La question des frontaliers s’invite de plus en plus sur les manchettes des journaux, dans les courriers des lecteurs, dans les parlements communaux et cantonaux, sur les écrans de télé. Depuis 2002, le nombre de frontaliers en Suisse est en augmentation constante, particulièrement en Suisse romande, de Genève au Jura. Le succès extraordinaire de l’horlogerie, en particulier de l’horlogerie de luxe, a attiré beaucoup de maind’œuvre, encore qu’il faille être prudent. Les résultats financiers des entreprises horlogères sont certes impressionnants, mais en terme d’emplois, on ne récupérera jamais la dramatique chute des années 70.
L’horlogerie suisse était alors passée de 90 000 emplois en 1970 à moins de 30 000 au milieu des années 80. Aujourd’hui, elle repasse péniblement audessus des 40 000 emplois ; en revanche, c’est la valeur de la production qui a explosé, témoin de la rationalisation de la production, de l’exploitation ouvrière et du renforcement du secteur du luxe.
Les accords bilatéraux passés avec l’Union Européenne à 15 membres et entrés en vigueur en 2002 comprenaient plusieurs volets visant l’ouverture réciproque des marchés ; ils sont particulièrement favorables aux entreprises helvétiques qui exportent leurs marchandises et leurs services dans toute l’Europe. Seul l’accord concernant la libre circulation des personnes a été contesté en Suisse. Il ne s’est trouvé personne pour proposer un référendum contre l’ouverture des marchés européens aux entreprises helvétiques !
Vers de nouveaux débats
L’accord de libre circulation des personnes doit être confirmé en 2008 et la décision d’adoption définitive soumise au référendum facultatif. Des campagnes de votations passionnées nous attendent donc, car cet accord est contesté, sous une forme ou sous une autre, par toutes sortes de courants, principalement de l’extrême droite xénophobe du genre UDC ou MDC, mais aussi de courants minoritaires de gauche. Ils surfent tous sur le désarroi de celles et ceux qui sont durablement sans emploi. On a ainsi vu surgir au Locle un groupe qui s’intitule « Indigènes », issu du comité de défense des chômeurs local. Sa demande est la priorité de l’emploi aux résidents locaux (en réalité à celles et ceux qui résident en Suisse) et des quotas de frontaliers dans les entreprises, ce qui est évidemment contraire au traité sur la libre circulation des personnes. C’est bien la nationalité qui est en jeu puisque les pendulaires sur sol helvétique ne sont pas visés, même s’ils peuvent venir de plus loin que les frontaliers (Morteau est plus proche du Locle que Neuchâtel) et sont nombreux.
L’augmentation de l’emploi dans la zone frontière ces dernières années a certes créé des places de travail, mais n’a pas offert un emploi à toutes et tous. Les entreprises annoncent, logique capitaliste oblige, engager selon la compétence, la flexibilité (travail en équipe) et la disponibilité. A entendre les patrons helvétiques, on pourrait croire que par nature les Français sont plus travailleurs et plus compétents que les Suisses. La réalité c’est que le phénomène frontalier sélectionne celles et ceux qui ont le plus d’énergie, qui sont prêts et peuvent parcourir de longues distances dans l’espoir d’un gain supplémentaire. Ceux et celles dont la santé est fragile, qui sont usés, qui ont des difficultés, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre de la frontière, resteront dans leurs difficultés là où ils sont.
Le refus d’accroître la division
Les accords bilatéraux ont favorisé l’essor et les profits des entreprises helvétiques de la banque, des assurances, de l’industrie et du commerce. Ce boom du développement nécessitait une main-d’œuvre que les employeurs de la région ont trouvée chez les frontaliers. Il ne faudrait pas faire un cadeau supplémentaire au patronat en divisant le monde du travail, alors que nos objectifs d’amélioration des salaires, des conditions de travail et de l’emploi passent nécessairement par une lutte ouvrière et syndicale commune.
Les frontaliers et frontalières sont souvent accusés de faire pression sur les salaires. La réalité, c’est qu’ils essayent d’obtenir le meilleur salaire possible, pas en dessous de ceux de leurs collègues ; dans un contexte de libre circulation toutefois, sur le long terme, les salaires ont tendance à s’égaliser dans tout l’espace concerné. On l’a vu dans les élargissements successifs de l’Union Européenne. Un frontalier, à l’heure actuelle, bénéficie en principe d’un salaire net un peu plus élevé qu’un résidant helvétique, les charges fixes (logement, assurances-maladie, fiscalité des personnes) étant un peu plus élevées en Suisse. Cette différence est sujette à discussion, car les frontaliers doivent soustraire à leur revenu des coûts de déplacement (et du temps !) non négligeables.
Ce qui est en jeu en réalité c’est la capacité de mener des luttes collectives sur les salaires et l’embauche. Vouloir mettre des quotas dans les entreprises, c’est désigner une catégorie de travailleurs comme responsable de la dégradation de la situation sociale, alors que c’est bien d’unité que nous avons besoin.
Le problème de l’emploi est au cœur des difficultés que rencontre le mouvement ouvrier. Les entreprises, privées, semi-étatiques ou étatiques, ont perfectionné leurs méthodes de sélection du personnel de manière très performante : elles veulent des gagneurs, dévoués à l’entreprise. Celles et ceux qui ne correspondent pas ou plus à ces critères sont rejetés dans la précarité. Tenter de contraindre par des mesures légales les entreprises à employer les personnes qui localement sont en recherche d’emploi est une piste de lutte difficile, mais légitime. Vouloir introduire des quotas selon le statut ou fermer les frontières ne peut qu’attiser la xénophobie, la division et favoriser l’émergence de groupes d’extrême droite qui s’en prennent de toutes les manières aux travailleurs immigrés ou frontaliers. Nous ne défendons pas une catégorie de travailleurs contre une autre, nous défendons des législations sociales et des luttes démocratiques et émancipatrices qui doivent garantir des droits au monde du travail.