Avec le recul que nous accorde la longue histoire de l’amiante, on constate que la résistance patronale au règlement de ce problème grave - soutenue par l’Etat et la CNA -, visait non seulement la défense des intérêts des producteurs de produits amiantés mais, par ce biais, celle de toutes les entreprises utilisant des toxiques. Ainsi, l’affaire de l’amiante illustre bien les multiples affaires en cours et à venir : pollutions, nucléaire, OGM, gaz à effet de serre, et bien d’autres contre lesquelles le mouvement ouvrier devra résister.
Après avoir imposé la « paix du travail » qui visait à empêcher la résistance des salarié-e-s, le capital réclame la paix du marché pour neutraliser toute entrave dans ses choix productifs. Mais cette guerre patronale pour la « santé » des entreprises contre celle des travailleurs-euses qu’elles exploitent ne peut justifier une démission des organisations syndicales. Cet échec dramatique laisse mal présager de la résistance des salarié-e-s face aux milliers de cancérogènes, mutagènes et toxiques inédits qui constituent de nouvelles menaces sur les lieux de travail et dans l’environnement.
Une tragédie annoncée
Tout d’abord, l’affaire de l’amiante est séculaire et universelle. Il n’est donc pas possible de l’aborder dans toute son étendue. Elle reste largement à écrire. Elle peut l’être d’autant plus facilement que des sources assez complètes existent (1). A la différence des autres toxiques, cancérogènes, allergènes ou mutagènes qui polluent actuellement les places de travail, l’amiante intoxique les travailleurs-euses depuis plus d’un siècle. Cette fibre est ainsi emblématique de plusieurs maladies professionnelles, dont l’asbestose - une forme de calcification pulmonaire - reconnue comme telle par la CNA (actuelle SUVA), en 1927, et intégrée à la liste des maladies professionnelles en 1939 ; ce qui ne devait cependant pas empêcher que ses victimes ne soient indemnisées qu’à partir de 1953.
L’amiante provoque également des cancers du poumon, de la plèvre et du péritoine, ces derniers nommés mésothéliomes étant spécifiques de cette substance. Cette maladie foudroyante ne devait être reconnue par la CNA qu’en 1969, soit plus de trente ans après que la relation entre exposition professionnelle à l’amiante et cancer du poumon ait été mise en évidence. Quant aux cancers pulmonaires, la SUVA rechigne aujourd’hui encore systématiquement à les reconnaître, et ce même si toutes les maladies dues à l’amiante doivent être indemnisées, en principe, depuis 1984. Pour motiver ses refus, elle affirme - sans en apporter elle-même la moindre preuve - que ces pathologies seraient dues à la fumée du tabac ou à une exposition non professionnelle, soit parce que l’amiante n’aurait pas été utilisé sur le lieu de travail de la victime, soit parce que les doses inhalées auraient été trop faibles pour provoquer la maladie. Ainsi, les nombreuses victimes - ayant travaillé dans des bateaux, des usines floquées à l’amiante, des fabriques de camions, des carrosseries, des chantiers de démolition ou de construction, des ateliers CFF - où l’amiante était omniprésente -, incapables d’apporter la preuve d’une intoxication vieille de plusieurs décennies, se trouvent aujourd’hui démunies et privées des indemnisations auxquelles elles ont droit.
Les pathologies liées à l’amiante - dont les mésothéliomes, alors pratiquement incurables - sont reconnues de façon indiscutable depuis 1962, mais il a fallu attendre près de trente ans pour que les autorités suisses en interdisent l’usage, en 1990 ; sa production n’ayant cessé définitivement qu’en 1994. Or, durant ce laps de temps, l’industrie suisse a doublé son importation d’amiante. De plus, l’interdiction n’a pas été suivie de mesures correspondantes de décontamination des sites, bâtiments et installations contenant le toxique. C’est la raison pour laquelle le début du XXIe siècle a connu le commencement d’une hécatombe qui se poursuivra jusqu’aux années 2020. D’après nos statistiques d’importation d’amiante en Suisse, la quantité mise en œuvre correspond à une centaine de kilos par habitant, dont seule une faible partie a été éliminée.
Plus grave, les centaines de milliers de personnes ayant été exposées directement ou indirectement à l’amiante, avant son interdiction, n’ont pas fait l’objet de suivis médicaux périodiques. Les fichiers des salarié- e-s ayant travaillé à la fabrication d’amiante ciment (Eternit), de flocage, d’isolation, dans le bâtiment en général, seraient introuvables ; ce qui interdit l’information urgente des salarié-e-s exposés - en particulier des immigré-e-s ayant quitté la Suisse - pour les inciter à prévenir leur médecin traitant. Ainsi, c’est par des médecins et des avocats des pays d’émigration, à la recherche de preuves de l’exposition professionnelle passée des victimes déjà décédées, que parviennent les noms des travailleurs-euses. L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de permettre aux familles de bénéficier des indemnisations auxquelles elles ont droit.
Souffrance au travail, à domicile, à l’hôpital...
A la différence des accidents professionnels, dont les conséquences sont immédiates, les effets délétères de l’amiante ne se manifestent que tardivement, jusqu’à une quarantaine d’années après l’inhalation de ses fibres. Ce temps de latence, propre aux toxiques cancérogènes et mutagènes, est effroyable pour ses victimes qui redoutent la maladie à venir tout au long de leur activité professionnelle, puis la subissent durant leur retraite. Ainsi, la disparition de ces victimes donne une idée fausse de l’amélioration de la durée et de la qualité de vie des salarié-e-s. « Si l’espérance de vie a augmenté, cela se traduit aussi, en raison des séquelles de l’activité professionnelle, par une explosion des maladies du retraité : cancers, affections cardiovasculaires, dépressions, attaques cérébrales, handicaps sensoriels, arthrose, démences séniles, Alzheimer, etc. » (2). Les statistiques qui démontrent l’augmentation incessante de l’espérance de vie sont à cet égard doublement trompeuses. En comptabilisant indifféremment les années bien et mal vécues, et en tirant des moyennes entre salarié-e-s et employeurs, elles confondent espérance et désespérance de vie.
Mais ce temps de latence permet d’oublier les liens de cause à effet. Ainsi, les employeurs perdent la trace de leurs victimes ; les assurances professionnelles s’épargnent d’énormes dépenses en contrôles médicaux et indemnités ; les institutions minimisent les risques et diffèrent l’introduction de mesures préventives ; la recherche épidémiologique exclut quantité de travailleurs exposés de ses statistiques de mortalité. Les victimes de l’amiante meurent pour la plupart dans de terribles souffrances et dans l’indifférence des responsables de leurs maladies. Souvent même, elles ignorent les causes de leur décès prématuré et l’attribuent à tort à leur « hygiène de vie », quand ce n’est pas à leur « manque d’exercice physique » ! Pour les cancéreux, il ne s’agit donc plus de souffrance au travail, mais de souffrance à domicile, puis à l’hôpital... sans cesse - pour eux et leurs proches -, du diagnostic à la mort.
A la perte de l’emploi, conséquence directe de la maladie, s’ajoutent les douleurs, la dépendance accrue et l’anxiété quant au temps qui reste à vivre. Pire encore sont les incertitudes liées à la prise en charge du malade, tant du point de vue de la qualité des soins, que de celui des tracasseries administratives et juridiques. Les syndicats oublient le cotisant absent ou démuni ; il revient donc au malade de se défendre contre son employeur et son assurance.
Confrontés dès les années 70 à l’urgence de protéger les ouvrier-e-s et employé-e-s contre les risques de l’amiante, les syndicats suisses ont dû affronter la troïka patronat-CNA-Etat. Ils ont d’abord tenté de résister, avant d’abandonner progressivement leurs revendications.
Le patronat soutient Eternit
Dix ans après l’abandon définitif de l’usage de l’amiante en Suisse, Eternit continuait à négliger sa nocivité, à fuir ses responsabilités, à confisquer les informations qui pouvaient la compromettre et à nier l’ampleur des drames humains qu’elle avait délibérément causés. C’est ainsi qu’elle a pu écrire que l’amiante avait fait l’objet d’un « rejet émotionnel », qu’elle avait été « vouée aux gémonies » (3), entendant par là que la lutte pour l’interdiction de l’amiante n’était motivée que par le mépris et l’opprobre, et non par un souci raisonné de la santé publique. Ainsi, les auteurs du luxueux ouvrage de 270 pages, publié pour le centième anniversaire de la fondation d’Eternit, sacralisaient-ils l’amiante-ciment, mais n’exprimaient pas le moindre regret, la moindre excuse ou reconnaissance pour les salarié-e-s qui, par leur travail, leur souffrance et leur mort, avaient contribué à l’immense fortune de leurs employeurs.
Un espoir - ou une illusion - de règlement politique de l’affaire de l’amiante à l’avantage des travailleurs et de la population est apparu à travers les conférences annuelles de l’OIT à Genève. Il s’agissait d’une sorte de « négociation collective à l’échelle planétaire » (4) sur l’amiante, en 1986, après dix années de discussion et 72 sessions. On savait les pourparlers difficiles : le délégué des travailleurs - représentant une population pourtant largement majoritaire - ne pouvait faire le poids face à celui des employeurs, appuyé par deux délégués gouvernementaux. En réalité, la négociation fut impossible : la Convention 162 et la Résolution 172 « concernant la sécurité dans l’utilisation de l’amiante », adoptée en 1986, choisissaient de ne pas choisir, privilégiant une fois de plus la productivité plutôt que les producteurs. Les quelques avancées dans la prévention étaient rendues caduques par des restrictions incarnées dans des formules du type « si c’est réalisable du point de vue technique » ou « si les conditions économiques le permettent ».
Mais le coup de grâce a été donné à cette Convention par la dénonciation de la toxicité potentielle des fibres de substitution à l’amiante. Cet argument, faisant appel au « principe de précaution », fut lancé par les producteurs d’amiante québécois, et largement repris, y compris par la CGT, pour défendre la production « française » d’Eternit : « Aucun produit [de remplacement de l’amiante] ne [devait] être mis sur le marché sans avoir été testé sérieusement pour ses effets immédiats et aussi dans un temps de latence de 20 à 40 ans » (5). En clair : pas d’interdiction d’un toxique dont les risques sont avérés avant que ne soit prouvée la non-toxicité absolue des fibres de substitution virtuelles.
La preuve était ainsi faite que ce type de négociations, si officielles et universelles fussent-elles, n’avait guère d’utilité et démobilisait au contraire les salariée- s représentés par des bureaucrates, souvent incapables ou complaisants. D’ailleurs, le Conseil fédéral, selon un article paru dans le quotidien 24H, refusa immédiatement de signer la Convention de l’OIT, sous prétexte qu’elle ne prévoyait « aucune dérogation au remplacement de l’amiante, pour les cas où une telle mesure serait économiquement insupportable pour les entreprises chargées de la mettre en vigueur ». « L’USS saute au plafond » et « le monde du travail gronde », (6) titrait alors le même article. Mais les décisions de l’OIT ont bien été le chant du cygne des initiatives syndicales pour l’interdiction universelle et définitive de l’amiante et la prise en charge de ses victimes. Elles n’allaient plus être que des combats d’arrière- garde, alors même que le nombre de morts ne cessait d’augmenter.
L’épidémie continue...
Les modestes succès de la mobilisation des années 80 - interdiction de l’amiante en Suisse, inventaire des bâtiments floqués, obligation de défloquer les bâtiments publics - n’ont pas rendu possible, et ont même stoppé net, un début de mobilisation sur la revendication essentielle qu’était la protection des travailleurs-euses exposés. Plus grave encore, ces acquis ont permis aux pouvoir publics et privés d’enterrer l’affaire en prétextant que l’utilisation d’amiante ayant été interdite, et les édifices en contenant localisés, l’amiante ne pouvait plus être dangereux ! Il a donc été facile de tromper les travailleurs d’Eternit, qui continueront à mourir prématurément au cours des deux prochaines décennies, en leur assurant qu’ils ne risquaient plus rien.
Pourtant, étouffée il y a vingt ans, l’épidémie est loin d’être éradiquée. Ces fibres mortelles subsistent encore dans de nombreux bâtiments et dans les poumons des milliers de travailleurs-euses qui les ont inhalées. De la centaine de kilos d’amiante par habitant qui a été utilisée en Suisse, seule une faible partie a été mise hors d’état de nuire. Le règlement rapide et définitif de cette affaire était pourtant une exigence démocratique élémentaire. Mais les travaux de désamiantage n’allaient pas procurer autant de profits aux rares entreprises spécialisées dans l’amiante que l’épuration des eaux, l’incinération des déchets, la neutralisation des toxiques ou la construction d’autoroutes. De plus, le suivi médical, les soins hospitaliers et l’indemnisation des victimes de l’amiante et de leurs proches ne peuvent qu’engendrer d’énormes dépenses pour les assurances. Enfin, le contrôle des parcs immobiliers, la surveillance des chantiers, la formation des travailleurs- euses impliquent pour les pouvoirs publics des dépenses inopinées qu’ils ont refusé d’assumer au prétexte du « moins d’Etat ».
Ainsi, à la différence des ordures, fumées, odeurs et autres miasmes urbains, les risques de l’amiante - ce toxique omniprésent mais invisible, mortel mais à retardement - ont pu être niés, sous-estimés ou escamotés. Tel est le choix qu’a fait la troïka Etatpatronat- CNA, face à laquelle le mouvement ouvrier, menacé par le chômage et affaibli par le démantèlement de ses acquis, n’a pas su imposer ses propres revendications. Dans son ouvrage de 1984, intitulé « Eternit : Poison et domination, une multinationale de l’amiante », le Parti Socialiste Ouvrier (PSO) affirmait que « le patronat et l’Etat ne vont pas manquer, pour défendre l’usage de l’amiante, d’agiter la crise et la menace du chômage. Les travailleurs sont-ils donc piégés, contraints de choisir entre le chômage et la maladie ? C’est exactement là que se situe le point faible des organisations majoritaires du mouvement ouvrier. Leurs dirigeants sont convaincus que le capitalisme est la seule organisation rationnelle de l’économie et que le profit des capitalistes doit donc être préservé dans l’intérêt des travailleurs eux-mêmes. La politique des grands partis ouvriers et des syndicats est basée sur ce dogme. » Il est urgent de changer radicalement de perspective. En effet : un autre monde est possible !
Notes
(1) Pour ce qui est de la Suisse romande, La Brèche, l’organe de la LMR-PSO (Ligue marxiste révolutionnaire, devenue ensuite le Parti socialiste ouvrier), et plus tard solidaritéS, ont suivi l’affaire de près.
(2) Igniacio Ramonet, Le Monde diplomatique, juin 2003.
(3) Eternit suisse. Architecture et culture d’entreprise depuis 1903, Catalogue d’exposition pour le 100e anniversaire, GTA, 2003.
(4) Les Services publics, 14 août 1984.
(5) Journée d’étude sur le groupe Eternit et l’amiante-ciment, Paris, 14-15 janvier 1988.
24 Heures, 23 août 1987.