J’ai interrogé un certain nombre d’étudiants sur les questions qui les préoccupent le plus dans la situation actuelle. Les problèmes qu’ils ont décrits peuvent être divisés en trois groupes qui se recoupent : ceux liés à la situation économique, à l’inégalité entre les sexes et à l’agression militaire russe. L’absence de réponse adéquate de la part du gouvernement et des administrations universitaires qui exacerbe ces problèmes et en crée souvent de nouveaux.
Entre l’université et le travail
L’aspect économique des problèmes des étudiants se traduit principalement par le fait que la plupart d’entre eux sont obligés de combiner leurs études avec un travail, souvent à temps plein. Ce problème n’est évidemment pas nouveau : de telles conditions existent depuis des années, mais la situation s’est aggravée dans le contexte de la guerre et de la crise économique qui l’accompagne. Cette situation empêche les étudiants de s’engager pleinement dans le processus éducatif, limite leurs possibilités de développement et entraîne une fatigue physique et psychologique. De nombreuses personnes interrogées se sont plaintes d’épuisement sur leur lieu de travail en raison d’une charge de travail excessive.
La nécessité de travailler tout en étudiant peut affecter votre vie professionnelle future, en particulier votre capacité à trouver un emploi décent dans votre domaine d’études. En effet, les connaissances fragmentaires acquises rendent souvent impossible l’entrée sur le marché du travail. Selon le rapport sur le suivi de l’emploi des diplômés de l’enseignement supérieur et professionnel en 2022, le pourcentage de diplômés de licence ayant un emploi n’atteint que 36,27 % [1].
Conditions d’études
Travailler tout en étudiant à l’université est perçu comme quelque chose de tout à fait normal : les étudiants soulignent cependant le problème des horaires de cours qui ne leur permettent pas toujours de combiner études et travail, d’où la menace d’expulsion [de l’université]. En d’autres termes, la plupart des étudiants ne considèrent pas la nécessité de travailler (souvent à temps plein) comme un problème, mais plutôt soulignent les difficultés liées à la combinaison du travail et des études.
Voici, par exemple, les propos de l’un des étudiants interrogés :
« Cet horaire – nous étudions jusqu’à 14 heures presque tous les jours -– est impossible à combiner avec le travail. Si vous travaillez à temps partiel, il est impossible de rester à l’université jusqu’à 14 heures. Je pense que l’administration a essayé de rendre notre horaire aussi pratique que possible, mais... ça n’a pas marché. Je préfère aller à mon premier cours à 8 h 00, même si je dois me lever à 5 h 30 le matin, plutôt que de rester à la fac jusqu’à 14 h 00. Car certaines de nos journées de cours sont entre 8 h 00 et 14 h 00. Tu imagines déjà l’horreur ».
Les étudiants sont contraints de travailler, car l’aide de l’État sous forme de bourses n’est pas suffisante pour leur permettre de se concentrer sur leurs études, leur créativité et leur vie sociale. Au lieu de cela, ils doivent se préoccuper de leur survie. Une autre raison est le manque de places dans les dortoirs. Certains établissements d’enseignement n’ont pas de dortoirs du tout, tandis que d’autres ont un nombre limité de places. Les étudiants sont donc obligés de louer un logement, dont le coût a toujours été élevé dans les grandes villes par rapport aux revenus moyens, et a augmenté de façon spectaculaire dans certaines villes depuis le début de la guerre.
Les étudiants qui travaillent sont plus susceptibles que les autres d’être confrontés à des violations de leurs droits au travail et à l’incertitude quant à leur statut sur le marché du travail. Après tout, ils manquent d’expérience et occupent le plus souvent des emplois de courte durée, souvent dans le secteur informel. Parfois, leurs relations de travail sont déguisées par les employeurs en « travail indépendant » : ils sont obligés de s’enregistrer en tant qu’entrepreneurs individuels (EI). Cette situation prive les étudiants du droit à une protection sociale adéquate et rend difficile la protection formelle de leurs droits sociaux, si nécessaires. La nouvelle législation qui autorise l’emploi dans le cadre de contrats « zéro heure » – contrats sans heures de travail garanties – pourrait encore aggraver la situation des jeunes sur le marché du travail.
Cette situation est particulièrement difficile pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays, car elles manquent non seulement de logement, mais aussi souvent de soutien financier de la part de leurs parents ou de leurs proches. Certains d’entre eux ont des parents qui sont restés dans les territoires occupés, et même s’ils ont pu partir, ils n’ont pas trouvé un nouveau lieu de résidence. Par conséquent, avec des familles qui ont très peu de ressources, les jeunes sont obligés de compter presque exclusivement sur leurs propres forces. Cela rend les étudiants déplacés extrêmement vulnérables aux abus des employeurs, car ils sont parfois obligés d’accepter n’importe quelles conditions de travail pour joindre les deux bouts.
Genre : préjugés, harcèlement, travail domestique
Selon l’enquête, les préjugés sexistes sont répandus parmi certains enseignants et camarades de classe dans toutes les spécialités, mais plus clairement dans les spécialités techniques et socio-économiques. Par exemple, selon l’un des étudiants :
« Il y a des hommes dans le groupe qui ne croient pas que les femmes aient leur place en politique. [Ils pensent] qu’elles sont là uniquement en raison des quotas de genre. »
Outre les préjugés et les stéréotypes sexistes, il y a le problème de la violence et du harcèlement dans les universités, qui est généralement passé sous silence à tous les niveaux – de la victime à l’administration de l’établissement. En règle générale, le harcèlement est soit normalisé et n’est pas perçu comme un crime par les enseignants, soit les administrateurs de l’université gardent le silence sur le problème et essaient de ne pas « nuire à la réputation de l’institution ».
En outre, certaines étudiantes ont déclaré que les parents et le personnel du dortoir traitent différemment les filles et les garçons en ce qui concerne le travail domestique. Comme dans l’ensemble de la société, les étudiantes sont plus susceptibles de devoir faire le ménage, la cuisine et s’occuper des autres membres de la famille après avoir étudié et travaillé. Cela entraîne un stress supplémentaire et peut avoir un impact négatif sur les résultats scolaires et le bien-être physique et émotionnel.
L’impact de la guerre : manque de sécurité et de compréhension
L’agression militaire russe a changé la vie de tous les étudiants, mais surtout de ceux qui vivaient sur la ligne de front et dans les territoires occupés. Les administrations universitaires et les professeurs ne veillent pas toujours à ce que ces personnes puissent poursuivre leurs études en Ukraine. Parfois, l’enseignement à distance et les examens ne sont pas du tout organisés. Les étudiants qui ne peuvent pas être physiquement présents dans les salles de classe sont tout simplement radiés.
Même si une université offre aux étudiants sur la ligne de front et dans les zones occupées la possibilité d’étudier à distance, il reste parfois des problèmes qui ne peuvent être résolus que sur le lieu d’études. On m’a rapporté des cas où des étudiants ont été menacés d’être radiés de leur université s’ils ne signaient pas leur plan d’études individuel ou n’apportaient pas personnellement leur certificat d’inscription. Ces questions ne sont résolues que par la « bonne volonté » de l’administration et des enseignants – par le biais d’accords personnels avec eux. En fin de compte, il n’y a tout simplement aucune garantie que ceux qui sont forcés de rester dans les territoires occupés seront en mesure d’obtenir un diplôme d’une université en Ukraine.
Après l’éclatement de la guerre, de nombreux étudiants et étudiantes ont été contraints de prendre des congés académiques parce qu’ils étaient devenus des réfugiés, devaient travailler davantage, avaient des problèmes psychologiques ou étaient partis au front. À leur retour, ils ont appris qu’ils ne pouvaient pas reprendre des études financées par l’État, alors que le ministère de l’éducation et de la science leur avait assuré que cette possibilité était garantie.
Dans la suite à la pandémie de Covid-19, la guerre a entraîné également les études à distance et de façon prolongée dans de nombreux établissements d’enseignement. Cela rend difficile, voire impossible, la réalisation de stages et entraîne parfois une perte d’intérêt pour l’acquisition de connaissances. Cependant, étudier à temps plein pendant la guerre est également un problème, en particulier lorsque les universités et les dortoirs sont en mauvais état, avec des problèmes de capacité et de sécurité. Les étudiants venus des territoires occupés et de la ligne de front parlent, par exemple, de leur réaction traumatisante aux raids aériens à Kyiv, où ils se rendent chaque jour en cours.
Bien qu’il n’y ait pas de réponse adéquate à ces défis tant que l’agression russe se poursuit, et que les différentes solutions présentent à la fois des avantages et des inconvénients, il est possible de mettre un certain nombre d’options sur la table en vue d’un débat public. Par exemple, une solution pourrait consister à fournir un environnement d’apprentissage mixte, de sorte que les étudiants puissent choisir entre rester sur le campus, suivre des cours à distance et passer des examens. Cependant, toutes les universités ne disposent pas de fonds suffisants pour assurer un enseignement parallèle et offrir aux étudiants un enseignement en ligne. Ce problème de l’enseignement à distance se pose depuis la pandémie du Covi-19. Ou, par exemple, conclure des accords avec des universités étrangères afin que les étudiants étrangers puissent temporairement y suivre des programmes pertinents, en mettant en place des équivalences de diplômes. Même si ces options sont imparfaites, les problèmes urgents mentionnés ci-dessus doivent être discutés et résolus.
Réforme de l’éducation
À partir de la prochaine année universitaire, les problèmes des étudiants et des étudiantes pourraient devenir encore plus aigus en raison d’une autre réforme de l’éducation lancée par le ministère de l’Éducation et de la Culture. Elle prévoit la disparition de la garantie d’un nombre de bourses et des motifs leur octroi. Désormais, le gouvernement déterminera arbitrairement les normes de soutien public aux étudiants en matière d’éducation et les motifs pour bénéficier d’une aide pendant la formation. Selon le projet de loi, seul un certain pourcentage d’étudiants recevra des bourses qui ne compenseront qu’une partie du coût de l’éducation.
Cette réforme pourrait entraîner une diminution du nombre de personnes étudiant sur la base d’un financement public. De plus, ceux qui parviendront à faire des études financièrement aidées seront obligés de travailler pendant au moins trois ans après l’obtention de leur diplôme dans le cadre d’un contrat proposé par l’État. Ils ne pourront pas choisir leur employeur, leurs conditions de travail et de rémunération, ni même la localité dans laquelle ils devront vivre pendant trois ans. Si les jeunes diplômés démissionnent ou, de l’avis de l’employeur, exécutent leur travail « de manière incorrecte », ils devront rembourser le coût de leurs études et de leurs bourses d’études.
Cette réforme viole les droits constitutionnels des Ukrainiens à l’éducation gratuite et à l’emploi volontaire. Si le projet de loi est adopté, encore moins de personnes appartenant à des groupes vulnérables – notamment les jeunes issus de familles à faible revenu et les personnes déplacées à l’intérieur du pays – seront en mesure d’accéder à l’enseignement supérieur. Il leur sera plus difficile d’utiliser l’éducation comme un ascenseur social pour améliorer leur situation socio-économique. De plus, il est évident que de telles conditions ne peuvent qu’accroître la migration des étudiants à la recherche d’un enseignement de meilleure qualité et plus abordable à l’étranger.
Malheureusement, le gouvernement ukrainien ne contribue pas à atténuer les problèmes des étudiants liés à l’agression russe, mais prend plutôt des mesures qui aggravent la situation. Sous le couvert de réformes, des initiatives sont prises, qui poussent l’enseignement supérieur vers sa commercialisation, et conduisent à une augmentation des inégalités sociales et économiques. Dans le même temps, les autorités et les administrations universitaires ne prennent pas de mesures adéquates pour atténuer l’impact négatif de la guerre sur les conditions d’apprentissage : il n’existe aucune garantie d’enseignement à distance pour les étudiants des territoires occupés, et dans les territoires libres, pour les études en présentiel, les mesures prises, pour mettre à disposition des abris et des dortoirs universitaires décents ne sont pas suffisantes.
Les difficultés économiques rencontrées par les étudiants ukrainiens ne peuvent être surmontées sans s’attaquer aux problèmes du marché du travail dans son ensemble. Pour que les étudiants puissent se concentrer sur leurs études et leur développement, il est nécessaire de garantir un niveau de vie décent et le respect des droits du travail de chacun d’entre eux. Des changements systémiques et une attention aux besoins de tous les étudiants sont nécessaires, indépendamment de leur sexe, de leur lieu de résidence, de leur statut social et de leur situation économique. Les initiatives néolibérales et anti-ouvrières du gouvernement doivent être stoppées, car elles aggravent toutes les dimensions de l’inégalité qui existent dans la société. En outre, ces initiatives frappent plus durement les groupes vulnérables, notamment les femmes, les jeunes issus de familles à faibles revenus et les personnes les plus touchées par la guerre.
Karina Chmeliuk [2]
Traduction : Patrick Le Tréhondat
Illustration : Katya Gritseva
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