En 1962, dans The Fire Next Time, l’écrivain noir américain, James Baldwin,
parlait de ceux à qui l’on a tout pris, y compris, et d’une manière encore
plus dramatique, le sens de leur utilité. Il soulignait alors que les gens
ne peuvent pas vivre privés de ce sens et qu’ils feront tout en leur pouvoir
pour le regagner. « C’est pourquoi la plus dangereuse création d’une société
est cet homme qui n’a rien à perdre. » En 2005, notre pays aurait-il créé
des indi-vidus qui n’ont plus rien à perdre, au point de déployer la haine,
par le feu et la destruction ? De rapides analyses parlent de « violences
gratuites » réalisées par des « jeunes sans repères ». De son côté,
Jean-Pierre Chevènement - qui a instauré le couvre-feu à Belfort - affirmait
récemment : « Ce que nous vivons, c’est une crise de l’éducation. » Tout cela
me semble quelque peu incomplet et guère éclairant. Je ne crois pas en
l’existence de violences gratuites. Celles qui ont éclaté ces jours derniers
portent un sens. Ainsi, par exemple, brûler une école est pour nous
l’absurdité même, parce que nous percevons cet espace comme un lieu de paix,
d’apprentissage et d’ouverture à la culture. Mais pour un certain nombre de
jeunes de quartiers défavorisés, celle-ci re-présente le lieu de la violence
institutionnelle, de l’échec, voire de l’humi-liation. De même, à propos des
voitures, comme l’a bien montré naguère Jean Baudrillard, au-delà de leur
valeur d’échange et d’usage, celles-ci portent une « valeur-signe » ; en
l’occurrence, ici, un statut social, une certaine reconnaissance. Quant au
problème d’éducation, il est certes réel, mais totalement insuffisant pour
saisir ce qui se passe. C’est même ne rien comprendre à la souffrance qui
s’exprime derrière cette haine et cette violence que de réduire les
événements à cette dimension. Les propos tenus à cet égard rappellent ceux
d’Emmanuel Kant. Pour le penseur des Lumières, par « peuple », on entend la
masse des hommes réunis en une contrée, pour autant qu’il constitue un tout.
Et cette masse se nomme « nation ». En revanche, selon le philosophe, « la
partie qui s’exclut de ces lois (l’élément indiscipliné de ce peuple)
s’appelle la plèbe (vulgus) ». Il est aisé de qualifier d’immoraux ces
individus, comme on le fera au XIXe siècle en pointant du doigt les «
classes dangereuses » et aujourd’hui, en stigmatisant les personnes résidant
dans les « quartiers populaires », en oubliant qu’il y a des causes
sociales, économiques, culturelles et politiques à ces attitudes. Mais
qu’attendons-nous ? Que ces jeunes stigmatisés, contrôlés quotidiennement
par la police, marqués plus que les autres par le chômage et la galère,
baissent la tête et murmurent comme des esclaves dociles : « Oui monsieur »
? Faut-il rappeler que la Haute autorité de lutte contre les discriminations
et pour l’égalité comptabilise environ 3 000 réclamations par an, dont 35 %
sont liées à une discrimination fondée sur l’origine des personnes ?
Dominique de Villepin veut « restaurer très vite la paix dans les quartiers
». Mais une paix sans justice réelle est illusoire et précaire. La violence
« spectaculaire », publique, provient toujours d’une autre violence moins
visible, moins palpable, qui la précède et où se mêlent l’injustice, la
discrimination ainsi que le déni de reconnaissance. Il nous faut entendre
les cris de désespoir et y donner, de toute urgence, des réponses sociales,
culturelles et politiques.
La violence n’est pas gratuite
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