entendre dans les rapports du GIEC, même si elles ne sont pas reprises dans les résumés pour les décideurs.
La décroissance fait peur… Que proposent-ces chercheurs ?
DT : Constatant qu’il est impossible de concilier croissance économique et décroissance des émissions, ils et elles proposent de concilier décroissance de la production globale et satisfaction des besoins fondamentaux pour tous et toutes. Ils et elles plaident pour le partage des ressources et la suppression des inégalités sociales, avec à la clé un débat de société sur l’abandon de productions inutiles et nuisibles qui ne servent qu’à faire des profits en détruisant la planète. En pratique, ces scientifiques construisent des scénarios basés sur l’identification des besoins humains qui doivent être satisfaits (logement, chaleur, lumière, habillement, alimentation, mobilité, communication) pour permettre à tous et toutes de mener une vie bonne, estiment la quantité d’énergie nécessaire à la satisfaction de ces besoins et vérifient que cette quantité d’énergie est compatible avec la stabilisation du climat et avec le passage aux renouvelables.
Les résultats ne sont évidemment que des indications - il n’est pas question que les travaux de chercheurs, quels qu’ils soient, remplacent la délibération démocratique. Mais ces indications prouvent qu’une société basé sur des valeurs de justice, de démocratie et de partage permettrait de sortir de la catastrophe où le productivisme capitaliste est en train de nous enfoncer. Selon moi, cela devrait encourager le monde du travail à reprendre le combat pour un changement de société, pour une alternative antiproductiviste, à la fois sociale et écologique.
Comment faire ? Par où commencer ?
DT : Il faudrait commencer par prendre conscience de la gravité extrême de la situation et du fait que les politiques du « capitalisme vert » l’aggravent sur notre dos. Les néolibéraux nous disent que la croissance du PIB est le seul moyen de satisfaire les besoins, de créer des emplois, de distribuer des salaires et des allocations, parce que la richesse créée ruisselle de haut en bas de la société. Pour eux, la destruction écologique n’est qu’un dégât collatéral que le marché résoudra grâce aux technologies propres. En vérité, cela ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner, comme on l’a vu. Les émissions augmentent, et les inégalités sociales aussi.
En plus, sous prétexte de défense du climat, la politique climatique néolibérale approfondit ces inégalités. Le 1% le plus riche émet plus de CO2 que les 50% les plus pauvres (respectivement 13% et 8% et du CO2 total). Selon la science, une transition juste nécessite que les émissions du 1% soient divisées par trente d’ici 2030, et que celles des 50% soient multipliées par trois. Mais ce n’est pas ce qui est en train de se passer. D’ici 2030, du fait des politiques adoptées, les émissions du 1% passeront à 16% du total, tandis que celle du 50% seront quasi-inchangées. De plus, les études montrent que la plus grande partie de l’effort climatique sera supportée par la masse des citoyen.ne.s les moins riches des pays riches, autrement dit par le monde du travail.
Les syndicalistes sont surchargé.e.s de tâches pour défendre les affilié.e.s. Comment pourraient-ils en plus s’occuper de climat et d’écologie ?
DT : Il ne s’agit pas de rajouter des tâches aux militant.e.s surchargé.e.s, mais de réenvisager l’activité syndicale à la lumière de la crise climatique et des menaces qu’elle fait peser sur le monde du travail. Les canicules, par exemple, accroissent la pénibilité du travail et augmentent les dangers pour la santé. C’est évident pour les métiers en extérieur - la notion d’intempérie devrait donc être revue. Mais cela vaut pour toutes les professions, et justifierait des revendications pour alléger la charge de travail, instaurer des pauses régulières, garantir l’hygiène et procurer des rafraichissements sur les lieux de travail.
Ces enjeux sont autant d’occasions d’encourager un syndicalisme actif, où les affilié.e.s exercent eux-mêmes et elles-mêmes leur contrôle sur les conditions de travail. La question des transports est un autre exemple : la nécessité de sortir du tout à l’automobile plaide en faveur du remboursement intégral des transports en commun, de l’amélioration de la desserte, de la présence d’équipements pour les cyclistes, d’indemnités sérieuses en cas de télétravail, de la révision de la distance maximale définissant « l’emploi convenable », etc. Il y a d’autres implications au niveau interprofessionnel : abolir la norme de compétitivité pour que les travailleurs.euses puissent manger bio ; importance majeure de la réduction du temps de travail sans perte de salaire ; gratuité de l’eau et de l’électricité pour la consommation de base, avec tarif croissant pour les consommations abusives ; socialisation de l’énergie et création d’emplois de qualité dans des entreprises publiques d’isolation-rénovation des logements ; refinancement massif du secteur des soins aux personnes et création d’un nouveau secteur non-marchand de soins aux écosystèmes ; expansion, démocratisation et refinancement du secteur public, etc.
Enfin, se soucier d’écologie a aussi des retombées positives sur l’image du syndicalisme, surtout dans la jeunesse : face à un capitalisme qui maltraite les gens et la nature, le fait que l’humanité est obligée de prendre soin d’elle-même et de son environnement peut donner au monde du travail un grand avantage éthique dans la bataille pour l’opinion publique.
Dans les secteurs qui emploient beaucoup d’énergie fossile, les gens craignent de perdre leur emploi…
DT : Ils ont mille fois raison. Il y a certains secteurs dont l’activité est incompatible avec une transition écologique digne de ce nom (la pétrochimie, le nucléaire, l’armement, par exemple). Dans ces secteurs, la politique de l’autruche n’est pas une solution. Les syndicalistes doivent anticiper en exigeant des plans de reconversion collective pour garantir le maintien des acquis et des emplois dans des activités utiles, soutenables, et de le faire savoir le plus largement possible dans l’opinion publique. Il faut préparer le terrain, parce qu’on le sait : quand les annonces de fermetures ou de délocalisations tombent, c’est comme un couperet, la lutte est extrêmement difficile. Il faut s’inspirer des verriers de Glaverbel : dans les années 70, ils ont imposé leur reconversion dans une entreprise publique d’isolation-rénovation. Bien que celle-ci ait été sabotée par le gouvernement wallon, cela reste un exemple à suivre.