- Le soulèvement ouvrier des (…)
- La préhistoire du soulèvement
- Le tournant de 1952
- L’accroissement des normes
- Les évènements des 17-19 (…)
- Les conditions de la victoire
- Les ouvriers d’Allemagne (…)
- L’« autocritique » des dirigea
- Les répercussions du soulèveme
- Leçons du soulèvement ouvrier
- Déclaration. Les prolétaires
En effet, le premier est un article publié, sous le pseudonyme d’Ernest Germain, par Ernest Mandel dans la revue Quatrième Internationale, numéro 62, juillet 1953, produite par le Secrétariat de la Quatrième Internationale. Ernest Mandel – qui parlait et écrivait couramment en allemand – suivait avec attention les processus à l’œuvre dans les dits pays de l’Est, entre autres en Allemagne où se concentrait, selon lui, la richesse historique accumulée du mouvement ouvrier. Cette revue était dirigée alors par Pierre Frank, Ernest Mandel et Michel Pablo (de son nom Michalis N. Raptis).
Le second est une déclaration politique publiée dans La Vérité, numéro 317 (26 juin au 9 juillet), éditée par le Parti communiste internationaliste (PCI), courant qui avait manifesté un désaccord articulé avec les thèses de Michel Pablo. Ses animateurs initiaux, qui produisaient La Vérité, étaient Marcel Bleibtreu, Michel Lequenne et Pierre Lambert (de son nom Pierre Boussel).
Il ne s’agit pas, ici, en reproduisant ces textes, de faire renvoyer aux nombreux débats qui existèrent au sein du marxisme non stalinien (ou anti-stalinien) sur « la nature » de l’URSS et des Etats assimilés par l’URSS qui furent qualifiés de « bloc de l’Est ». Marcel van der Linden, dans Western Marxism and the Soviet Union (Brill Academic Publishers 2007, publié en 2008 par Haymarket Books, Chicago), examine d’une manière fort informée l’ensemble des riches débats et théories, donc des controverses argumentées qui furent à cette époque animées par Tony Cliff, Ernest Mandel, Amadeo Bordiga, Raya Dunayesvskaya, Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Léo Köpfler, pour n’en citer que quelques-uns.
La publication de ces deux documents, écrits dans la foulée même du soulèvement de juin 1953, indique – au-delà de leurs différences d’accentuation – que ceux qui se revendiquaient d’une praxis socialiste-révolutionnaire n’ont pas hésité une minute pour choisir leur camp : celui des travailleuses et travailleurs de la RDA contre le prétendu « pouvoir communiste ».
Peut-être y a-t-il de quoi susciter une modeste réflexion auprès de ceux et celles qui – selon les règles troubles d’un psittacisme académique de dernier-né (aussi dit benjamin) – prétendent commémorer « la mémoire des vaincus » en « faisant de l’histoire ».
Charles-André Udry
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Le soulèvement ouvrier des 16-19 juin 1953
Titre à vérifier
Ernest Germain (Ernest Mandel)
Quatrième Internationale, numéro 62, juillet 1953
Le soulèvement ouvrier des 16-19 juin 1953 est l’action révolutionnaire la plus importante du prolétariat allemand depuis 1923. C’est une action d’ampleur et de portée historique, une étape nouvelle dans l’essor et le renouveau du prolétariat allemand et une étape nouvelle dans le passage de la montée révolutionnaire internationale vers les pays qui sont sous la domination stalinienne. Par ses origines, sa dynamique et les formes particulières qu’il a prises, ce soulèvement permet une analyse plus précise de l’opposition ouvrière qui renversera la bureaucratie stalinienne.
La préhistoire du soulèvement
Éduqués depuis 75 ans par le mot d’ordre « Akkord ist Mord » (« le travail aux pièces, c’est l’assassinat »), les ouvriers d’Allemagne orientale ont dès le début résisté de toutes leurs forces à la politique stalinienne d’accroissement de la productivité du travail par intensification de la production, c’est-à-dire par exploitation physique accrue des travailleurs. Cette résistance a été à tel point efficace que les dirigeants, staliniens ont été obligés de modifier à plusieurs reprises leurs organisations d’entreprise pour éviter que celles-ci, si bureaucratisées soient-elles, ne reflètent les véritables aspirations ouvrières. On en arriva ainsi à dissoudre en fait les comités d’entreprise (Betriebsräte) et à les remplacer par les directions syndicales d’entreprise (Betriebsgewerkschaftsleitung) comme principal organisme de « représentation » ouvrière à l’entreprise. Mais ce changement ne suffit pas. On passa alors à la conclusion annuelle de conventions collectives, fixant les normes de production, « devoirs » des ouvriers en échange desquels ils recevaient les « droits » accordés par la direction : sommes à dépenser pour les crèches, les clubs, les réfectoires, etc. Ces conventions devaient être discutées publiquement et votées ouvertement. On espérait ainsi briser la résistance ouvrière silencieuse et en même temps découvrir quelques-uns des « meneurs » qui avaient « idéologiquement préparé » cette résistance. Mais l’esprit d’autodéfense et de solidarité des ouvriers eut raison de ces manœuvres. En 1950 et en 1951, lors des premières discussions de conventions collectives, les ouvriers refusèrent de voter les propositions gouvernementales dans de nombreuses grandes entreprises. Il fallut recommencer quatre, cinq fois des assemblées plénières dans des usines comme LEUNA (essence synthétique, à Mersebourg) et RIESA (hauts fourneaux et aciéries) avant qu’un projet d’ailleurs modifié pût être adopté.
Photo : Conférence du SED le 10 juillet 1952. De g. à d. : Walter Ulbricht, Wilhelm Pieck, Otto Grotewohl, sous l’oeil de Staline
Les dirigeants du SED cherchèrent à obtenir un accroissement constant des normes en invoquant comme principal argument psychologique le fait qu’un tel accroissement était nécessaire pour améliorer le niveau de vie des travailleurs. Naturellement, une partie importante de l’accroissement de la production n’améliora pas les conditions de vie ouvrière. Elle servait à accroître le fonds d’accumulation, drainé presque exclusivement vers l’industrie lourde, et à créer un fonds de consommation improductive pour la nouvelle bureaucratie en voie de formation. Néanmoins, il n’y a pas de doute qu’à partir de 1947, avec les premiers succès de la reconstruction, économique, la situation ouvrière s’améliora progressivement, fût-ce à un rythme plus lent qu’en Allemagne occidentale depuis 1949.
Le tournant de 1952
Mais depuis la 2e Conférence du SED (mai 1952) qui proclama le cours vers la « construction du socialisme », la construction de forces armées de la République Démocratique Allemande, la collectivisation accélérée de l’agriculture et le développement encore plus accentué de l’industrie lourde, il y eut un tournant brusque clans la situation qui commença à empirer sans cesse, comme les dirigeants du SED l’admettent maintenant volontiers (Grotewohl, Neues Deutschland, organe central du SED, 17 juin 1953). Il y eut d’abord une pénurie de vivres croissante. Puis Neues Deutschland dut admettre le 31 janvier 1953 que « le ravitaillement de la population conforme au plan en textiles et autres biens industriels est en danger ! » Un décret gouvernemental du 2 février chercha à améliorer la situation en attaquant le commerce et l’industrie privés ; mais il en résulta une nouvelle diminution des produits de consommation circulant dans le pays. Le gouvernement aux abois prit alors des mesures extrêmes : il supprima les cartes de ravitaillement à plus de 2 millions de personnes, accroissant en même temps radicalement les prix sur le marché libre pour des produits de consommation massive (comme les sucreries, la charcuterie, etc.).
En même temps, une crise financière grave se développa en Allemagne orientale. Le réarmement accéléré engloutit beaucoup de fonds réservés aux investissements industriels. Afin de réaliser le plan malgré tout, il fallut trouver des fonds ailleurs. On puisa dans le fonds de sécurité sociale, en réduisant les paiements pour toutes sortes d’assurances sociales (maladie, vieillesse, invalidité de travail, vacances, etc.). On supprima les subsides d’Etat permettant le paiement des tickets de chemin de fer avec une réduction de 75% pour les ouvriers voyageant vers ou de leurs lieux de travail.
Affiche du SED illustrant le « nouveau cours » économique
Dans la tension énorme qui s’établit en Allemagne orientale dès le début de 1953, ce furent les classes moyennes qui commencèrent à agir d’une façon typique : elles s’enfuirent. En 1952, 50’000 personnes avaient quitté la D.D.R. ; pendant les quatre premiers mois de 1953, leur nombre s’éleva à 150’000. 80% des réfugiés étaient des paysans, des artisans, des commerçants ou de petits industriels avec leurs familles. Cet exode aggrava la crise économique ; dans de nombreux villages, les champs ne furent pas ensemencés au printemps de 1953. Les choses ne pouvaient continuer ainsi ; un tournant était nécessaire. Le 9 juin 1953, le Comité Centrai du SED proclama un « cours nouveau » et le mit tout de suite en pratique. Des concessions importantes et substantielles furent faites à la bourgeoisie et à la petite bourgeoisie. Un système de crédit pratiquement gratuit fut établi pour le commerce et l’industrie privés. La dénationalisation des entreprises d’industrie légère expropriées depuis un an fut promise. (Le 27 juin, les premières usines furent rendues à leurs anciens propriétaires à Francfort-sur-l’Oder). On permit aux paysans de quitter leurs coopératives ; on diminua fortement leurs taux de livraisons obligatoires à l’Etat. La lutte contre l’Église, principale force organisée des classes moyennes, fut arrêtée brusquement. L’organisation de jeunesse protestante Junge Gemeinde, la veille encore dénoncée comme une « organisation de camouflage d’espions, de saboteurs et de provocateurs » fut complètement légalisée et on lui promit le droit de fonctionner sans restrictions. D’importants dirigeants de partis bourgeois, comme l’ancien ministre du ravitaillement libéral Hamann, arrêté sous l’accusation de corruption, furent mis en liberté et traités avec le maximum d’égards.
Photo : Dès 1952, la fuite vers l’Ouest s’accentue
Mais aucune concession ne fut faite aux ouvriers. Au contraire : au même moment où on améliorait les conditions de vie des autres classes sociales, on aggrava celles de la classe ouvrière. Voilà ce qui a conduit à l’explosion des 13-19 juin.
L’accroissement des normes
Le 28 mai 1953, le gouvernement publia un décret accroissant les normes, de production d’une moyenne de 10%. Dans une série d’industries comme l’industrie métallurgique et l’industrie du bâtiment, les nouvelles normes furent introduites à partir du 10 juin. Mais, dans certains cas, les feuilles de paye des 5, 7 et 10 juin étaient déjà calculées sur la base des nouvelles normes de production et impliquaient donc d’importantes réductions de salaires. Dans le bâtiment, cette réduction était particulièrement forte : 10 à 15% pour les ouvriers non qualifiés ; 50% et plus pour les qualifiés dont on modifia en même temps le système de calcul des primes (L’Observateur, 25 juin 1953).
Le décret du 28 mai avait été précédé d’une campagne systématique du SED en faveur de l’accroissement « volontaire » des normes. Cette campagne se heurta à une résistance particulière des ouvriers, signe des événements à venir. Le journal du SED Freiheit de Halle rapporta dans son n° du 29 mai 1953 une véritable émeute aux usines Zeitz, lors de l’assemblée plénière du 16 avril. Un ouvrier du nom de Wilhelm déclara :
Camarades, ce qui se passe actuellement chez nous est une honte pour un ouvrier. 70 ans après la mort de Karl Marx nous devons encore discuter des besoins de vie les plus élémentaires. Si Karl Marx pouvait sentir cela, il se retournerait dans sa tombe.
Un autre ouvrier, du nom de Mai, demanda combien de primes avait reçu le fonctionnaire du parti Kahnt, et combien il avait produit pour obtenir tant de primes. Le journal stalinien parle d’une « provocation ouverte contre le Parti », de « boue jetée sur le drapeau de Karl Marx » (!). Bientôt, il parlera un langage différent…
Le 2 juin, Neues Deutschland rapporte la résistance ouvrière à l’accroissement des normes dans l’usine de fonderie et de machines de Lichtenberg près de Berlin. Le 14 juin, le même journal rapporte que, le 28 mai, les activistes des entreprises de construction de logements à Berlin rejetèrent à une grande majorité l’augmentation des normes de 10% ; une grève partielle aurait même éclaté parmi les charpentiers d’un chantier de la Stalinallee, un des deux principaux centres de construction de Berlin-Est. Les 9, 10 et 11 juin, des discussions violentes eurent lieu dans de nombreuses entreprises de Berlin-Est sur la question de l’augmentation des normes, notamment à l’usine de lampes électriques OSRAM et à l’usine de textiles FORTSCHRITT ; dans cette dernière usine, le 12 juin, les ouvrières acceptent les augmentations de normes avec une déclaration « provocatrice » : cette acceptation n’est pas volontaire mais imposée par la force ! Provocateur était en tout cas l’article de fond de l’organe syndical « Tribune » du 14 juin, qui explique que le « cours nouveau » ne s’appliquera pas à la question des normes.
Mais c’est parmi les ouvriers du bâtiment que l’émotion fut à son comble. D’abord, parce que les réductions de salaires parmi les travailleurs qualifiés y étaient les plus considérables. Ensuite, parce que les ouvriers du bâtiment de Berlin possédaient une vieille tradition de syndicalisme révolutionnaire. En 1932 encore, 80% des ouvriers du bâtiment syndiqués à Berlin n’étaient pas membres de la confédération syndicale réformiste mais d’un syndicat révolutionnaire du bâtiment, dirigé par des communistes oppositionnels. Enfin, parce que les gars du bâtiment, surtout sur les principaux chantiers de la Stalinallee et de Friedrichshain, étaient en grande majorité des membres actifs du SED, communistes très conscients et très confiants dans leurs propres forces. Finalement, parce que les ouvriers du bâtiment de Berlin, de même que les ouvriers des aciéries de Fürstenberge et que les mineurs de Zwickau, avaient mené une campagne de longue date — et sans succès ! — contre l’exécrable organisation du travail, le gaspillage et l’incompétence de la bureaucratie. En fait, malgré plusieurs accroissements volontaires des normes de la part des ouvriers, l’industrie du bâtiment ne remplit son plan du premier trimestre de 1953 qu’à 77%. C’était une véritable provocation que d’exiger dans ces conditions un nouvel accroissement des normes de la part des travailleurs — sans changer les bureaucrates dirigeants incapables.
Ce sont les ouvriers du block 40 de la Stalinallee, à 75% membres du SED, qui prennent le 8 juin l’initiative de voter une résolution demandant le retrait de l’augmentation des normes. La résolution est rédigée sous forme de pétition « au chef de NOTRE gouvernement, le camarade Otto Grotewohl, et au secrétaire-général de NOTRE parti, le camarade Walter Ulbricht ». Ils ne reçoivent aucune réponse à cette pétition. Au contraire : le 10 juin, les nouvelles normes sont appliquées. Le 10 juin, les ouvriers des aciéries de Henningsdorf se joignent au mouvement de protestation publique et décident, après une réunion mouvementée, de commencer la grève perlée à partir du lendemain (Observateur 25 juin). Le 15 juin, les ouvriers du bâtiment de Friedrichshain entrent à leur tour en action et une grève partielle éclate sur ses chantiers. La campagne d’autocritique menée par le gouvernement à partir de son acceptation, le 12 juin, des décisions de « cours nouveau » du C.C. du SED, donne un coup mortel à son prestige, étant donné la forme bureaucratique rigide dans laquelle les « graves erreurs » sont « avouées ». Le peuple a l’impression que de tels aveux ne peuvent signifier autre chose que l’U.R.S.S. « laisse tomber » le SED. Ainsi se créent toutes les préconditions pour l’explosion du 16 juin.
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L’hebdomadaire L’Observateur a publié un récit détaillé des événements à Berlin du 16 et du 17 juin que nous résumerons ici [L’auteur en était Ernest Mandel – Réd]. La grève partielle des gars du bâtiment des chantiers de Friedrichshain avait entraîné l’arrestation de deux « meneurs » par la VOPO (police populaire). Les ouvriers de Friedrichshain envoient une délégation aux chantiers de la Stalinallee pour les informer de l’événement. Le 16 au matin, on discute de cette grève sur tous les chantiers de la Stalinallee. Les ouvriers d’un bloc décident de chercher du travail ailleurs. Comme ils se préparent à partir, les autres ouvriers arrêtent également le travail. On décide alors de se rendre en masse au siège du gouvernement pour demander la réponse du gouvernement à la pétition du 8 juin. La manifestation traverse la ville en bon ordre ; la VOPO, pensant qu’il s’agit d’une manifestation officielle, laisse passer. Chemin faisant, les ouvriers du bâtiment de la Stalinallee sont rejoints par plusieurs milliers de leurs camarades. Ils sont six mille quand ils arrivent devant le siège du gouvernement. Ils désirent parler à Grotewohl et Ulbricht ; mais ce sont Rau, ministre de l’Economie, et Selbmann, ministre des Mines, qui sortent et essayent de les calmer. Voyant ces bureaucrates débordés, un ouvrier les pousse de côté et harangue la foule, énumérant les revendications des ouvriers :
• Diminution immédiate, des normes de 10%.
• Diminution immédiate de 40% des prix des vivres et des objets de première nécessité vendus dans les H.O.
• Ceux des dirigeants qui ont commis de graves erreurs doivent s’en aller.
• Il faut démocratiser le Parti et les Syndicats.
• Il ne faut plus attendre que le gouvernement de Bonn prenne l’initiative pour la réunification réelle de l’Allemagne. Il faut que le gouvernement de la D.D.R. commence tout de suite à arracher les barrières séparant les deux Allemagnes. Il faut unifier le pays par des élections secrètes, générales et libres, et assurer une victoire ouvrière dans ces élections. (L’Observateur, 25 juin 1953).
Photo : 17 juin : manifestations demandant la démission du gouvernement et des élections démocratiques
L’orateur conclut son discours en proclamant pour le lendemain la grève générale dans Berlin afin de réaliser ces revendications. La foule des grévistes avait déjà montré auparavant son haut niveau de conscience en criant au bureaucrate stalinien : « Les vrais communistes, c’est nous, pas toi ! »
Le lendemain, 17 juin, l’appel à la grève générale qui s’était répandu dans tout le secteur Est, est suivi par les métallurgistes de Henningsdorf et les ouvriers de la Reichsbahn-Bau-Union de Velten qui, au nombre 30’000, traversent le secteur occidental pour aboutir au Walter Ulbricht Stadium où ils discutent du renversement du gouvernement et son remplacement par un « gouvernement de métallurgistes », c’est-à-dire un gouvernement de forme soviétique. Les ouvriers du bâtiment ont tous arrêté le travail et manifestent devant le siège du gouvernement. Les ouvriers de beaucoup d’usines importantes se joignent à eux, notamment des Kabelwerke Köpenick, d’OSRAM, des ateliers de réparation des chemins de fer, de la PLANIA-SIEMENS de Lichtenberg, des anciennes usines A.E.G. de Treptow, etc. Puis, l’ensemble des cheminots du métro, du métro aérien, des trams se joignent aux grévistes qui occupent les rues au nombre de 150’000. Le correspondant de l’Observateur note que les ouvriers des transports apportent à la manifestation une note particulière d’ordre, de discipline et de conscience socialistes.
Le 17 juin, jusqu’à midi, la manifestation conserve un caractère nettement ouvrier et hautement conscient : peu ou pas d’actes de violence sont commis. Mais à partir de midi, une masse d’éléments venus de Berlin-Ouest commence à pénétrer dans le secteur oriental de Berlin, où la V.O.P.O. est complètement débordée. Parmi eux se trouvent des bandes réactionnaires bien organisées, notamment la bande des B.D.J., candidats-assassins fascistes financés par les Américains, dont les préparatifs d’assassinats des principaux leaders sociaux-démocrales furent dénoncés en 1952 par le président du Conseil du Land de Hesse, Zinn. Ce sont ces lumpen ainsi que de jeunes chômeurs démoralisés qui commettront les principaux actes de vandalisme, de pillage de magasins et d’incendie de grands bâtiments autour du Potsdamer Platz. Ces émeutes provoquent l’intervention du commandant soviétique qui proclame l’état de siège. Mais la foule ne reflue que lentement ; il faudra l’heure du couvre-feu pour que les rues soient désertes. Entre-temps, la V.O.P.O. a tiré sur des groupes d’émeutiers et tué 16 personnes, dont 11 habitants de Berlin-Ouest et quelques jeunes de Berlin-Est. Un seul gréviste se trouve parmi les victimes.
D’après les rapports de presse et les nouvelles de nos amis de Berlin, la grève n’a pas pris fin le 17 ; le 18 encore, 50% des grévistes de Berlin n’ont pas repris !e travail. Les 19, 20. 21, la grève continue dans quelques bastions ouvriers, notamment aux Kabelwerke de Köpenick où, de l’aveu de la presse stalinienne, fonctionne un comité de grève, de même qu’au bloc 40 de la Stalinallee.
Les évènements des 17-19 dans les villes de province
Entre-temps, la nouvelle des événements de Berlin s’est répandue dans toute la zone orientale d’Allemagne, Des mouvements de solidarité, des grèves et des manifestations de rue éclatent dans tous les centres industriels. A Magdebourg, vieux centre social-démocrate, les ouvriers libèrent les prisonniers politiques et manifestent en exigeant la légalisation du parti social-démocrate. Les cheminots de Magdebourg font partir des locomotives dans tous les sens avec l’inscription : « NOUS NE NÉGOCIERONS NI AVEC ULBRICHT NI AVEC ADENAUER. NOUS NÉGOCIERONS SEULEMENT AVEC OLLENHAUER. » (Ollenhauer, le chef du S.P.D. est originaire de Magdebourg). A Halle et Erfurt, la grève est générale et les manifestations de rues particulièrement tumultueuses : l’assaut est donné aux prisons. A Leipzig, deuxième ville d’Allemagne orientale, la plupart des usines sont en grève et la manifestation de rue très violente. De grandes usines comme le chantier naval Neptun (à Rostock), les usines Zeiss (à Iéna), Lowa (à Gorlits), Olympia (à Erfurt), Buna (à Halle), les usines de locomotives de Babelsberg, les aciéries de Fürstenwalde et de Brandebourg, ont toutes arrêté le travail.
Mais le centre du mouvement gréviste, en province et dans un certain sens de toute l’Allemagne orientale, ce sont les célèbres usines Leuna à Merscbourg. Les travailleurs de Leuna ont une grandiose tradition héroïque : centre du mouvement spartakiste au cours de la première guerre mondiale, Leuna est la forteresse du jeune Parti communiste allemand et l’héroïque et soulèvement de ses ouvriers en mars 1921 représente un des points culminants de la lutte révolutionnaire dans ce pays. Sous Hitler, Leuna fut un des principaux centres de résistance ouvrière. Depuis 1960, Leuna est le principal centre de résistance contre l’accroissement des normes. Lorsque la grève y éclate le 17, les ouvriers saisissent le micro et donnent les instructions d’organisation et de résistance par radio. Une délégation de 1.500 ouvriers de Leuna va apporter leur salut aux grévistes de Berlin. Le 18, la répression s’organise ; des centaines d’ouvriers sont arrêtés. Mais la résistance, farouche, ne peut être brisée. Après avoir frappé, les bureaucrates staliniens cajolent. Ulbricht, le secrétaire général en personne, se déplace à Leuna pour appeler les ouvriers à reprendre le travail. Mais les grévistes décident de saboter la réunion : sur 23’000 ouvriers, seuls 1.300 apparaissent au meeting. Le 23, la grève de Leuna dure toujours ! C’est un exploit sans précédent dans l’histoire de la lutte ouvrière contre la bureaucratie soviétique.
Les conditions de la victoire
Isolée à la seule zone orientale, la grève du 17 ne pouvait être victorieuse. Tôt ou tard, les forces d’occupation soviétiques allaient intervenir, et contre les tanks et les baïonnettes soviétiques, les ouvriers de Berlin-Est n’étaient pas prêts à se battre. La condition de la victoire de la grève, c’était son extension à Berlin-Ouest et à l’Allemagne occidentale. Les grévistes l’avaient compris instinctivement ! D’après les rapports de nos amis de Berlin, l’ouvrier du bâtiment qui devant le siège du bâtiment proclama la grève générale le 16 juin, la proclama non pour Berlin-Est seul, mais pour tout le Grand-Berlin ! Les métallos de Henningsdorf qui traversèrent le secteur français de Berlin n’y allaient pas chercher les cigarettes et le chocolat qu’on leur jeta ; ils y allaient chercher leurs camarades métallurgistes de Berlin-Ouest. Malheureusement, ceux-ci restèrent dans leurs usines. Au lieu de prolétaires socialistes, ce furent des lumpen de Berlin-Ouest qui se mélangèrent à la manifestation, dénaturant celle-ci et facilitant ainsi largement l’intervention soviétique. Imaginez un instant qu’au lieu de voir des jeunes réactionnaires brûler des drapeaux rouges, les soldats soviétiques aient vu s’approcher des masses compactes d’ouvriers socialistes de Berlin-Ouest en vêtements de travail, drapeaux rouges en tête et chantant l’Internationale ! La répression aurait été très difficile et, si elle avait eu lieu malgré tout, aurait laissé des traces profondes chez les soldats de l’Armée soviétique ! (Des rapports de province, où les manifestations tumultueuses eurent un caractère plus prolétarien que la manifestation de l’après-midi du 17 juin à Berlin, disent qu’à Halle les soldats soviétiques auraient tiré démonstrativement en l’air lorsque la foule s’approcha, et auraient reçu de frénétiques applaudissements de la part des ouvriers).
Ces conditions de la victoire du mouvement de Berlin-Est étaient tellement évidentes à Berlin que, même lors de la réunion de la direction du Parti social-démocrate à laquelle assistèrent plusieurs dirigeants nationaux du Parti, quelques orateurs mirent sur le tapis la question de la grève de solidarité, pour la rejeter d’ailleurs sous le prétexte dorénavant classique que « les conditions objectives n’étaient pas mûres ». Malgré l’atmosphère incontestablement défavorable de Berlin, avec ses 300’000 chômeurs et sa social-démocratie la plus droitière de toute l’Allemagne, les ouvriers de Berlin-Ouest attendaient des directives d’action qui ne vinrent jamais. L’inaction du S.P.D. fut le complément naturel de l’action, soigneusement préparée et dirigée, des bandes réactionnaires. Les ouvriers de Berlin-Est ont donné une leçon aux ouvriers sociaux-démocrates des zones occidentales quant à leur capacité d’agir spontanément. Puissent leurs frères de l’Ouest imiter bientôt cet exemple !
Les autorités d’occupation et la bourgeoisie allemande étaient profondément effrayées par le mouvement gréviste. Elles en comprenaient d’avance le caractère explosif et le danger qu’il traverse la ligne de démarcation. Ce qu’elles cherchaient, c’étaient quelques incidents sanglants pour discréditer l’Armée soviétique, non une grève ouvrière victorieuse, renforçant la conviction de la classe ouvrière qu’elle représente la seule force active du pays ! Aussi, eurent-elles tout intérêt à provoquer et à faciliter les incidents de l’après-midi du 17, qui entraînèrent l’intervention soviétique. Leur peur avait été suffisamment grande, pour qu’elles interdisent tout de suite toute manifestation ou réunion publique à Berlin-Ouest, s’il n’y avait pas de demande d’autorisation préalable, et refusent celle-ci à une demande des jeunesses socialistes disant qu’il fallait agir en « bloc des organisations démocratiques ». Ironie du sort : au moment où la propagande occidentale prétendait que les ouvriers faisaient grève à l’Est pour « la liberté démocratique », les potentats militaires occidentaux commencèrent par juguler cette même liberté à Berlin-Ouest. Est-ce vraiment un hasard, ou plutôt un symbole ?
Les ouvriers d’Allemagne orientale n’ont pas été écrasés
Si, par la responsabilité et la couardise des dirigeants ouvriers occidentaux, la grève du 17 juin n’a pas été complètement victorieuse, il n’est pas question, pourtant, qu’elle ait été écrasée dans le sang. La répression des troupes soviétiques, pour sévère qu’elle soit — on parla d’une trentaine de fusillés — n’en a pas moins gardé un caractère trop limité pour intimider effectivement les masses énormes qui ont pris conscience de leur propre force. Devant les travailleurs qui continuent obstinément leur résistance, les chefs staliniens alternent promesses et menaces, puis annoncent la libération de la plupart des ouvriers arrêtés et se rabattent presque exclusivement sur les annonces d’une rapide amélioration des conditions de vie. « Donnez-nous 15 jours de temps », prie Grotewohl devant une assemblée ouvrière. « Nous sommes complètement responsables de ce qui vient d’arriver », déclare-t-il sous les applaudissements massifs de l’assistance. Gageons qu’il n’aimait pas beaucoup ce genre d’applaudissements… Dans ces conditions, il ne peut y avoir un sentiment de défaite dans la classe ouvrière. Plus mêmes : les concessions substantielles que font et continuent à faire les dirigeants staliniens renforcent l’impression des travailleurs que leur mouvement a abouti à un succès important. A travers toutes les « critiques et autocritiques » dont les dirigeants staliniens ont l’habitude, on n’avait pourtant jamais vu quelque chose de pareil ! Dès le 16 juin, l’augmentation des normes de 10% est rapportée ; on condamne la méthode administrative d’augmenter les normes. Le 31 juin, le Comité Central libère des sommes importantes du fonds d’investissement pour l’industrie lourde afin d’accroître la construction de logements et les assurances sociales, et d’augmenter les subsides de l’Etat permettant de rétablir les cartes de chemins de fer à tarifs réduits de 75% pour les ouvriers. Le 26 juin, le Conseil des ministres annonce que 50% des fonds d’investissement mis de côté pour l’industrie lourde seront accordés à l’industrie des biens de consommation. Les matériaux de construction seront mis en vente libre pour permettre aux ouvriers de construire leurs propres maisons. L’approvisionnement en textiles serait réglé par les entreprises elles-mêmes sur la base de subsides d’Etat.
Au total 2 milliards de D-marks ont été transférés de l’industrie lourde et du réarmement à l’industrie légère et à la construction de logements.
Aussi le sentiment de force et de confiance des travailleurs éclate-t-il dans les réunions d’usines que rapporte la presse stalinienne elle-même. La critique la plus violente est adressée de toute part aux dirigeants du parti et des syndicats. Les ouvriers ne parlent pas seulement des normes, des salaires, des prix dans les H.O. Ils posent des questions hautement politiques. « Ne vaudrait-il pas mieux que vous démissionniez, demandent-ils encore à Grotewohl à l’usine de transformateurs d’Oberschöneweide (Neues Deutschland, 24 juin). Grotewohl se contorsionne, explique qu’il fera un rapport devant la « Chambre du Peuple » qui décidera alors souverainement, qu’entre-temps, il est du devoir du gouvernement de réparer ses fautes… Aux usines de machines de Berlin-Weissensee, les ouvriers reprennent Ulbricht sur la demande de faire une critique franche et ouverte. « Encore faut-il que nous ayons l’assurance qu’on ne nous fera rien ensuite… Que sont devenus les trois camarades disparus de la section du Transport depuis le 17 juin ? » Jamais, depuis 1927, des dirigeants staliniens n’ont été placés dans une situation les obligeant à écouter et à répondre patiemment à un tel langage.
L’« autocritique » des dirigeants du S.E.D.
En fait, les dirigeants du S.E.D. ont été amenés, entre le 16 et le 26 juin, à faire une autocritique qui s’attaque aux racines mêmes de la politique économique et sociale stalinienne. Des thèses que le mouvement trotskyste avait défendues pendant vingt-cinq ans se trouvent d’un seul coup admises et reprises par les plus hauts dignitaires staliniens en Allemagne orientale :
1° Ils admettent que le développement exagéré et disproportionné de l’industrie lourde a abouti à une réduction du niveau de vie des travailleurs et provoque une crise économique, sociale et politique des pires dimensions : « Le développement forcé de l’industrie lourde a abouti… à la restriction de l’industrie des moyens de consommation. Cela a empêché l’accroissement ultérieur du niveau de vie. » (Neues Deutschland, 17 juin 1953, quotidien du SED)
2° Ils admettent que l’augmentation constante des normes a été introduite de façon purement administrative et contre la volonté des travailleurs, provoquant le mécontentement des travailleurs. « Les mesures erronées ont conduit à un emploi accru des mauvaises méthodes administratives (pouf l’augmentation des normes) et même des mesures punitives accentuées (pour obtenir la même augmentation)… ce qui a limité les forces créatrices du peuple » (Grotewohl. Neues Deutschland, 17 juin 1953)
3° Ils admettent que la prétendue augmentation « volontaire » des normes était en réalité une augmentation administrative, obtenue par des pressions, des menaces, ou même la violence : « Le 1er mai, les dirigeants des entreprises de construction de logements (à Berlin) publiaient un communiqué de presse déclarant que la grande majorité des brigades de travail avait volontairement augmenté ses normes de 10%. Mais lorsque les mêmes dirigeants organisèrent, la réunion des activistes et brigadiers du 28 mai, la grande majorité rejeta cette augmentation des normes. »(Neues Deutschland, 14 juin 1953).
4° Ils admettent que les syndicats ont jusqu’à maintenant fonctionné comme le prolongement de la direction des entreprises nationalisées :« Le syndicat Bâtiment-Bois du F.D.G.B. (Confédération syndicale d’Allemagne orientale)…ne doit plus agir comme le pendant des directions des entreprises ». (Neues Deutschland, 17 juin)
5° Ils admettent maintenant l’idée « trotskyste » déjà reprise par le P.C. yougoslave et en partie par le P.C. chinois que c’est la tâche des syndicats de défendre les intérêts des ouvriers, au besoin contre la direction des entreprises nationalisées (idée provenant en réalité de Lénine et adoptée par le Parti bolchevik dans ses thèses sur les syndicats) : « Il est nécessaire de surmonter la pratique fausse d’une série de directions syndicales qui oublient, dans leur désir d’accroître la productivité du travail dans les entreprises nationalisées, qu’il est en même temps nécessaire de défendre les intérêts des travailleurs contre toute forme de falsification bureaucratique… La tâche principale des syndicats, c’est actuellement de remplir leur fonction de représentants des intérêts des travailleurs dans la lutte pour l’amélioration des conditions d’existence économiques et culturelles dans chaque usine, chaque village, chaque ville… de façon honnête et consciencieuse. » (Neues Deutschland, 20 juin).
Les ouvriers, en réponse à la répression, commencèrent à revendiquer ouvertement le droit de grève. Ils demandèrent aux chefs du S.E.D. si le droit de grève existait dans la D.D.R (RDA). Encore le 24 juin, parlant aux usines Leuna, Walter Ulbricht déclara que « par principe il est intolérable de faire la grève dans la D.D.R., car en faisant la grève contre un Etat ouvrier, les travailleurs tailleraient dans leur propre chair ». Mais une semaine plus tard, un tournant devient nécessaire à ce sujet également, tant s’est accrue la pression ouvrière. Dans son numéro du 2 juillet, Neues Deutschland publie un additif à une interview du ministre de la justice de la D.D.R., Max Fechner, dans laquelle il est dit : « Le droit de grève est constitutionnellement garanti dans la D.D.R. Les membres de comités de grève ne seront pas punis pour leur activité dans ces comités ». Il s’agit là d’un tournant fondamental de la politique ouvrière du stalinisme, reconnaissant implicitement la justesse d’une des principales revendications du mouvement trotskyste, depuis vingt-cinq ans.
Les répercussions du soulèvement ouvrier
Les événements du 16 au 19 juin auront des répercussions profondes sur la montée du mouvement ouvrier allemand dans son ensemble, c’est-à-dire en premier lieu sur les ouvriers d’Allemagne occidentale. Ceux-ci avaient jusqu’à maintenant l’initiative dans la reprise de la lutte ouvrière en Allemagne. L’initiative est passée maintenant à leurs frères de l’Est. Nul doute que l’exemple de Berlin stimulera la volonté de lutte et l’ampleur de vue des militants et des fonctionnaires d’avant-garde dans les organisations de masse de l’Allemagne occidentale. Les ouvriers de Berlin, de Leuna, de Magdebourg et de Leipzig ont montré qu’il est possible de tenir tête, par l’action de masse, aux forces de la V.O.P.O. et à la menace des forces d’occupation soviétiques. Les ouvriers d’Allemagne occidentale pourront en tirer la leçon qu’il sera encore beaucoup plus facile de briser les forces de police de la République de Bonn aussi longtemps que la nouvelle Wehrmacht n’est pas reconstruite. La perspective de l’unité allemande, de l’unification du mouvement ouvrier de toute l’Allemagne, devient de plus en plus une perspective révolutionnaire dans laquelle la classe ouvrière allemande apparaîtra à nouveau comme la principale force ouvrière d’Europe. Exiger le retrait immédiat des forces d’occupation d’Allemagne, c’est pour le mouvement ouvrier international exiger l’élimination du principal obstacle à la montée révolutionnaire en Allemagne.
L’écho des événements de Berlin, après les événements similaires de Pilsen et de Brno, lors de la dernière réforme monétaire tchécoslovaque, résonnera dans tous les centres industriels des pays de démocratie populaire et en U.R.S.S. même. Pour la première fois, les ouvriers ont, par l’action de masse, arraché de substantielles concessions à la bureaucratie stalinienne. Cet exemple sera étudié et imité ailleurs. Produits indirects de l’évolution récente en U.R.S.S. (c’est sur ordre de Moscou que Semionov obligea le S.E.D. à entamer son « cours nouveau ») les événements révolutionnaires de Berlin accéléreront cette évolution de la politique stalinienne en U.R.S.S. visible depuis la mort de Staline. Les dirigeants soviétiques chercheront, par des mesures préventives, à éviter qu’une même vague de grève ne se répète dans leur propre pays. Mais il est douteux que ce but soit atteint. Les rapports de force deviennent de plus en plus défavorables à la bureaucratie dans les pays de démocratie populaire industrialisés et en U.R, S.S. même. La confiance des travailleurs dans leurs propres forces et leur propre avenir fera un nouveau bond en avant. Les événements de Berlin représentent ainsi une étape décisive vers le renversement révolutionnaire de la bureaucratie par le prolétariat, vers la résurrection et le triomphe de la démocratie soviétique.
Leçons du soulèvement ouvrier
Le tracé de cette lutte prolétarienne contre la bureaucratie, que nous étions forcés jadis de dessiner en pointillé peut maintenant s’esquisser en traits pleins. Contrairement à toutes les prédictions de sceptiques et de capitulards, ce ne sont pas des esclaves démoralisés, mais des ouvriers communistes conscients qui conduisent et conduiront cette lutte. Ils ne la conduisent pas sous le drapeau de la « liberté occidentale », mais sous celui du véritable communisme, de la démocratisation de l’Etat et des organisations ouvrières, du pouvoir direct des travailleurs, c’est-à-dire du pouvoir des soviets.
Ce ne sont pas des « idées nouvelles », après la « faillite du bolchevisme et du marxisme , mais les vieilles traditions spartakistes, bolcheviques, communistes, qui gouvernent leurs actions. L’avenir n’est pas à la « synthèse » entre la démocratie bourgeoise et la dictature stalinienne. L’avenir est au triomphe de la démocratie soviétique sur la base sociale nouvelle établie par la Révolution d’Octobre, étendue aux pays de démocratie populaire. C’est le programme et les perspectives trotskystes que les grévistes de Berlin-Est ont confirmés de façon éclatante. C’est en trotskystes qu’ils ont agi et parlé, sans mêler leur drapeau à celui des croisés atlantiques, le 16 et le matin du 17 juin.
Il y a un an, rapportant les discussions que la révolution chinoise avait déclenchées au sein du Parti communiste de l’Union soviétique, nous avions noté que les progrès de la révolution internationale catapultèrent des idées révolutionnaires en U.R.S.S. même. Lors de la publication du dernier ouvrage de Staline, nous avons entendu une vague de critique révolutionnaire envers la bureaucratie accompagner les pénibles explications du Chef-Bien-Aimé. Staline mort, ses successeurs se sont précipités pour admettre, par l’ampleur de leurs concessions aux masses, l’existence d’un énorme mécontentement populaire contre la bureaucratie. Le 1er mai dernier, l’appel de la IVe Internationale annonça que la montée révolutionnaire internationale atteignait les pays sous domination stalinienne. Les ouvriers de Berlin-Est dont nous saluons le courage et la haute conscience communiste nous permettent aujourd’hui d’écrire sans exagération : la montée révolutionnaire contre la bureaucratie stalinienne a commencé. Un nouveau chapitre s’ouvre dans l’histoire de la révolution mondiale à notre époque. (26 juin 1953).
Post-scriptum. Les capitalistes d’Allemagne occidentale savent très bien pourquoi ils représentent la lutte des travailleurs de la D.D.R (RDA). Comme une lutte pour « la liberté » ; ils comptent sur la chute de la D.D.R. Pour conquérir de nouveau la liberté pour la propriété privée et l’exploitation « libre de la force de travail en Allemagne orientale. Quelques jours après la grève du 16 juin, M. Thedieck, secrétaire d’Etat pour les questions panallemandes à Bonn, déclara à une séance de la Chambre de Commerce à Coblence que la première tâche à résoudre sur la voie de la réunification allemande, c’est l’abolition de l’économie planifiée dans la zone d’occupation soviétique, et la réintégration de cette économie dans celle de l’Allemagne occidentale, basée sur le marché libre. L’ancien ministre Walter von Keudell écrit dans le même sens dans le journal Die Welt du 1er juillet 1953. Le service de presse économique de la direction du parti social-démocrate allemand attaqua violemment ces projets dans son numéro du 25 juin 1953. Il révéla également qu’au ministère pour les questions pan-allemandes à Bonn fonctionne depuis quinze mois un Institut de Recherches qui a préparé tous les détails de la reprivatisation de l’économie de la D.D.R. pour le « jour J ». Malheureusement, le S.P.D. ne mène aucune campagne publique contre ces projets. Il n’écrit rien à ce sujet dans ses quotidiens. Et il participe activement au concert sur la prétendue « lutte pour la liberté » des ouvriers de la D.D.R., facilitant ainsi aux magnats de l’industrie l’élaboration de leurs projets de vol des entreprises socialisées.
26 juin 1953
Ernest Germain (Ernest Mandel)
Déclaration. Les prolétaires de Berlin se lèvent
Publiée dans La Vérité. Organe de défense des travailleurs. Numéro 317 (du 26 juin au 9 juillet)
Salut aux travailleurs de Berlin-Est et de toute l’Allemagne orientale, qui viennent d’écrire une nouvelle page glorieuse dans l’histoire du prolétariat international !
Silence aux chiens sanglants de la bourgeoisie, aux impérialistes français, américains, anglais. L’histoire de leur régime n’est que boue, sang et misère, de la Commune de Paris à l’assassinat des Rosenberg.
Qu’ils se taisent, ceux qui par deux fois en vingt cinq ans ont déchaîné la guerre impérialiste pour défendre leurs profits. Qu’ils se taisent, ceux qui depuis huit ans font de la guerre au Vietnam, ceux qui en un jour assassinèrent 45’000 Algériens [massacre de la population algérienne du 8 au 22 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, « départements français d’Algérie »], ceux qui en trois jours assassinèrent 100’000 Malgaches [insurrection de la population malgache initiée en mars 1947 ; la répression fut d’une extrême violence et a duré plus de deux ans ; en janvier 1951, François Mitterrand, ministre de la France d’outre-mer affirme : « L’avenir de Madagascar est indéfectiblement lié à la République française »], les bourreaux de Ferhat Hached [syndicaliste tunisien assassiné en décembre 1952, fondateur de l’UGTT], les râtisseurs du Cap Bon [début 1952, intervention de l’armée française contre les émeutes populaires dans la région du Cap Bon], les hommes de la guerre atomique, les incendiaires de Corée, les chevaliers du Napalm et de la chaise électrique. Les travailleurs de Berlin se sont dressés contre l’oppression et la misère, c’est-à-dire contre vous et votre régime. Vos larmes de crocodile sur le sort de l’Allemagne orientale ne tromperont personne.
Quant aux valets de plume de « l’Humanité » et de « Libération » en assimilant tout un prolétariat dressé pour le pain et la liberté à des « provocateurs fascistes », ils ont montré, au grand jour, leur plate subordination aux bureaucrates du Kremlin et leur mépris de la classe ouvrière.
TRAVAILLEURS FRANÇAIS, VOICI COMMENT ET POURQUOI LES TRAVAILLEURS D’ALLEMAGNE ORIENTALE COMBATTENT :
Voici les faits
Le 16 juin, les gars du bâtiment de Berlin débrayaient en masse pour protester contre l’augmentation des normes de travail de 10%, sans augmentation de salaire. Les cheminots, les métallurgistes se joignirent au mouvement : bientôt la grève fut générale. Les grévistes se répandirent dans les rues de la ville, aux cris de : « Nous en avons assez ! Nous ne pouvons plus vivre ainsi ! Nous voulons du pain et la liberté ! Vive la grève générale ! ». Par centaines de milliers, affluant de 30 et 40 kilomètres à la ronde, ils marchèrent sur le siège du gouvernement Grotewohl pour exiger sa démission.
Le 17 et le 18 juin, les manifestations ouvrières s’étendaient à toute l’Allemagne. En maints endroits, la police populaire fraternisa avec les travailleurs.
Le gouvernement stalinien de Grotewohl-Ulbricht – ce même gouvernement qui, pour satisfaire les exigences de la politique internationale du Kremlin, venait de tendre la main à l’évêque Dibelius, de préconiser le développement de la petite et de la moyenne industrie capitaliste et la liberté du commerce, de prôner les vertus de la libre concurrence, de promettre des avantages aux paysans riches ; ce même gouvernement venait d’amnistier en masse les mercantis et les trafiquants – ce gouvernement aux abois, tout prêt d’être emporté par les travailleurs insurgés, s’abrita derrière les troupes d’occupation russes. Celles-ci intervinrent avec leurs tanks et leurs mitrailleuses contre les manifestants qui scandaient : « Qui sommes-nous ? Nous sommes les travailleurs de Berlin ! Ils ne nous feront rien, nous sommes des ouvriers ! »
Intervention d’un tank de l’armée « rouge » à Leipzig le 17 juin 1953
Plusieurs dizaines furent tués, plusieurs centaines blessés. A Magdebourg, où 10’000 métallurgistes des usines Thaelmann s’étaient emparés de la préfecture et de la prison et avaient libéré les détenus politiques, vingt d’entre eux furent tués. Des événements semblables se déroulèrent à Weimar, Chemnitz, Hall, Dresde, Leipzig, Erfurt et dans les mines d’uranium de Saxe. A Berlin, l’ouvrier électricien en chômage Willy Göttling, fut fusillé pour l’exemple. Le vice-président du gouvernement, Nuschke, déclara : « Les Russes ont raison d’employer les tanks, car c’est leur devoir en tant que puissance d’occupation de rétablir l’ordre ».
Où sont les complices de l’impérialisme ?
Travailleurs ! Vous ne vous laisserez pas duper par les faussaires qui prétendent vous faire croire que les travailleurs allemands, lorsqu’ils luttent pour leurs conditions d’existence, pour leurs libertés, pour l’unité de leur pays, sont des provocateurs fascistes ! Certes, l’impérialisme américain, qui vient de défier l’opinion publique mondiale en assassinant les Rosenberg [Ethel et Julius Rosenberg, communiste de New-York, seront arrêtés en août et juillet 190, accusés d’espionnage pour l’URSS, jugés coupable et exécutés en juin 1953 à la prison de Sing Sing, par chaise électrique , cherche, dans sa rage contre-révolutionnaire, à exploiter la situation.
Mais qui donc fait le jeu de l’impérialisme – qui donc compromet la défense de l’Union soviétique – sinon les bureaucrates du Kremlin qui ont consacré à Potsdam, la division de l’Allemagne entre les quatre Grands ? Qui, de concert avec les impérialistes occidentaux, ont imposé au peuple allemand, les démantèlements d’usines et d’écrasantes réparations ? Qui fait le jeu de l’impérialisme, sinon ceux qui instaurent en Europe orientale d’étouffants régimes policiers, qui provoquent l’indignation des masses ouvrières ?
Ne les reconnaissez-vous pas, ces dirigeants staliniens qui osent écrire aujourd’hui : Il y a lieu de rougir que des travailleurs allemands soient tombés dans le piège des machinations des provocateurs de Berlin-Ouest, que les ouvriers de Berlin n’aient pas réussi à empêcher que fût souillée leur ville » (Neues Deutschland, 18 juin). Ne les reconnaissez-vous pas ? N’est-ce pas les mêmes qui vous disaient, il n’y a pas si longtemps : « La grève est l’arme des trusts », ou encore « Seuls les fascistes veulent la grève générale ». N’est-ce pas eux qui prêchent aujourd’hui le « Front national uni », avec les bourgeois « patriotes » ? Ne sont-ils pas toujours prêts, aujourd’hui comme hier, en Allemagne comme en France, à sacrifier les travailleurs aux combinaisons diplomatiques du Kremlin ?
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Seuls contre tous
Moscou et Washington sont aujourd’hui d’accord pour présenter les travailleurs manifestants de l’Allemagne orientale comme des partisans de la « démocratie » à la mode américaine. Ils entonnent, chacun pour ses raisons, le chœur de cette hideuse calomnie contre les prolétaires allemands. Pas une voix ne s’est élevée contre les falsificateurs, pour la défense des aspirations socialistes du prolétariat d’Allemagne. Personne ne s’est trouvé non plus à la tête des manifestants, inorganisés et livrés à leur seul sens de classe, pour donner un programme à la lutte qu’ils voulaient mener.
Des témoins oculaires ont rapporté comment, au matin du 17 juin, de nombreux travailleurs manifestant dans les rues de Berlin, disaient entre eux : « Malheureusement nous n’avons pas de direction ». Malheureusement, en effet, les travailleurs allemands n’ont pas encore à leur tête un parti révolutionnaire authentique, indépendant de Wall Street et du Kremlin. Ce parti aurait proclamé devant les prolétaires du monde entier que les travailleurs d’Allemagne orientale, comme quelques jours auparavant ceux de Pilsen et de Morava-Ostrava, en Tchécoslovaquie, ne luttent pas pour le rétablissement du capitalisme ; ils luttent pour que les fruits de l’économie nationalisée et planifiée profitent à l’ensemble des travailleurs et non seulement à une minorité de bureaucrates privilégiés.
Ce parti aurait appelé les travailleurs de toute l’Allemagne à ne pas attendre l’unité allemande d’une conférence des grandes puissances – ces mêmes puissances qui à Yalta et à Potsdam consacrèrent la division de l’Allemagne. L’unité allemande doit être conquise par l’action des travailleurs allemands. C’est dans cette voie que seront engagés les travailleurs de Berlin. Aussi la presse bourgeoise dissimule-t-elle mal son inquiétude sous ses ricanements. La bourgeoisie redoute que les travailleurs de toute l’Allemagne s’unissent dans un même combat. N’a-t-elle pas vu, le 20 juin précisément, des milliers de manifestants se heurter à la police à Munich, en zone américaine, au cours de violentes bagarres ? On comprend dès lors que Kayser, ministre d’Adenauer, ait adressé aux travailleurs insurgés de la zone orientale un appel au calme.
Solidarité
Travailleurs français ! Nous pouvons et devons aider la classe ouvrière allemande dans sa lutte pour l’unité de son pays, pour le départ des troupes d’occupation étrangères, pour la démocratie ouvrière, pour le socialisme.
Unissons-nous pour imposer le retrait de toutes les troupes d’occupations ! Exigeons le retrait des troupes d’occupation de notre propre bourgeoisie en Allemagne de la même façon que nous exigeons le retrait du corps expéditionnaire en Indochine, et des troupes d’occupation françaises en Afrique du Nord !
VIVENT LES TRAVAILLEURS D’ALLEMAGNE ORIENTALE !
VIVE L’ACTION RÉVOLUTIONNAIRE DES TRAVAILLEURS DE TOUTE L’ALLEMAGNE POUR L’UNITÉ ALLEMANDE, CONTRE ADENAUER ET GROTEWOHL !
VIVE LA SOLIDARITÉ INTERNATIONALE DU PROLÉTARIAT ! (Cet appel a été publié en tracts. Vous pouvez vous en procurer à « La Vérité ».)
Note :. Nous avons respecté la graphie lors de la transcription de ce document (Réd. A l’Encontre)