Il est des lectures stimulantes. C’est le cas du livre de Pierre Dardot, Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud – Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel – paru au printemps 2007 aux éditions La découverte et consacré pour l’essentiel à un examen critique des principaux concepts et thèses de Négri. Il ne s’agit pas dans cet article d’entreprendre un recension de l’ouvrage mais d’essayer de suivre le fil conducteur de la réflexion pour ré aborder quelques questions communes qui semblent se poser aussi bien aux auteurs et à Négri qu’à nous mêmes. (Le nous désignant le courant révolutionnaire, la LCR, auquel j’appartiens). L’intérêt vu à cette confrontation médiée avec Négri tient dans la question suivante : l’importante révision des concepts de Marx à laquelle il procède permet-elle ou non de renouveler un certain nombre de problématiques ? Nous aide-t-il à sortir de difficultés théoriques et politiques auxquelles tous ceux qui veulent agir dans le sens d’une transformation radicale de la société et particulièrement les courants révolutionnaires sont confrontés. Cela vaut en tout premier lieu pour le sujet politique du changement. Au delà de l’affirmation très générale – et optimiste - selon laquelle le développement du capitalisme engendre avec le prolétariat celui de son fossoyeur, quelles forces sociales et politiques peuvent-elles faire la révolution et de quelle façon ?
L’angle d’attaque de cet article ne sera donc pas d’épingler les errements politiques connus de l’individu Négri (dont l’appel à voter oui au projet de Traité constitutionnel Européen) qui peuvent interroger sans doute la cohérence d’une démarche mais qui n’invalident pas en eux même le socle conceptuel de son travail (pas davantage en tous cas que certaines formes d’atteintes à la démocratie et de répression sous Lénine et leurs justifications ou encore le Trostky de Terrorisme et communisme ne discréditent l’ensemble de leur vision politique)
La LCR développe peu d’appréciations sur les thèses de Négri ce qui contraste avec les débats qu’il suscite aux quatre coins du monde. En dehors de Daniel Bensaïd et d’un article dense et très critique d’Antoine Artous - « Le miroir aux alouettes de la Multitude », Critique Communiste numéro 178 de décembre 2005 - qui se confrontent aux théories de Négri sous divers aspects, bien peu de camarades semblent intéressés à cet exercice. Les raisons peuvent être diverses. L’une des moins mauvaises serait sans doute que cette pensée complexe et évolutive gagne à être digérée pour être comprise sans simplification excessive ce qui exige du temps, une culture philosophique et politique et un intérêt pour les questions théoriques. Pas plus qu’on ne lit et comprend le Capital en quelques semaines, on ne lit et comprend Empire ou Multitude en quelques jours. Et dans les deux cas, ai-je envie d’ajouter, on n’en sort indemne, mais plutôt comme c’est souvent le cas des pensées qui résistent, dubitatif, partagé, interrogatif.
Plus contestable serait l’intime conviction qu’a priori qu’il n’y aurait là rien d’intéressant. Ne sous estimons pas ici une variante possible, celle du conservatisme théorique et politique, qui, en son sommeil dogmatique continuerait de croire - et de faire croire ce qui est pire - que Marx et ses continuateurs ont en toutes choses pensé et écrit l’essentiel
Négri fait bien partie des rares penseurs contemporains à avoir produit une réflexion globale qui affirme à la fois sa fidélité à un projet révolutionnaire porté par ce sujet paradoxal qu’est la Multitude et une révision conséquente des concepts de Marx. Suivant le livre de Pierre Dardot, Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud nous proposons donc de prendre au sérieux cet l’effort conceptuel tout en le soumettant à l’épreuve de la critique.
Sous l’empire de la mondialisation néolibérale : nouveau stade suprême du capitalisme ou nouveau paradigme du pouvoir ?
Beaucoup de critiques faites à Négri sur l’abandon du terrain du marxisme et du communisme sont étonnantes. Par son souffle et sa vision planétaire, c’est la force quasi prophétique du Manifeste du Parti communiste de Marx qui se trouve reconvoqué. Ce désir d’un communisme porteur d’un nouveau projet d’émancipation et qui serait en puissance dans le monde ne relève pas de la pure subjectivité. Il découle d’une analyse du capitalisme de notre temps et plus précisément de ce que Négri dénomme l’empire et de la reconnaissance de la force sociale qui le fait exister et à laquelle il donne le nom de multitude. Mais l’empire n’est pas seulement ni principalement une analyse actualisée d’un super-impérialisme que Négri congédie comme inadéquat pour comprendre ce qui se joue dans la mondialisation marchande. L’empire est plutôt un nouveau paradigme du pouvoir et de mode de fonctionnement du capitalisme néo libéral, un nouveau Léviathan qui ne vise pas à la constitution d’un super état mais à un nouveau mode de circulation et de captation des pouvoirs et des énergies aboutissant à une souveraineté à la fois décentralisée et déterritorialisée qui investit l’ensemble du champ social. Négri systématique là d’incontestables tendances à l’œuvre dans le capitalisme contemporain : montée en puissance d’une forme de travail de plus en plus abstraite, soumission de l’ensemble des espaces à l’hégémonie de la marchandise, déclin des anciennes souverainetés étatiques et nationales.
Le reproche selon lequel Négri manierait là abstractions fumeuses est aussi peu fondé que celui qui consisterait à désigner comme fumiste le Marx philosophe qui retourne Hegel en entrant dans ses concepts. La vraie question est plutôt : au terme de cette « révision créative du marxisme » qu’il revendique, disposons nous d’une grille de lecture et d’un « guide pour l’action » globalement plus pertinents et plus opératoires ?
Une vraie difficulté conceptuelle est par contre de saisir comment les existences sociales et individuelles qui fondent la multitude vont habiter un empire dont le centre est partout et agir en son sein. Nous sommes de ce monde et dans ce monde et nous n’avons d ’autre choix que de nous défaire une fois pour toutes de la recherche d’un point de vue extérieur, « rêve de pureté pour notre politique ». Il en découle un déplacement de la conflictualité qui ne s’ordonne plus selon un modèle de la lutte des classes où l’efficacité imposerait d’être contre et en extériorité. L’empire nous impose d’agir à l’intérieur même de l’empire et sur son terrain : d’être dedans pour être contre. Prolongeant Deleuze Négri annonce qu’est fini le temps de la taupe creusant ses galeries souterraines et qu’est venu le temps des ondulations infinies du serpent : chevauchant l’ empire les luttes de la multitude mondiale se mèneront à la surface et communiqueront horizontalement.
La métaphore est grosse d’implication stratégiques Si l’empire est partout de façon égale, c’est toute une topologie et de la hiérarchisation de l’action révolutionnaire qui est caduque : lutte de la périphérie, lutte du centre, centralisation des actions de résistance, distinction entre offensive et défensive, recherche des maillons faibles pour atteindre par extension le cœur du système. L’ensemble des considérations stratégiques et tactiques doit être repensé. Dans leur introduction, Dardot, Lavalet El Mouhoub Mouhoud résument de façon synthétique le paradoxe : « Dés lors que l’Empire est une surface dont le centre est partout, chaque conflit saute verticalement et directement au centre virtuel de l’Empire... La résistance au pouvoir impérial sedoit donc de conjuguer l’être-dans et l’être contre : puisqu’il n’est plus possible d’être contre depuis une quelconque lieu extérieur à l’empire « nous devons être -contre en tout lieu ». (Oc.. p. 9.)
Puissances et mésaventures de la Multitude
Comment donc être dans et être contre ? La réponse apportée est surtout fondée sur ce que Pierre Dardot appelle le postulat de la priorité ontologique de la multitude. Celle-ci n’est pas produite par l’empire comme son fossoyeur potentiel à l’image du prolétariat mais lui est consubstantielle voire ontologiquement première. Si le régime général de contrôle de l’empire, jusqu’en ses prolongements bio politiques s’essaye à soumettre la multitude, celle-ci, par sa vitalité ontologique le déborde de part enpart et autorise un renversement de perspective : la multitude est la force productive réelle de notre monde social et le régime impérial de pouvoir n’est au fond qu’une machine parasitaire. Le déplacement par rapport à la dialectique hegelienne et marxiste vers une philosophie plus proche de Spinoza est sensible : la multitude n’incarne pas le pouvoir du négatif et sa résistance à l’empire doit être conçue dans un sens tout entier positif et porteur de vie. Nos résistances vitales valent plus que leur profits parasitaires.
Dans la topologie marxiste traditionnelle, contemporaine du développement de la grande industrie, la résistance se noue d’abord au cœur du procès d’exploitation, c’est à dire au sein de l’usine, tout à la fois lieu, point d’appui et enjeu de la lutte des classes pour l’appropriation de la plus value. Le thème est connu. Rien de tel dans un monde où les rapports d’exploitation se sont étendus à la totalité du champ social. La production qui ne se limite pas à celle des biens matériels mais concerne connaissances, communications, résolutions de problèmes, relations se trouve certes placée sous l’emprise du capital. Mais avant même de se trouver marchandisées ces productions nouvelles de l’humain sont d’abord des créations de la multitude qui s’emploie àles démultiplier par le métissage, le nomadisme, les migrations. Nouveau clin d’oeil au Manifeste de Marx : « Un spectre hante le monde, dira Négri, et c’est celui des migrations massives ». L’infini mouvement de la multitude essoufflerait un capital qui ne peut ni suivre ni tout contrôler. [1]
Optimisme spinosiste en somme : résister c’est créer, être à l’initiative et en avant de l’empire l’obligeant à réagir pour essayer de contrôler la situation. En désignant comme projet communiste ce mouvement en avant de la multitude, Négri manifeste une fidélité au Marx de L’Idéologie allemande : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel ». Dans ce dispositif le passage de l’être contre à l’être pour devient dans une large mesure un faux problème.
Au nouveau paradigme de pouvoir correspondrait donc un nouveau paradigme de résistance politique au pouvoir. L’être contre généralisé ne relève pas d’un face à face frontal mais plutôt d’un positionnement oblique et diagonal. La taupe creusait et sabotait le serpent fuit et déserte. Mais pour aller où ? Difficulté que ne résout pas la formule énigmatique de l’Empire : « Cette désertion n’a pas de lieu : c’est l’évacuation des lieux de pouvoir ». Désertion et exil immatériels donc ou à tout le moins utopiques au sens littéral c’est à dire dépourvus le lieux et irréalisables. C’est l’objection forte de Peter Sloterdijk, rapportée par Dardot, Laval et El Mouhoub Mouhoud : s’il n’y a plus d’extérieur où l’on pourrait se retirer la désertion ne débouche nulle part. Elle ne peut gagner, ni un lieu interne qui ne soit déjà investi par le pouvoir ni un lieu externe puisque l’empire n’a pas de dehors. D’où peut on bâtir une critique et avec quel matériaux et points d’appui construire une société de rechange ? Comment passer de l’être contre à l’être pour ? Comment construire le communisme de la multitude ? Une énigme chassant l’autre une autre formule de l’Empire nous enjoint de « passer au travers de l’Empire pour sortir de l’autre coté ». Mais peut-on sortir d’un non lieu ?
Une autre critique émane de Salvoj Zizek. Elle fait bien la part de la nouveauté radicale du projet de Négri qui ne se satisfait ni des accommodements par accompagnement de l’existant qui seraient la marque de fabrique du social libéralisme ni de la crispation sur des formules et postures datées et finalement réactionnaires (néo-nationalisme en particulier). Mais il pointe ce que le grand bond en avant dans le monde de l’Empire et de son double constitué de la Multitude occulte ou dissout : la compréhension des contradiction internes au mode de production capitaliste qui perdurent et la persistance de la lutte des classes. La fascination pour la « Multitude détérritorialisante » laisse échapper la permanence de la conflictualité de classeet ses divisions internes.
Post-fordisme et rapport au travail
Semblable échappée vaut aussi pour le rapport au travail. La multitude, avons nous vu, est plus que le prolétariat numériquement élargi. Incluant tous ceux qui sont engagés dans la vie sociale dans leur extrême diversité, la multitude se distingue à la fois d’une conception étroite du prolétariat (en gros le noyau des ouvriers industriels directement productifs) et d’un prolétariat large défini par la vente de sa force de travail et de fait assimilable au salariat. L’appartenance à la multitude n’est pas déterminée par une priorité accordée au travail salarié ou non salarié. Plus encore la distinction entre travail et non travail est relativisée. Le travail semble n’être que l’une des formes que peut prendre la participation à la production sociale. Il en découle une modification radicale du rapport au travail
Ce serait là un effet majeur de l’hégémonie du travail immatériel, producteur de savoir, d’information, de communication. On peut noter qu’en sur valorisant ces critères Négri mêle des caractéristiques techniques et des caractéristiques sociales qui ne relèvent pas de la même logique. Le post fordisme a conjugué en effet mutation technologique et organisationnelle et offensive de classe pour casser les collectifs et imposer des conditions de salaire et de travail dégradées. Loin de déboucher sur un synthèse harmonieuse ( mythe du toyautisme alliant flexibilité et auto stimulation du travailleur alors que la figure dominante aujourd’hui serait plutôt celle de l’autonomie contrôlée) les effets de ces évolutions sont porteurs de contradictions et de conflits non résolus.
Si l’on suit Négri on peut se demander si la distinction entre travail et action garde du sens. Mais le premier peut-il aussi facilement se résorber dans la seconde ? Si oui, le procès d’exploitation et la loi de la valeur peuvent être rangés au rangdes accessoires inutiles. Il est vrai que ce cadre conceptuel marxiste pose bien des problèmes. Dont celui de la mesure à partir des quantités de temps « socialement nécessaires » qui permet ensuite d’évaluer le sur travail et le degré d’exploitation.Il peut sembler séduisant de dire que l’hégémonie du travail immatériel impose une réélaboration théorique. L’exploitation se réduirait à l’expropriation et à la privatisation du commun, mais dans le même temps la production coopérative produirait toujours plus de richesse sociale et de capacité de mise en relation et d’échange. En revenant aux catégories de Marx on pourrait dire que d’une certaine façon la valeur d’usage excède la valeur marchande. Ou encore que la reproduction simple est dépassée par une reproduction élargie qui met en route l’action collective. Dans un vocabulaire marqué par son temps et sa problématique propre Rudolph Bahrö [2] avait annoncé cette tendance à la production d’une conscience excédentaire dont le capitalisme ne savait que faire. Il y a de cela chez Négri qui en déduit ce que Pierre Dardot dénomme « une espèce de loi de l’excès du commun sur la capture du capital » d’où découle que la plus grande partie de la richesse sociale échappe à la privatisation. Plus besoin donc d’une quelconque émancipation du travail pour mettre en route des alternatives à la valeur. Nous serions déjà sous le règne des producteurs librement associés.
C’est cette vision de la place et de la dynamique de la multitude qui explique également que la question, pourtant décisive, de la propriété des moyens de production et d’échange et de leur expropriation est relativisée à l’extrême pour ne pas dire absente. Tout se passe en effet comme si l’appropriation sociale de ces moyens de production par la multitude avait déjà eu lieu et qu’il ne restait en somme qu’à annoncer la bonne nouvelle.
Classe globale, non classe universelle ou réalité du troisième type ?
Avec la multitude Négri donne le change à la fragmentation des salariés et repère, au delà de la diversité de situations, des points communs puisque ce qui décide de l’appartenance à la multitude c’est la participation à la production sociale globaleet donc l’ensemble des sujets de l’empire par delà la diversité des conditions de travail et d’existence.
Reste à appréhender la dynamique globale de cette classe particulière. Pour Marx la classe « pour soi » renvoyait à la capacité du prolétariat à agir en tant que sujet social et politique, à construire un projet de transformation sociale et à se doter d’une stratégie pour y parvenir. La classe pour soi se constitue dans et par les luttes et les combats qu’elle mène, le plus souvent en lien dialectique avec les forces politiques qui se veulent l’expression et la représentation de ce prolétariat.
La similitude par rapport à la multitude pourrait tenir à ce qu’en un passage décisif d’Empire, Négri recommande de se demander, non pas qu’est ce que la multitude, mais « qu’est ce que peut devenir la multitude ? » S’il y a bien deux acceptions de la multitude, l’une à dominante sociale et l’autre à dominante politique, le passage de l’un à l’autre est aussi fondamental... et périlleux que chez Marx le passage de la classe en soi à la classe pour soi. Sujet social qui existe déjà dans le présent elle tend à devenir sujet politique sans qu’il y ait une quelconque inéluctabilté à cette métamorphose. La possibilité de réalisation du projet politique renverrait donc à la mise en œuvre d’une politique adéquate et donc à des questions stratégiques. Pour que la tendance aille à son terme et concrétise ses promesses émancipatrices, une dialectique entre ces deux aspects – Négri récuserait sans doute un terme trop hégélien... - doit jouer.
Ici, la bi polarisation sociale de classe est réaffirmée de façon très classique : « Capital et travail sont opposés dans une forme directement antagoniste : telle est la condition fondamentale de toute théorie politique du communisme ». (Empire) . Et cette opposition binaire est tout à la fois un reflet du réel et une proposition politique propre à unifier toutes les luttes liées au travail ou au hors travail. La multitude productive aurait en somme le statut de classe globale regroupant tous les producteurs de la vie sociale par opposition au capital classe machine parasitaire. Le fait que la multitude soit un sujet social extrêmement divers ne fait pas obstacle à son action politique. En cela la problématique de la multitude, si elle n’est pas celle de la classe ouvrière ( au sens étroit et en somme productiviste ) n’est pas non plus celle du peuple qui se constitue par un acte qui dissout ses différences en adhérant à un contrat implicite ou explicite. La ligne de pensée politique de Négri serait là encore à rechercher du coté de Spinoza qui identifie la souveraineté comme le droit et la puissance de la multitude. La conjonction vitale des forces de plusieurs constitue un conatus collectif porteur d’un appétit de vivre ensemble qui ne doit rien à l’artifice du contrat. Cette conception est la source de la démocratie de la multitude appelée de ses voeux..
Politique et bon génie de la Multitude
Mais comment faire de la politique ? La réponse est un pari sur le (bon) génie de la multitude. La politique serait essentiellement projection immanente du social porté par la multitude.
Le soucis de ne pas isoler le politique du social conduit Négri à rejeter pratiquement toute spécificité du politique, par un double processus relevé par Daniel Bensaid qui touche à la fois à la politisation du social et à la socialisation du politique. C’est par là que se réalise l’auto constitution de la multitude en sujet politique, qui passe sans rupture de l’agir en commun sur le terrain social à un mode politique. Ce mode opératoire du politique – finalement relativement pauvre - relativise largement les question de représentation, d’institution proprement politique et de gouvernement.
La principale ligne directrice est simplement que le pouvoir constituant de la multitude en acte produit la démocratie comme gouvernement de tous par tous. On saisit bien la rupture avec les théories du contrat dans leurs diverses déclinaisons et avec les archétypes républicains et les mystifications qui s’y rattachent : nation, souveraineté du peuple, constitution. C’est la multitude qui est sans médiation le sujet du pouvoir constituant et non le peuple. Pierre Dardot commente : « l’exercice de ce pouvoir s’identifie au déploiement purement immanent de la potentia multitudinis » (oc. p. 71) Et c’est en raison de cette immanence que le pouvoir constituant de la multitude - rétive à toute institutionnalisation – tend vers la démocratie. L’un des griefs de Négri à l’égard de la souveraineté est en effet qu’elle introduit une transcendance dans laquelle gît toutes les manipulations possibles pour affubler l’intérêt particulier de la classe ou du groupe social dominant en « intérêt général ». Le sujet est assujetti à une réalité transcendante situé en surplomb : qu’importe pour Négri qu’il s’affuble des oripeaux du chef, du parti, du peuple, de la nation.
Par certains aspects pareille façon de voir en politique peut sembler prolonger la critique marxiste des institutions bourgeoises. Il s’agirait non seulement de faire tomber les masques mais de montrer de façon radicale de quelle façon un processus deconfiscation potentielle du pouvoir se met en marche au travers des mécanismes de représentation politique. On peut s’interroger sur la proximité de Négri avec un conception de type soviétique du pouvoir politique où la mobilisation sociale débouche sur une dualité de pouvoir et in fine à un pouvoir des comités sur le mode de la Commune de Paris ou de la révolution russe. (il est vrai avec une base territoriale et un mode de désignation différents). L’optimisme ontologique et social rejoint par certains aspects l’inspiration libertaire de L’état et la révolution de Lénine. La destruction de la séparation entre le pouvoir souverain et la société rejoint la problématique optimiste (et quasiment magique..) du dépérissement de l’Etat . Mais est-on véritablement plus avancé ?
La dissolution du politique, remède pour échapper à la malédiction du Thermidor ?
Négri nous dit que la révolution de la multitude doit échapper à la malédiction de Thermidor. Si la formule est belle, le mode d’emploi est peu évident. C’est bien notre problème commun. Reconnaissons que l’explication classique du trotskisme par la nature bourgeoise de la révolution dans un cas (après un temps d’effervescence nécessaire pour abattre la féodalité et la royauté, la classe bourgeoise retrouve la tranquillité institutionnelle nécessaire pour faire ses affaires et s’enrichir...) les circonstances exceptionnelles (isolement, arriération , guerre civile, etc..) comme explication de la dégénérescence et de Thermidor dans l’autre cas ne sont que partialement satisfaisantes. En particulier se pose le problème de la durabilité des organes issus du double pouvoir s’instituant pouvoir constituant. Fonctionnel, dans les temps de mobilisation sociale, ils se trouvent ensuite désertés et transformés. Organes d’action – et par défaut d’administration de la survie en cas de crise profonde et prolongée - peuvent-ils et à quelles condition se transformer en organe tout à la fois de gestion et d’exercice du pouvoir politique ? Très prosaïquement que fait-on lorsque plus personne ne se déplace pour faire vivre les soviets ? Doit-on les transformer en autre chose (mais quoi ?), doit on les diriger en substituant les rares qui restent à ceux qui ne viennent plus et avec quelles garanties de représentativité et d’efficacité ? Le dépérissement et l’extinction des soviets ouvre la voie à tous les sustitutismes d’Etat ou de parti. Le pouvoir constitué l’emporte sur le pouvoir constituant.
La piste d’une relectrure de la constitution de la nation américaine et les débats et expérimentations faites dans ce cadre (dont celles des « républiques élémentaires » dont la taille et la configuration permettraient à chaque citoyen de participerau gouvernement des affaires publiques ) explorée dans Multitude est à la fois curieuse et peu convaincante.
Quant à la problématique de l’autogestion généralisée (qui elle même ne va pas sans poser problème dans la mesure où la généralisation du processus suppose une articulation entre les sphères économiques, sociales et politique qui prête à discussion), elle n’est pas véritablement celle de Négri. Pour lui l’exigence de démocratie absolue portée par la multitude exclut sur le fond tout mécanisme de représentation qui par nature sépare représentants et représentés. Négri semble par exemple tout à faitsceptique sur des projets de réforme de la représentation des peuples à l’échelle mondiale (assemblé des peuples venant doubler les Nations unies, mise en place d’un parlement global, etc..). Il s’agit plutôt pour lui d’appeler à une « nouvelle science politique » pour réaliser la démocratie globale ou encore « le gouvernement de tous pas tous ». Mais au delà de la formule, les principes constitutifs et les modes de fonctionnement ne sont véritablement ni pensés ni énoncés.
Ces points qui sont probablement les plus faibles sont donc plutôt l’indice d’un impensé qui ne gagne rien à le rester. Antoine Artous (comme sur au autre plan Catherine Samary concernant l’autogestion) est sans doute l’un des rares dans la mouvance directe de la LCR à avoir proposé une réflexion qui s’attaque à un point aveugle de la pensée politique de Marx et de sa postérité et qui touche à la représentation proprement politique et à l’exercice du pouvoir politique. Il en tire des conclusions et des propositions qui font débat mais qui ont le mérite d’essayer de penser ce problème. Nous ne les reprendrons pas ici [3] mais attirerons l’attention sur les points qui nous semblent apporter des éléments de réponse aux faiblesses tant de Négri que d’une certaine lecture de la « tradition soviétique ».
S’efforçant de penser de façon conséquente la « démocratie jusqu’au bout » Artous réhabilite le moment nécessaire de l’abstraction citoyenne comme moment fondateur (ce qui ne veut pas dire exclusif) de l’émancipation. Il signifie ce principe indispensable et indépassable : les individus sont égaux devant la loi et l’exercice de la citoyenneté quelque soit leur statut social, leur « race », leur sexe. Une certaine conception du pouvoir politique en découle : « Si l’énoncé de l’égalité politico-juridique des individus est la condition d’existence de la démocratie, alors un « pouvoir public » ne saurait s’en passer, même dans une société sans classe. » (Marxisme et démocratie. Syllepse 2003 ). Cela va pas sans quelques conséquences sur la problématique semble-t-il maintenant admise aujourd’hui dans les rangs de la LCR de la « double représentation » : l’une proprement politique, organisée sur une base territoriale et appuyée sur la citoyenneté et le suffrage universel. Et l’autre via les processus de constitution et de consolidation du « double pouvoir » visant à représenter les organisations de mobilisations sociales nouvelles (« soviets..) ou anciennes ( syndicats, associations, etc..). Avec à la clé la question qui fâche : laquelle sera dominante. Pour Artous du moins la réponse est nette : « Cette organisation du pouvoir politique assume donc explicitement une dimension conflictuelle mais doit reposer sur un principe clairement énoncé : la référence ultime est bien la citoyenneté abstraite. » « Et si on veut faire référence à la démocratie directe pour régler un conflit entre une assemblée représentative et une « chambre sociale », c’est sur la base du suffrage universel... » ( oc. p.55 )
Chemin faisant Artous attire notre attention sur une autre conséquence qui n’est pas moindre : la nécessité de séparer le pouvoir politique des fonctions administratives et de penser l’exercice du pouvoir politique comme une perspective qui ne peut serésorber même à terme. La disparition du politique au profit de la seule administration des choses est une impasse grosse de dangers. Avec, pour lui - ce qui est pour nous contestable – la pérennisation du versant étatique dans ses fonctions spécifiquement politiques.
Reprenant globalement cette perspective, tout en insistant peut être plus que ne le fait Artous sur la dimension autogestionnaire généralisée d’un projet socialiste, Catherine Samary, dans le même petit ouvrage, insiste sur le fait que la politique ne va pas se dissoudre dans l’autogestion des entreprises et que l’émancipation a besoin d’institutions... même paradoxales. « Autrement dit, il faut penser durablement une période de dualité de représentation permettant d’éviter soi d’en rester à une « abstraction citoyenne », soit de tomber dans le corporatisme ou le communautarisme » (oc. p. 100) Mais institutions signifie-t-il obligatoirement appareil d’Etat ?
A l’épreuve de la transition au communisme
On peut donc sérieusement douter, qu’avec la mise à distance et l’évitement de la problématique de la conquête et de l’exercice du pouvoir politique - problème majeur sur lequel le mouvement ouvrier, dans ses déclinaisons marxistes comme dans ses déclinaisons libertaires butte depuis plus de 150 ans - Négri ouvre véritablement un nouvel horizon. Il répète plutôt le cheminement et les oscillations de la pensée politique de Marx sur le passage au communisme et les tâches du prolétariat : part belle faite au saint simmonisme et au passage du gouvernement politique des hommes à l’administration des choses, perspective finale du Manifeste reposant sur l’auto gouvernement des producteurs librement associés, surgissement du prolétariat comme « acte solidaireet simultané des peuples dominants » (L’idéologie allemande ), ce dont Négri est sans doute le plus proche.
Mais quid des réflexions ultérieures de Marx, à partir de 1847 et plus encore de la Commune de Paris ? Faux problème que celui de la « conquête du pouvoir politique par le prolétariat » de sa constitution en classe voire en nation et son organisation en parti politique ? Dans le choc de la Commune nous voyons qu’il ne peut guère sous peine de défaite sanglante se conduire seulement comme classe universelle expérimentant dans le foisonnement plus ou moins fédéré des initiatives les formes enfin trouvées de démocratie. Il doit également affronter la classe bourgeoise particulière et directement antagoniste dotée d’une capacité de résistance et de réaction féroce. Il faut donc penser et agir la transition au communisme, tout à la fois briser la machine d’Etat (en quoi Négri serait probablement d’accord même si pour lui il s’agit plus de dissoudre que de briser...) mais aussi instituer la « dictature du prolétariat » avec tous les problèmes afférant à ce concept et aux pratiques politiques qu’il induit.
La réponse de Négri tient en grande partie à sa vison du post-fordisme et au fait que l’on peut sur les bases réalisées se passer des catégories stratégiques qui rendraient opératoire la transition au communisme dans la mesure où celui ci est déjà là. La multitude se trouve dispensée de l’étape de la conquête du pouvoir. Elle doit simplement parachever le mouvement de dissolution de l’état déjà engagé dans le cadre de l’empire et vivre le communisme sans entrave.
C’est une constante chez Négri que d’insister sur les effets révolutionnaires du post-fordisme comme mutation fondamentale du capitalisme qui aboutit à cette situation paradoxale résumée ainsi par Christian Laval : « La « résolution » capitaliste de la crise du fordisme crée les conditions d’une mise en question encore plus radicale du capital » (oc.p. 105). En reprenant précisément l’exemple de la Commune de Paris, Christian Laval commente : « A suivre M. Hardt et A. Négri, l’impossibilité historique de construire le socialisme démocratique tel que lavait imaginé Marx d’après le modèle de la Commune de Paris aurait donc tenu pour l’essentiel au modèle hégémonique du travail matériel. La production des biens industriels n’avait pas de rapports immédiats avec l’activité intellectuelle, elle se confondait encore moins avec l’action politique et le développement des liens sociaux ». Avant de conclure : « L’hégémonie du travail immatériel donne une base suffisamment large pour l’auto administration démocratique la société et la disparition totale de la souveraineté étatique moderne comme pouvoir séparé. La société de communication mondiale a réuni les conditions pour réaliser ce que la Commune de Paris n’a pas pu faire. Le problème consiste alors à se demander comment se constituent les « soviets de l’intellectualité de masse » (oc.p. 106)
Avouons que sur ce point la réponse n’est précisément pas évidente. Comment en effet s’accomplit le saut politique ? Comment les virtualités contenues dans l’empire s’actualisent-elles dans le communisme en acte ? On relèvera en fait deux lignes de force potentiellement contradictoires. L’acte constituant proprement politique de la multitude s’inscrit dans la continuité de la production sociale parce que cette dernière est déjà politique. Cette production note Négri « enveloppe une forme de pouvoirconstituant dans la mesure où les réseaux de production coopérative représentent eux-même une logique institutionnelle » (Multitude. p. 396). Le problème serait donc résolu par avance. Mais d’autres formulations portent à penser que tout n’est pas aussi simple pour que les institutions de la démocratie coïncident avec les réseaux de communication et de collaboration de la vie sociale. « Non seulement la multitude doit faire de son exode une résistance mais elle doit aussi transformer cette résistance en pouvoir constituant » (Multitude p. 394 ).
Négri n’est- il pas là en contradiction avec la défiance extrême qu’il éprouve à l’égard du mécanisme de la décision ? (Dans son interview au journal Le Monde du 13 Juillet 2007 il avoue détester « tous ceux qui parlent de décision... c’est de la mystification pure. La décision, c’est quelque chose de difficile, une accumulation de raisonnements, d’états d’âme.. la décision, ce n’est pas couper, c’est construire.. ») Mais comment construire en politique sans opérer des choix, assumer des continuités ou des changements de cap, tracer des lignes de démarcation utiles ? Si la multitude « doit » opérer ce grand bon en avant comment le peut-elle en dehors d’une forme de décision commune ? Que cette décision émerge de la multitude et d’un « déploiement de forces qui défend la progression historique de l’émancipation et de la libération », s’appuie sur des tendances déjà à l’œuvre, soit. Mais comment, où, de quelle façon, avec quelle prise d’initiative pour favoriser cette émergence ? Négri perçoit la difficulté et avance dans l’avant dernière page de Multitude la distinction entre Kairos et Chronos. On ne peut s’en remettre entièrement au temps linéaire et uniforme que mesurent les horloges. Kairos désignera l’occasion, le moment opportun, moment de rupture dans l’ordre du temps, « moment où la corde de l’arc décoche la flèche », « moment d’invention de l’être sur le bord du temps ». Mais la saisie de l’occasion dans un temps politique heurté et qui ne repassera pas nécessairement les plats peut-elle se faire sans esprit de décision ? Et celui ci devra-t-il se concentrer seulement sur la corde ou implique-t-il un champ plus vaste qui inclue le positionnement de l’archer et des archers voisins, et une décision sur le choix de la cible. Et alors la décision évacuée précédemment par la porte du risque de mystification institutionnelle ne revient-elle pas par la fenêtre de la saisie de l’opportunité ? Comment entendre qu’il nous faut « reconnaître la décision comme un évènement » (Empire. p. 493) ? Pierre Dardot restitue ce que semble être le statut improbable de la décision chez Négri en utilisant l’expression de « décision comme excès de l’évènement ».
Commentant d’une façon plus générale cette difficulté Pierre Dardot suggère encore une haute conception de la politique qui interroge au moins implicitement Négri. « La vérité est que la politique comme décision ou événement relève d’une kairologie et que la kairologie excède toute ontologie du social. Ne faut-il pas commencer par reconnaître à l’authentique action politique l’immense mérite d’ouvrir une fracture dans l’être social obligeant à une reconfiguration radicale de la structure même de cet être ? » (oc. p. 85). Saluons cette exigence et interrogeons nous... sur le point d’interrogation. Notre réflexion propre nous orientera plutôt ici sur le statut de la prise d’initiative en politique. Sans doute toute prise d’initiative n’est-elle pas fondatrice d’évènement, mais un événement politique est il concevable sans prise d’initiative ? Celle-ci risquée dans son rapport au temps et aux espaces qui la bordent, dans son appréciation sur la marge « à gauche du possible » - pour toute conception du politique du moins qui ne se réduit pas à la gestion de l’ordre établi - est à la fois rapport d’anticipation et rapport d’invention. Forme raisonnée de pari elle suppose compréhension large du contexte, intelligence du mouvement et des relations, préoccupation d’un a-venir déjà présent dans le présent.
Nous n’aborderons pas ici, car ce serait en soi le sujet d’un autre article, la question du caractère obligé de la prise du pouvoir pour changer le monde mais nous voyons bien que le problème est sous jacent.
Apports et limites
Les apports de Négri nous semblent importants sur deux points. Le premier se rapporte à son analyse originale bien que trop unilatérale du post fordisme. L’école de la régulation s’est finalement brisée les dents sur la réalité paradoxale d’un post fordisme qui n’est ni la continuité du mode d’organisation du travail, de régulation et de mobilisation de la force de travail anciens , ni un mode de fonctionnement totalement nouveau stabilisé, généralisable et débouchant sur un ordre cohérent. Le même grief pourrait toucher la théorie des ondes longues qui fait davantage partie de la culture de la LCR et qui nous laisse indécis entre prolongement infini de la phase descendante d’un cycle de Kondratiew en cours et annonce balbutiante d’un « nouveau Kondratiew » dont on ne perçoit clairement ni le moment du retournement ni la cohérence. En systématisant des tendances à l’œuvre et en les rapportant à une lecture possible du « général intellect » Négri donne une grille de lecture de cet ordre même s’il tend à en sous-estimer les contradictions. Pour ne prendre que l’exemple de l’homme au travail, l’héritage du post-fordisme nous lègue un être clivé et soumis à la loi nouvelle de « l’autonomie contrôlée ». En fonction des résistances et des rapports de forces, cette injonction paradoxale qui hante l’inconscient des « ressources humaines » des entreprises peut dessiner des configurations bien différentes : aux extrêmes valorisation des compétences débouchant - pour une minorité du moins - sur une gestion prévisionnelle des emplois et des carrières ou au contraire charges et souffrances psychologiques accrues qui conduisent droit à la maladie mentale. Entre les deux l’attitude sans doute la plus répandue sera faite de conduites rusées et de détours.
Le mérite de Négri est à nos yeux avant tout de permettre une lecture élargie du rapport social de production. Dans une perspective qui rejoindrait davantage celle de Jean Marie Vincent nous pourrions dire que loin d’être enfermé dans la sphère de la seule production économique, ce rapport social est en fait « production et reproduction de la totalité complexe des rapports sociaux, des formes de vie, des formes symboliques et imaginaires sous le signe de la valeur » (Jean Marie Vincent 2003). Mais semblable reconnaissance ne peut guère inciter à l’euphorie. Si le rapport social de travail recouvre bien l’ensemble des processus qui concourent à produire et reproduire les salariés comme du capital variable, un travail de démystification et de dénaturalisation de la reproduction capitaliste s’impose à nous.
Le second apport est de montrer l’existence potentielle de très nombreux et très vivaces germes de communisme au sein du capitalisme contemporain. Ils concernent des réalités diverses et hétérogènes qui vont de l’existence des services publics et de formes de salaires en partie socialisés à la possibilité de contourner, via par exemple les coopératives ou l’ économie solidaire le talon de fer du capitalisme industriel et financier. Il est probable que l’alter mondialisme ou les militants paysans de « via Campésina » y sont aujourd’hui plus sensibles que le vieux mouvement ouvrier. Attaché de façon tout à fait nécessaire à la défense de conditions de travail et de salaire qui se dégradent il n’entrevoie qu’assez peu ces formes de rupture avec la loi duprofit que réalise par exemple le mouvement du logiciel libre. Dans cette mouvance l’apport de Négri est d’établir qu’il est possible de développer selon une logique qui est celle de la valeur d’usage des « biens communs de l’humanité » sans intervention de l’Etat ni du capital, sans planification centralisée ni experts extérieurs. Ce modèle peut semble-t -il s’étendre à bien d’autres domaines de la production intellectuelle, artistique ou encore des découvertes scientifiques.
Ces germes touchent également aux façons d’agir et aux formes d’organisation et d’engagement. Ils permettent de poser dans d’autres termes le rassemblement et la convergence des forces. Le mouvement anti guerre en est une illustration, de même que la propension à l’occupation de la rue (plutôt que du lieu de travail...) ou encore l’usage détournée des médias. Ils participent aussi d’une autre culture militante, moins marquée par la verticalité, le dirigisme et la rhétorique guerrière.
Pour notre propos disons surtout que ces germes ne sont pas dans un ailleurs radical et dans un futur indéterminé mais seulement post révolutionnaire. Ces germes sont à portée de main. Ils font corps avec nos désirs sociaux et structurent déjà en partie des existences que nous essayons d’orienter vers plus d’échange et de don, plus d’activités libres et de plaisirs. Ce sont bien souvent eux qui nous font vivre, parler et s’exprimer, créer, aimer en jouant des différentes facettes de nos individualités sociales. Il y a bien une disposition au commun dans beaucoup de comportements individuels et sociaux. Et cela invite à une mutation du regard, de la réflexion et de l’action militantes. Il faut nous défaire en particulier de cette posture qui nousincite à dire parfois que rien ne sera véritablement possible ( une sécurité sociale professionnelle, des droits sociaux et démocratiques étendu au logement, à la citoyenneté, à la libre circulation des personnes, etc...) tant que le capitalisme n’aurapas été abattu, l’état bourgeois détruit, la révolution accomplie, le socialisme édifié. Négri... et Marx ont raison sur ce point : le communisme n’est pas un idéal sur lequel il convient de se régler mais le mouvement qui abolit l’état actuel. Il faut donc penser à l’envers : la révolution n’est possible parce que désirable et construite comme projet collectif que pour autant qu’elle actualise les virtualités contenues dans nos révoltes, nos résistances, nos espérances bien sûr, mais aussi celle présentes dans des espaces de vie socialisés partiellement émancipés et modelés par nos aspirations, qu’elle prolonge des conquêtes et réformes partielles gagnées par les luttes. Il faut troquer le : « rien n’est possible aussi longtemps que... » pour un « tout est possible à condition de... »
C’est à notre avis à l’aune de cette pensée conditionnelle que l’on peut mesurer aussi les limites de l’apport de Négri. Pas plus que Marx lorsqu’il systématise de façon unilatérale des tendances à l’œuvre sans trop insister sur les formes et les rythmes d’accomplissement voire les contre tendances, Négri ne résout le problème par le pari fait sur la puissance de la multitude. Qu’est-ce donc qui permet de penser qu’elle ne va pas se trouver entravée et empêtrée dans les filets des proliférations institutionnelles de l’empire ? Quelle autonomie réelle garde-t-elle par rapport au capital ? Loin d’être donnée, il serait plus juste de voir cette autonomie comme un enjeu, une construction nécessitant des médiations appropriées dans les têtes et dans les pratiques sociales. A la ligne aérienne du survol et de la désertion céleste que semble prôner Négri, l’immanence du terrain impose rectification : le chemin s’invente au ras des confrontations et des épreuves dans les méandres et les détours, les repliset les avancées modestes.
Entre résistance partout et exil nulle part, le risque de tourner en rond
Nous avons vu différences et similitudes entre multitude et prolétariat. Force productive qui concerne tous les acteurs du fonctionnement du capitalisme - production économique et reproduction sociale mêlées - la multitude est à la fois une et multiple. Mais étant à la fois ce qu’elle est et ce qu’elle doit devenir, ne connaît-elle pas par là des mésaventures qui ne sont pas étrangères à celles du prolétariat se dédoublant en « classe en soi » et « classe pour soi ». La première veut renvoyer aux déterminations objectives : place dans la production bien sûr mais aussi caractéristiques sociales. Il faut reconnaître que les bastions industriels sont – au moins en ce qui concerne les pays capitalistes les plus développés - fortement en déclin voire menacés de disparition ou de mutation radicale. Plus encore, il faut reconnaître que l’identification sociale au monde des ouvriers est plus que problématique au sens où, dans la reproduction scolaire et sociale réellement existante, plus personne – sinon à la marge et encore pour des qualifications relevant plutôt d’un néo proudhonisme correspondant à des métiers plus artisanaux qu’industriels, tels que plomberie, électricité, voire métiers du bâtiment - n’a envie d’être ouvrier et de se revendiquer de cestatut. Cela ne signifie pas la disparition de la classe ouvrière, mais l’extrême difficulté de faire un sujet politique hégémonique avec des malgré nous. Cependant la difficulté touche aussi bien Négri que Marx. Les indices relevés, à partir de l’évolution des formations sociales et des classes, d’une promesse d’universel incarné par un commun maniement du travail intellectuel et social, sont pour le moins fragiles. La fragmentation sociale, culturelle et politique qui prévaut renvoie plutôt à une multitude de figures qui ne fait guère multitude au sens où l’entend Negri.
A quoi il faudrait rajouter la démultiplication de la machinerie étatique qui ne se contente pas d’entretenir la machinerie du capital et de disséminer ses fonctions mais maintient en état de marche et perfectionne ses armes, dresse ses chiens de gardeet ses bandes d’hommes armés, organise la division sociale et sexuée du travail, fragmente l’emploi à l’infini. Ces traits bien réels de la modernité capitaliste ne sont pas survivance de « l’ancien » appelé à s’éteindre avec le triomphe de l’ immatériel, mais des créations et des créatures d’une barbarie toute moderne.
Peut-on sauter à pied joint au dessus de ces réalités sans courir le risque de les voir revenir en boomerang ? Peut-on circuler et passer au travers sans être entravé dans ses mouvements et ses façons d’agir et atteindre ses buts ? On est en droit derester perplexe. Sans doute, un autre monde est il possible, meilleur... ou pire. Probablement un autre monde est-il en marche dont il convient de guetter les indices voire de cultiver les germes de communisme qu’il contient. A condition d’accompagner les marcheurs, de faire avec eux les pas et les expériences nécessaires pour frayer la voie. Toutes les boussoles et toutes les cartes vers le nouveau monde, même imparfaites, seront les bien venues. Mais cela ne dispense surtout pas d’écarter les obstaclesau développement de l’autonomie communiste, d’identifier ses adversaires et ses alliés, de se préparer à poursuivre son chemin dans la tourmente. A vouloir s’en dispenser, on risque fort de danser seulement à rebours la ronde endiablée des marchandises. En d’autres mots, en un mouvement immobile, de tourner en rond.
Dans la même veine il n’est guère facile de comprendre par quel processus le sujet social se constitue dans l’action commune. Quelle garantie peut-on avoir au fond que la multitude ne va pas prendre le visage de la foule déchaînée ou fascisante, le comportement passif de la plèbe ou le retournement contre les autres et contre soi en une guerre de chacun contre chacun ? Le réponse de Négri est avant tout tautologique. La définition même de la multitude est son aptitude à l’action commune. Elle n’existe en tant que sujet social que pour autant que son être là est un « être commun » et fonctionnant sur la base de la mise en commun. Ce commun a pour substrat et support le langage, l’information, le savoir, les réaction émotionnelles. Investissant toutes les dimensions de l’individualité sociale elle est production bio politique qui s’oppose au bio-pouvoir. Soit mais, outre une fascination quelque peu a-critique du monde de la communication, quid des manifestations « impures » et mêlées de la non multitude qui sont une part non négligeable du réel socialisé ? Scories appelées à disparaître, vestiges d’un autre temps ? Le doute est permis. Sans doute les êtres de chair et d’os qui composent in fine la multitude s’occupent-ils utilement à cette production commune pour une part de leurs existences. Mais cette part les résume -t-elle ? Comment cette manifestation de la vie sociale s’articule-t-elle avec les ancrages identitaires conscients et inconscients, les appartenances diverses, les pulsions et les habitus qui n’iraient pas dans le même sens ? Qu’en faire ? Les nier ? Coexister avec ? Comment conduire dans la vraie vie un attelage soumis à des forces contradictoires. Ne peut-on craindre qu’à l’instar de la topique freudienne sur les rapports entre le « ça » et le « moi » la monture n’entraîne le cavalier sur des territoires où il n’est pas nécessairement son intérêt d’aller ?
Tous ces points montrent bien combien est discutable la thèse de l’auto dépassement du capitalisme. Pierre Dardot, Chritian Laval et El Mouhoub Mouhoud voient dans cette « propriété imaginaire » « le strict pendant de la croyance libérale dans les vertusd’auto régulation du marché ». L’avènement du communisme ne peut être la simple extension et généralisation des possibles évoqués. Ou plutôt cette généralisation n’est concevable que dans et par un espace politique qui va de proche en proche se déployer pour toucher l’ensemble des domaines à révolutionner : politique du travail, politique économique, sociale, scolaire, écologiste. Et cette généralisation ne sera pas simplement l’expression d’un vitalisme permettant de transcender sans heurt l’épreuve obligée des crises révolutionnaires, leur temps heurté et leur configuration chaotique. La construction consciente et collective d’une orientation en ces différents domaines ne saurait être abandonnée ni au laisser faire marchand, ni à une administration bureaucratique, ni à la mystique de la multitude. Elle suppose débat, confrontation de points de vue différents, validation démocratique des choix majoritaires. Bref un espace politique qui est à penser et à inventer ensemble.
Nouvelles apories... nouvelles tâches. Redonner place et sens à l’initiative auto émancipatrice
Négri ne résout donc pas à nos yeux les difficultés du sujet politique évoquées au début de cet article. Il les reconceptualise sans doute mais surtout les déplace et les reproduit. Ainsi une des critiques majeures que l’on peut faire à sa dissolution dupolitique renvoie probablement chez Marx comme chez Négri au paradis perdu d’une théorie globale garantissant dans un même mouvement compréhension du monde et guide quasi scientifique pour l’action (le socialisme scientifique). Il faut opérer une indispensable et salutaire coupure autant épistémologique que politique. Le marxisme est la théorie critique du capitalisme et rien que cela (ce n’est déjà pas si mal) Cette théorie critique peut être remaniée, enrichie, critiquée, articulée avec d’autres et gardera validité sans doute aussi longtemps que le capital régnera en maître. Mais d’une toute autre nature est la philosophie politique tournée vers l’action qui peut guider militants et groupes sociaux intéressés à la transformation sociale : elle ne saurait jouir d’aucune garantie de scientificité. Il faut laïciser radicalement ce versant de la pensée de Marx et de ses continuateurs. La réflexion des courants révolutionnaires doit balayer devant la porte tant leur rhétorique porte encore trop souvent la marque de cette confusion.
Cette distinction implique également de prendre ses distances à l’égard de concepts de progrès, de sens de l’histoire, de vision téléologique du social dans des versions utilitaristes ou sacrées, ainsi que Dardot, Laval et El Mouhoub Mouhoud nous y invitent. Rapportée à la question centrale du sujet politique, il conviendra également de se défier de la tentation de l’Ubris prométhéenne que Christian Laval voit à l’œuvre dans le pari fait par Négri de déduire une politique de l’ontologie. Pari impossible, note- t-il : « Le résultat en est dans les fait, une oscillation continuelle de l’activisme au quiétisme et du quiétisme à l’activisme ». (oc p. 253)
Prolongeant le propos, les auteurs proposent « d’affronter théoriquement les nouvelles conditions historiques qui sont les nôtres ». Nous nous garderons d’y voir la marque d’une Ubris prométhéenne mais plutôt une exigence et un chantier considérable. Dans les lignes directrices qui viennent en conclusion il est rappelé qu’il est des biens communs à instituer à l’échelle mondiale (ressources naturelles, bio diversité, espaces, connaissance) et la phrase finale du livre établit que « l’on appellera « communisme » un tel acte d’institution des communs à l’échelle mondiale, ce qui est une manière de dire que le communisme est à réinventer ». Nous y souscrivons pleinement tout en restant curieux quant aux voies et aux moyens de cette réinvention.
Une politique athée devra se défaire des fétiches et des fantoches qui encombrent textes fondateurs et inconscients politiques. Mais après ? Nous comprenons que ce ne sera pas pour y substituer une perspective post moderne de gestion de l’existant pour cause d’illusions perdues ou de renoncement à poser des questions difficiles à résoudre. Reste que l’acte inaugural d’institution des communs est susceptible de multiples lectures. Autrement dit, qui institue et comment ? S’agit-il du geste politique – non exempt d’audace sinon de démesure - qui inspire ces moments rares de l’histoire où tout bascule et tout change : 1789 en son institution des droits de l’homme irréductibles aux injonctions de Dieu ou du roi, 1917 en son inspiration initiale qui voit« l’irruption des masses dans les domaines où se règlent leur destinée » (Trotsky ) et l’ intention affichée de conférer « tout le pouvoir aux soviets » ? Recouvre-t-il plus largement ces actes de légitime résistance du mouvement ouvrier ou du mouvementsocial tels qu’occupation d’usine, appropriation de domaines agraires par les sans terre, etc... Dans l’un et l’autre cas, l’événement et l’acte fondateurs renvoient de façon décisive à l’initiative auto émancipatrice. La chimie de cette dernière est bien mystérieuse. La transmutation sociale et politique qui s’opère en période de révolution ou d’intense activité sociale est assurément aussi un processus moléculaire qui touche aux « valences » et aux transferts qui permettent transformations et recompositions à tous les niveaux. Nous pensons qu’elle est directement ou indirectement liée à la quantité, la densité et la qualité des réseaux et des relations que l’initiative auto-émancipatrice — concept central pour nous — construit en amont et en aval. Ceux-ci autorisent et favorisent en effet ou non les affiliations à son projet et en garantissent la pérennisation. Mais peut-elle se concevoir sans un avant (temps et travail de maturation et de préparation collective) et un après (comment consoliderles avancées et s’en servir de point d’appui pour révolutionner en permanence et. échapper à Thermidor, comment éviter que la dynamique de l’acte instituant ne se fige et se réifie dans les pesanteurs d’un institué limité au fonctionnement conservatoire des institutions étatiques ?) Il n’est jusqu’au moment présent qui cristallise tous les possibles, les permet ou les interdit, les valide ou les invalide. [4]
A nos yeux appréhender les évènements et les moments évoqués plus haut ne se conçoit guère sans recours à une réflexion stratégique qui ancre ces actes auto émancipateurs dans le temps et l’espace social. Des catégories aux relents virils et militaires — « guerre révolutionnaire prolongée », « grève générale insurrectionnelle », d’autres encore — ont pu tenir lieu à la fois d’hypothèse stratégique et de schème en même temps réducteurs et mobilisateurs pour des générations militantes. Ce ne serait que lucidité de le reconnaître, ne serait-ce que pour n’avoir pas à déplorer la marque d’un « conservatisme trotskyste et d’un imaginaire machiste » incurables comme semble le craindre Philippe Corcuff dans la livraison de mai 2007 de Critique Communiste. Il serait également intelligent d’arrêter le pilonnage et le procès en révisionnisme instruit à l’égard de tout camarade qui essaye de montrer les limites d’un modèle et de le faire évoluer [5]. Pourtant auto-critique ne signifie renoncement.
Les questions stratégiques ne sont guère abordés par nos auteurs. Au regard de la richesse de leur travail il serait mal venu de leur en tenir rigueur. Mais le renvoi sine die ou même leur relativisation seraient de mauvais augure. Ils signifieraient un partage des tâches entre mouvement social et mouvement politique, radicalité critique et radicalité de transformation, intellectuels et praticiens de la politique que tout porte aujourd’hui à chercher à dépasser. Prenant au sérieux la perspective d’un « acte collectif d’institution » des biens communs, il s’agit bien d’interroger leurs conditions théoriques et pratiques. L’échange et la mise en commun seront les bien venus.