Source : Wiki Commons Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0
« La question est de savoir si une civilisation peut mener une guerre implacable contre la vie sans se détruire elle-même, et sans perdre le droit d’être appelée civilisée. » [1]
Six décennies se sont écoulées depuis que Rachel Carson a écrit son brillant ouvrage intitulé Silent Spring [Printemps silencieux, Wildproject Editions, 4e éd. juin 2020], souvent décrit comme l’œuvre fondatrice du mouvement écologiste moderne. L’objectif de Rachel Carson était de mettre un terme au massacre des insectes, et de nombreuses personnes ont pensé que sa cause avait abouti lorsque l’utilisation généralisée du DDT a pris fin [Paul Hermann Müllerm employé de la firme Geigy, est l’inventeur du DDT, il reçut un Prix Nobel pour cette découverte].
La victoire a été de courte durée. Lorsque Printemps silencieux a été publié, ma famille venait de déménager dans une région rurale de l’est de l’Ontario (Canada). Adolescent, je n’étais pas ravi de perdre la vie sociale urbaine, mais j’étais captivé par des paysages que je n’avais jamais vus en ville. En particulier, en été, un champ près de notre maison était rempli de papillons monarques le jour et de lucioles la nuit. J’ai passé de nombreuses heures à observer ces insectes.
Lis Angus et moi-même vivons toujours dans cette maison. Ce champ est toujours là, à l’état sauvage, mais nous n’avons pas vu de monarque ni de luciole depuis des décennies. Le massacre continu des animaux à six pattes est plus important et plus dommageable que tout ce que Rachel Carson aurait pu imaginer.
***
Le 3 février, un rapport détaillé a montré que 80% des espèces de papillons du Royaume-Uni ont vu leur nombre ou leur répartition diminuer depuis les années 1970, et que la moitié d’entre elles sont désormais considérées comme menacées ou quasi menacées [2]. Les papillons étant de loin les insectes sauvages les plus régulièrement surveillés, leur déclin est comparable au proverbial canari qui cessait de chanter ou mourait avertissant ainsi les mineurs de charbon de l’accumulation de gaz mortels. S’il y a moins de papillons, il y a probablement moins d’insectes de toutes sortes.
Le même jour, des scientifiques de l’Académie chinoise des sciences agricoles ont signalé que, depuis 2005, les 98 espèces d’insectes volants qui migrent chaque année au-dessus de la baie de Bohai, entre la Chine et la Corée, connaissent un déclin constant. Le nombre d’insectes se nourrissant de plantes (phytophages) a diminué de 8% et les insectes prédateurs qui les mangent ont chuté de près de 20%. Selon les auteurs, ces données révèlent « un déclin critique de la diversité fonctionnelle (des insectes) et une perte constante de la résilience écologique dans toute l’Asie de l’Est » [3].
Ces études, menées de part et d’autre du globe, s’ajoutent aux preuves de plus en plus nombreuses d’un déclin rapide de la vie des insectes à l’échelle mondiale. Alors que la plupart des groupes de protection de la nature illustrent leurs appels d’obtention de fonds par des photos de pandas, de tigres et d’oiseaux rares, le déclin généralisé des insectes constitue la plus grande menace pour toute vie dans l’Anthropocène. Scott Black, directeur exécutif de la Xerces Society, une organisation à but non lucratif qui met l’accent sur la protection des insectes et autres invertébrés, résume le danger de manière concise :
« Quel que soit le soin que nous apportons à la planète, nous disparaîtrons avant les insectes. Mais ce que nous verrons, c’est moins d’oiseaux dans le ciel, voire plus du tout. Pour avoir des oiseaux, il faut des insectes. Si vous voulez des fruits et des légumes, vous avez besoin d’insectes. Si vous voulez des sols sains, vous avez besoin d’insectes. Si vous voulez des populations végétales diversifiées, vous avez besoin d’insectes. » [4]
Les insectes sont au cœur de ce que Karl Marx appelait le métabolisme universel de la nature, le recyclage constant de l’énergie et de la matière qui rend la vie possible. Les arthropodes – principalement des insectes, mais aussi des araignées, des acariens, des centipèdes et des mille-pattes – pollinisent 80% de toutes les plantes, recyclent les nutriments essentiels à la vie, créent des sols sains et fertiles, purifient l’eau et constituent l’alimentation principale de nombreux oiseaux et animaux. S’ils venaient à disparaître complètement, la biosphère s’effondrerait et l’homme n’y survivrait pas longtemps.
« La plupart des poissons, des amphibiens, des oiseaux et des mammifères s’éteindraient à peu près en même temps. Ensuite, la plupart des plantes à fleurs disparaîtraient et, avec elles, la charpente physique de la majorité des forêts et des autres habitats terrestres du monde. La terre pourrirait. A mesure que la végétation morte s’empilerait et se dessécherait, rétrécissant et obstruant les circuits des cycles de nutriments, d’autres formes complexes de végétation disparaîtraient, et avec elles les derniers vestiges des vertébrés. Les champignons restants, après avoir connu une explosion démographique de proportions stupéfiantes, disparaîtraient également. En quelques décennies, le monde reviendrait à son état d’il y a un milliard d’années, composé essentiellement de bactéries, d’algues et de quelques autres plantes multicellulaires très simples. » [5]
Pour être clair, la disparition de tous les insectes n’est pas probable dans un avenir prévisible : en effet, certains insectes survivront probablement à l’humanité. Ce que l’on constate, c’est une combinaison d’extinctions pures et simples et de déclins radicaux des populations que certains scientifiques appellent défaunation [disparition progressive des animaux dans une communauté]. « Si elle n’est pas maîtrisée, la défaunation deviendra non seulement une caractéristique de la sixième extinction de masse de la planète, mais aussi un moteur de transformations mondiales fondamentales dans le fonctionnement des écosystèmes. » [6]
La plupart des récits sur la vie sur terre se concentrent sur les mammifères, les oiseaux, les poissons et les reptiles, mais en fait la grande majorité des animaux sont des insectes. Personne ne sait exactement combien ils sont, mais une bonne estimation est de dix quintillions – 10 suivi de dix-huit zéros, soit bien plus d’un milliard d’insectes pour chaque être humain. Ensemble, ils pèsent beaucoup plus que tous les autres types d’animaux (y compris l’homme) réunis. Ils sont immensément variés : rien qu’aux Etats-Unis, on compte environ 23 700 espèces de coléoptères, 19 600 espèces de mouches, 17 500 espèces de fourmis, d’abeilles et de guêpes, et 11 500 espèces de papillons de nuit et de papillons diurnes. Un million d’espèces d’insectes ont été répertoriées dans le monde, et l’on pense que quatre millions d’autres n’ont pas encore été identifiées ou nommées. Au rythme actuel, nombre d’entre elles disparaîtront avant même que l’homme ne s’aperçoive de leur existence.
Avec des populations aussi importantes, il est difficile d’imaginer que toutes les espèces, ou même une proportion significative d’entre elles, puissent être menacées. Hormis les papillons, qui sont jolis, et les abeilles, qui sont rentables, jusqu’à récemment, les menaces pesant sur la vie des insectes étaient rarement mentionnées dans les rapports sur la dégradation de la biodiversité [7]. Le livre primé d’Elizabeth Kolbert, The Sixth Extinction, publié en 2014 [version française, Livre de Poche, Prix Pulitzer, 2017], ne fait par exemple que brièvement référence au déclin des insectes, en tant que conséquence difficile à mesurer de la déforestation de l’Amazonie. Dodging Extinction. Power, Food, Money, and the Future of Life on Earth d’Anthony Barnosky, également publié en 2014 [University of California Press], ne mentionne les insectes que deux fois en passant. De même, le best-seller de 2019 de David Wallace-Wells, The Uninhabitable Earth (édition française : La Terre inhabitable. Vivre avec 4° de plus, Robert Laffont, 2022) ne contient que trois paragraphes sur les insectes.
Ces auteurs n’ont pas ignoré arbitrairement nos parents à six pattes : leurs omissions reflétaient une lacune de longue date dans la littérature scientifique. Si les entomologistes ont publié de nombreux rapports sur la biologie et le comportement d’espèces spécifiques, peu d’entre eux ont examiné ou mesuré l’évolution des populations d’insectes au fil du temps [8]. Même parmi les abeilles, l’un des groupes d’insectes les plus étudiés, l’Académie nationale des sciences des Etats-Unis a déploré en 2007 que « les données sur les populations sur le long terme fassent défaut et que la connaissance de leur écosystème de base soit incomplète » [9].
Un tournant majeur s’est produit en octobre 2017, lorsque douze scientifiques européens ont publié un rapport révolutionnaire sur le déclin des insectes volants dans les zones de conservation de la nature en Allemagne. Pendant près de trois décennies, les membres de la Société entomologique de Krefeld (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), gérée par des bénévoles, ont piégé et compté les insectes dans soixante-trois réserves naturelles, à l’aide de pièges en forme de tente. Une analyse de leurs relevés, publiée dans la revue PLOS One, a révélé une tendance alarmante concernant les abeilles, les guêpes, les papillons, les mouches, les coléoptères et bien d’autres encore.
« Nos résultats documentent un déclin dramatique de la biomasse moyenne d’insectes en suspension dans l’air de 76% (jusqu’à 82% au milieu de l’été) en seulement 27 ans pour les zones naturelles protégées en Allemagne…
Le déclin généralisé de la biomasse d’insectes est alarmant, d’autant plus que tous les pièges ont été placés dans des zones protégées censées préserver les fonctions de l’écosystème et la biodiversité. Alors que le déclin progressif d’espèces d’insectes rares est connu depuis un certain temps (par exemple, les papillons spécialisés, tributaires de certains types de végétation), nos résultats illustrent un déclin continu et rapide de la quantité totale d’insectes aériens actifs dans l’espace et dans le temps. » [10]
En 2018, un autre groupe de scientifiques a montré qu’entre 2008 et 2017, la diversité, la biomasse et l’abondance des insectes avaient considérablement diminué dans les prairies et les forêts allemandes, et une étude publiée dans les Proceedings of the National Academy of Sciences a révélé que les populations d’insectes dans les forêts pluviales portoricaines avaient chuté de 98% depuis les années 1970 [11]. [Bien qu’il y ait eu des débats sur les chiffres précis et la méthodologie, il existait désormais – comme l’a écrit le célèbre écologiste britannique William Kunin dans la prestigieuse revue Nature – « des preuves solides du déclin des insectes » [12].
Ces conclusions ont incité les écologistes et les entomologistes du monde entier à se pencher sur les études et les enregistrements antérieurs, à la recherche de données pouvant être utilisées pour mesurer les changements dans les populations d’insectes. En 2019, la revue Biological Conservation a présenté un examen détaillé de 73 études publiées sur le déclin des insectes.
« A partir de notre compilation des rapports scientifiques publiés, nous estimons que la proportion actuelle d’espèces d’insectes en déclin (41%) est deux fois plus élevée que celle des vertébrés, et que le rythme d’extinction des espèces locales (10%) est huit fois plus élevé, ce qui confirme les résultats précédents. A l’heure actuelle, environ un tiers de toutes les espèces d’insectes sont menacées d’extinction dans les pays étudiés. En outre, chaque année, environ 1% de toutes les espèces d’insectes s’ajoute à la liste, et ce déclin de la biodiversité entraîne une perte annuelle de 2,5% de la biomasse à l’échelle mondiale. » [13]
Depuis, comme l’illustrent les études citées au début de cet article, la recherche sur les populations d’insectes a explosé. En février 2023, Google a trouvé plus de 30 600 entrées pour « insectes en danger », et Google Scholar a trouvé plus de 1000 articles universitaires. Pour des comptes rendus accessibles des dernières recherches, je recommande vivement deux livres récents, Silent Earth de Dave Goulman et The Insect Crisis d’Oliver Milman. Ces deux ouvrages sont écrits par des auteurs sérieux qui évitent le sensationnalisme, et pourtant l’un parle d’une « apocalypse des insectes » et l’autre décrit le déclin des populations d’insectes comme « une situation désastreuse [qui] peut à peine être comprise » [14].
Dans The Cosmic Oasis, une histoire de la biosphère publiée en 2022, Mark Williams et Jan Zalasiewicz, deux éminents scientifiques spécialistes de l’Anthropocène, avertissent qu’il est impossible d’exagérer la menace que représente le déclin de la vie des insectes, que des recherches récentes ont confirmé.
« Quelque chose de l’ordre des deux cinquièmes des espèces d’insectes du monde pourrait être menacé d’extinction d’ici quelques décennies ; ils sont largement exterminés dans les paysages urbains et agricoles, et sont décimés par la pollution dans les milieux aquatiques… Les insectes étant profondément intégrés dans le fonctionnement des écosystèmes terrestres, une diminution importante de leur nombre et de leur diversité aurait des effets incalculables ; en effet, elle provoquerait probablement un effondrement total des écosystèmes, y compris de ceux qui nous soutiennent. » [15]
Ian Angus
Dans la deuxième partie, nous verrons comment le capitalisme favorise et accélère l’apocalypse des insectes.
Notes
[1] Rachel Carson, Silent Spring (Mariner Books, 2002), 99.
[2] R. Fox et al, The State of the UK’s Butterflies 2022 (Butterfly Conservation, 2023).
[3] Yan Zhou et al., « Long-Term Insect Censuses Capture Progressive Loss of Ecosystem Functioning in East Asia, » Science Advances 9, no. 5 (3 février 2023).
[4] Cité dans Oliver Milman, The Insect Crisis : The Fall of the Tiny Empires That Run the World (W.W. Norton, 2022), 61.
[5] E. O. Wilson, « The Little Things That Run the World* (the Importance and Conservation of Invertebrates) », Conservation Biology 1, no. 4 (1987), 345.
[6] Rodolfo Dirzo et al, « Defaunation in the Anthropocene », Science 345, n° 6195 (25 juillet 2014) : 406.
[7] Rachel Carson est une exception évidente, mais sa principale préoccupation n’était pas les insectes eux-mêmes, mais l’effet du DDT sur les oiseaux qui se nourrissaient d’insectes.
[8] Simon Leather, « Taxonomic Chauvinism Threatens the Future of Entomology, » Biology 56, no. 1 (février 2009) : pp. 10-13.
[9] May Berenbaum et al., Status of Pollinators in North America (National Academic Press, 2007), 1.
[10] Caspar A. Hallmann et al., « More than 75 Percent Decline over 27 Years in Total Flying Insect Biomass in Protected Areas », PLOS ONE 12, no. 10 (18 octobre 2017), 14, 15-16.
[11] Sebastian Seibold et al., « Arthropod Decline in Grasslands and Forests is Associated with Landscape-Level Drivers », Nature 574, no 7780 (30 octobre 2019) : pp. 671-674 ; Bradford C. Lister et Andres Garcia, « Climate-Driven Declines in Arthropod Abundance Restructure a Rainforest Food Web », Proceedings of the National Academy of Sciences 115, no. 44 (15 octobre 2018).
[12] William E. Kunin, « Robust Evidence of Declines in Insect Abundance and Biodiversity », Nature 574, n° 7780 (30 octobre 2019) : 641.
[13] Francisco Sánchez-Bayo et Kris A. G. Wyckhuys, « Worldwide Decline of the Entomofauna : A Review of Its Drivers », Biological Conservation 232 (2019) : 16, 22.
[14] Oliver Milman, The Insect Crisis : The Fall of the Tiny Empires That Run the World (W.W. Norton, 2022), 5 ; Dave Goulson, Silent Earth : Averting the Insect Apocalypse (HarperCollins, 2021).
[15] Mark Williams et J. A. Zalasiewicz, The Cosmic Oasis : The Remarkable Story of Earth’s Biosphere (Oxford University Press, 2022), 130-131.
• L’apocalypse des insectes dans l’anthropocène - Partie 1
• L’apocalypse des insectes dans l’anthropocène - Partie 2
• L’apocalypse des insectes dans l’Anthropocène – Partie 3
• L’apocalypse des insectes dans l’Anthropocène – Partie 4