J’ai regardé et écouté le discours de Naomi Klein au Seder du peuple et son appel à l’exode des Juifs et Juives américain·es du sionisme à New York, et je me suis sentie nostalgique et triste. Lorsque j’ai quitté Israël pour la première fois en 1969 pour les États-Unis et que j’ai découvert des Juifs et des Juives, y compris un rabbin réformateur, qui définissaient leur judéité en luttant contre la guerre du Viêt Nam plutôt qu’en gardant la cacherout ou en soutenant l’occupation israélienne, je me suis sentie exaltée. Jusqu’alors, je considérais que l’éventail des choix en matière de judéité s’étendait entre le fait d’être un sioniste d’un certain type et/ou un juif orthodoxe d’un certain type. J’ai décidé d’axer ma thèse de doctorat sur différents groupes juifs radicaux aux États-Unis qui dépassaient les limites dans lesquelles j’avais grandi en Israël. [Je n’ai jamais publié cette thèse sous forme de livre, mais elle est disponible à la British Library.]
En conséquence, j’en suis venu à me définir comme une juive israélienne diasporique, une néo-bundiste qui considère que l’abandon des droits exclusifs pour un territoire et donc le fait de ne pas voir tous les Autres comme une menace potentielle, est la seule solution à long terme non seulement pour toutes les formes de racisme, y compris l’antisémitisme, partout, mais aussi comme la seule façon de résoudre le conflit israélo-palestinien à long terme – une séparation entre les droits collectifs et l’ethno-nationalisme exclusif, la rupture de la sainte trinité du peuple, de l’État et du territoire. Ou, comme l’expriment les Aborigènes australiens, que nous appartenons à la terre et que la terre ne nous appartient pas.
Mon travail de doctorat portait sur des groupes de jeunes juifs et juives qui tentaient de lutter contre l’hégémonie du sionisme dans le judaïsme américain d’après 1967 – le même objectif que les participant·es au Seder du peuple ou les manifestant·es juifs et juives contre l’AIPAC tentent d’atteindre aujourd’hui. J’aurais tellement aimé qu’elles et qu’ils réussissent à l’époque, car certaines des horreurs d’aujourd’hui ne se seraient probablement pas produites et la voie vers une solution basée sur la paix et la justice sociale, qu’il s’agisse d’un ou de deux États démocratiques entre « le fleuve et la mer », aurait été possible. Peut-être.
Je dois inévitablement mentionner ici la question de l’antisémitisme. J’ai consacré une grande partie de ma vie d’adulte à enseigner et à lutter contre l’antisémitisme et d’autres formes de racisme, mais aussi contre l’amalgame entre l’antisémitisme et la critique d’Israël et du sionisme (voir, par exemple, mon article de 1984 sur ce sujet dans Spare Rib, mis à jour et débattu dans le numéro 126 de Feminist Review en 2020). Les manifestations et les occupations dans de nombreuses universités et collèges américains sont dirigées contre les horreurs qu’Israël fait à Gaza et aux Palestinien·nes. Seules les personnes intéressées à réprimer ou à dénaturer ce message politique et à confondre la solidarité non critique avec Israël comme la seule position non antisémite possible qualifieraient ces manifestations d’antisémites.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de comportements inacceptables de la part de certain·es participant·es à ces manifestations – une petite minorité, d’après ce que j’ai compris – qui oscillent entre des comportements antisémites réels de violence et/ou de dénonciation de tous les Juifs/Juives (bien que ces comportements proviennent beaucoup plus souvent de la droite que de la gauche) : « si vous êtes israélien·ne, ou même juif/juive, je vous traiterai avec suspicion jusqu’à ce que vous me prouviez que vous vous opposez à ce qui se passe à Gaza et que vous soutenez les droits des Palestinien·nes » – une forme de « vous êtes coupable jusqu’à ce que vous prouviez votre innocence », ce qui devrait être l’inverse. Malheureusement, cette forme de racialisation a été soutenue pendant de nombreuses années par le lobby israélien et, ces dernières années, par la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, adoptée par de nombreuses organisations et gouvernements, qui définit Israël comme le « Juif collectif » et assimile les critiques d’Israël et du sionisme à de l’antisémitisme. Tony Lerman a écrit des textes magnifiques et convaincants à ce sujet dans son livre « Whatever happened to antisemitism » (Qu’est-il arrivé à l’antisémitisme).
Mais il y a aussi un autre élément que nous devons considérer lorsque nous examinons l’ambiance et les confrontations dans ces manifestations, et c’est le rôle symbolique important que jouent les Palestinien·nes et leur occupation, l’apartheid, le domicide progressif et la guerre génocidaire d’Israël dans la contestation entre le Sud mondial et le Nord mondial. J’ai écrit à ce sujet dans mon article de la revue Sociology 2023 intitulé « Antisemitism is a form of racism– or is it ? » (que Polity Press m’a demandé de développer et d’actualiser pour en faire un livre). Alors que l’Holocauste, en tant que forme ultime de racisme génocidaire contre les Juifs/Juives, qui a eu lieu en Europe, a été reconnu après la Seconde Guerre mondiale, et que des réparations – à la fois individuelles et collectives à Israël (en tant que représentant supposé de tous les Juifs et de toutes les Juives, qu’elles et ils soient sionistes ou non) ont été offertes et payées, les effets domicidaires et génocidaires, sans parler des effets écocidaires, du colonialisme et de l’impérialisme dans le Sud mondial n’ont jamais fait l’objet d’une compensation ou d’une réparation (sauf, bien sûr, pour les propriétaires d’esclaves après l’abolition de l’esclavage). Le mouvement de résistance des peuples du Sud et de la gauche mondiale ne cesse de se renforcer, comme il se doit. Malheureusement, en tant que partie de l’Occident perçu comme privilégié, en combinaison avec le rôle d’Israël dans le Moyen-Orient, les Juifs et les Juives sont parfois pris·es au milieu de cette contestation, souvent dans un jeu à somme nulle selon lequel si l’on reconnaît l’antisémitisme, on est un raciste anti-Monde du Sud et vice versa.
La voie à suivre consiste à ne pas se laisser enfermer dans ce « jeu » destructeur et corrosif, mais à créer des solidarités transversales au-delà des frontières avec celles et ceux qui partagent les mêmes valeurs, à défendre les droits des êtres humains universels et à s’engager dans des politiques transnationales d’assistance. Ce n’est qu’ainsi que les constructions de « sens commun », qui ont été renforcées pendant de nombreuses années au détriment de toutes les personnes racialisées, pourront être modifiées et transformées.
Nira Yuval Davis