Pour la quatrième fois en quarante et un ans, le Pakistan a connu un coup d’Etat militaire, le 12 octobre 1999. Dans la tradition nationale, le coup a été conduit en douceur, et a été plutôt bien accueilli par la population et par les médias, tant le gouvernement démis du premier ministre Nawaz Sharif s’enfonçait dans une autocratie affairiste sur fond de crise généralisée. Crise de régime, le Pakistan n’arrivant pas à mettre sur pied une démocratie parlementaire à peu près efficace. Crise économique, le pays, surendetté, étant au bord de la faillite. Crise idéologique, l’Etat s’étant voulu, par la partition de 1947, le havre des musulmans indiens, sans réussir à définir un consensus national sur la place institutionnelle de l’islam, et sans trouver les voies d’une cohabitation bénéfique, ou du moins pacifique, avec le grand voisin indien. Affaiblissement diplomatique enfin, dû d’abord à la politique afghane d’Islamabad, favorable aux talibans, mais aussi à l’échec de sa politique activiste au Cachemire, qui a conduit le pays au bord d’une quatrième guerre avec l’Inde au printemps 1999 [1].
Le coup d’Etat du général Pervez Moucharraf, chef des armées cavalièrement démis de ses fonctions alors qu’il rentrait d’une mission officielle à Colombo, où il avait assisté au 50e anniversaire de la création de l’armée sri-lankaise, n’est pas l’expression d’une ambition avide de pouvoir. C’est bien le contexte de crise qui donne les clés de ce retour des généraux aux affaires.
Depuis des décennies, quand ils ne sont pas eux- mêmes aux commandes de l’Etat, les militaires exercent un contrôle sur le pouvoir civil et déterminent très largement les choix dans les domaines partagés, voire réservés, que sont le nucléaire, la politique de sécurité - au premier chef, l’Afghanistan et le Cachemire, champs privilégiés des puissants services secrets de l’Inter Service Intelligence (ISI), toujours dirigés par un militaire - et les affaires étrangères. La démission du chef d’état-major, le général Jehangir Karamat, attestait, fin 1998, de la suprématie du pouvoir civil. M. Karamat avait critiqué l’état du pays (et donc l’inefficacité du gouvernement) et souhaité l’instauration d’un Conseil national où les militaires auraient une place officielle. C’est alors que M. Nawaz Sharif avait promu le général Moucharraf, qui n’était pourtant pas le plus ancien dans le grade le plus élevé, mais qui, mohajir (c’est-à-dire venu de l’Inde après la partition de 1947), n’appartenait pas à la majorité punjabi dominant tant les réseaux de la haute bureaucratie que le cercle des officiers supérieurs. Il pensait pouvoir le contrôler.
De multiples éléments ont vite détérioré les relations entre M. Nawaz Sharif et l’état-major. Voici quelques mois, la « guerre » de Kargil, ouverte par l’armée pakistanaise, et lançant la guérilla islamiste, appuyée par des forces militaires, au-delà de la ligne de contrôle (LOC) séparant le Cachemire pakistanais du Cachemire indien, s’est achevée dans l’humiliation. Le succès tactique de cette incursion massive, manifeste fin avril 1999, n’a conduit qu’à une piteuse reddition diplomatique : le premier ministre s’est inopinément précipité à Washington pour y accepter, le 4 juillet 1999, dans une déclaration commune avec le président William Clinton, le retrait des intrus, confirmant au passage l’implication directe de l’armée pakistanaise, niée jusque-là.
Pis, le 13 septembre, M. Naiz Naik, émissaire secret du gouvernement Sharif conduisant des négociations avec l’Inde pendant le conflit de Kargil, déclara à la presse - avant de démentir - que ledit conflit avait permis aux militaires de briser la dynamique de rapprochement lancée par la déclaration faite, le 21 février 1999 à Lahore, par M. Nawaz Sharif et le premier ministre indien Atal Vajpayee. Les négociations étaient même si avancées qu’on pouvait, dit M. Naik, envisager une solution de la question du Cachemire en quelques mois. C’était à la fois faire porter à la seule armée la responsabilité d’une aventure dangereuse et humiliante, et souligner que les deux pays envisageaient un accord sans que l’état-major en soit informé.Un fiasco économique
DEUXIÈME cause du conflit : les interférences du pouvoir civil dans les nominations militaires. Outre des cas précis de remise en cause de l’autorité du chef d’état-major, l’armée, après le coup d’Etat, accusera M. Nawaz Sharif d’avoir tenté de la politiser, et donc de la diviser. Or il est des questions de défense essentielles à résoudre, et un tel climat de suspicion n’y aide guère. Le Fonds monétaire international (FMI) pousse depuis longtemps à réduire la part disproportionnée des dépenses de défense (6 % du PNB), alors même que l’Inde, après avoir lancé la course ouverte aux armements nucléaires dans la région en mai 1998, laisse prévoir une notable expansion de ses forces stratégiques. Quelle doit être la doctrine pakistanaise en l’affaire ? Et le Pakistan doit-il signer le traité d’interdiction globale des essais nucléaires (CTBT) comme l’y pressent les Etats-Unis ? On soupçonne M. Nawaz Sharif d’avoir été trop complaisant avec Washington, tant sur le CTBT que sur la politique afghane et sur l’affaire Oussama ben Laden [2].
Dans le même temps, la position politique de M. Nawaz Sharif s’est rapidement affaiblie. Sa course au pouvoir personnel le conduit à museler tour à tour toutes les institutions - Cour suprême, présidence de la République, Parlement -, jugulant ainsi imprudemment les contre-pouvoirs civils. Tout homme d’affaires qu’il soit, sa politique économique a été un fiasco : le service de la dette paralyse le budget de l’Etat ; tous les indicateurs sont au rouge, tandis que corruption, concussions, fraude fiscale et favoritisme affaiblissent jusqu’aux banques contraintes d’accorder des prêts jamais remboursés.
Les sanctions imposées par Washington après les essais nucléaires de 1998 affaiblissent encore plus le pays. L’ordre public est bafoué à Karachi, où factions politiques et mafias règlent leurs comptes dans le sang, comme au Punjab, où s’affrontent les bras armés de sectes sunnites et chiites. La cohésion nationale elle- même est affaiblie, les provinces du Sind et du Baloutchistan se jugeant victimes de l’omnipotence du Punjab, le fief des frères Sharif, l’un, Nawaz, premier ministre, l’autre, Shabhaz, ministre en chef du gouvernement du Punjab. L’opposition, affaiblie par le procès en corruption intenté à Mme Benazir Bhutto, en exil à Londres, essaie pourtant de réagir, en constituant une coalition, la Grande Alliance démocratique (GDA), qui appelle au changement. Les partis islamistes, à l’écart de la GDA, annoncent eux aussi la chute prochaine d’un régime déconsidéré. Les rumeurs se multiplient au point que Washington, le 20 septembre, lance un avertissement aux militaires : « Nous nous opposerions fortement à toute tentative de changer le gouvernement par des moyens extra- constitutionnels [3]. »
Les Etats-Unis, comme d’autres gouvernements étrangers, ont condamné le coup d’Etat et appelé au retour de la démocratie parlementaire, mais ils semblent prêts à donner sa chance, pour un temps, au nouvel homme fort du Pakistan. Ce réalisme tient, pour partie, à la personnalité et au programme du général Moucharraf, pour partie à la perversion de l’expérience démocratique.
Le général Moucharraf s’est donné l’image d’un homme modéré, contraint d’opérer « un contrecoup » face à un pouvoir civil s’attaquant à « la dernière institution stable du Pakistan ». Il a pris garde de ne pas proclamer la loi martiale, mais seulement l’état d’urgence, qui maintient en principe les droits fondamentaux et la liberté de la presse, tout en suspendant la Constitution et le Parlement.
Dans sa déclaration de politique générale du 17 octobre 1999, il s’est clairement démarqué de l’islamisme, enjoignant aux oulémas de présenter l’islam sous son vrai jour (« tolérance, fraternité, paix, progrès ») et d’écarter « les éléments qui exploitent la religion pour leurs intérêts particuliers ». Il a souhaité voir à Kaboul « un gouvernement vraiment représentatif ». Il a confié à un journaliste turc son admiration pour Atatïrk, s’attirant aussitôt les foudres de la Jamaat-e-Islami (principal parti islamiste), laquelle annonce qu’elle n’autorisera personne à mettre en œuvre le kémalisme et la laïcité. Vis-à-vis de l’Inde - et de la communauté internationale -, le général Moucharraf a consenti des gestes d’apaisement, appelant à la retenue en matière nucléaire, et retirant les troupes avancées près de la frontière indo-pakistanaise, hors Cachemire toutefois. D’où l’extrême circonspection de New Delhi, qui jugera sur actes « l’homme de Kargil », et n’attend rien de moins que l’arrêt des infiltrations subversives.
Prête à répondre sur l’heure au coup de Jarnac du premier ministre contre le chef d’état-major, l’armée n’avait toutefois pas de solution politique de rechange, d’où les délais pour définir le proche avenir - gouvernement d’union nationale comme l’espéraient les partis, ou régime militaire intérimaire - puis, cette seconde option retenue, pour constituer une équipe technocrato-militaire de gouvernants. Outre les chefs des trois armes, quatre civils forment, sous la présidence du général Moucharraf, le Conseil national de sécurité, qui dirige désormais le pays. Pas vraiment des personnalités neuves : deux d’entre eux ont déjà servi sous de précédents régimes militaires. Le troisième, jusque-là gouverneur de la banque centrale du Pakistan depuis le premier gouvernement Sharif, a, de ce fait, présidé à l’effondrement de la roupie et à l’envol des déficits. Le gouvernement se réduit à trois ministres : aux finances, le vice-président de la Citibank, venu tout droit de New York ; à la justice, un expert constitutionnel, attorney général pour la troisième fois ; aux affaires étrangères, un diplomate de haut vol, négociateur de l’accord de Shimla entre l’Inde et le Pakistan après la guerre de 1971 qui vit la sécession du Bangladesh, et « faucon » anti-indien. Que ce soit au Conseil national de sécurité ou au gouvernement, les militaires ont donc choisi des hommes (et une femme) non compromis dans les affaires et expérimentés, mais sûrement pas une équipe chargée de refonder les bases du pays.
Mais les maux aggravés par M. Nawaz Sharif ont commencé bien avant lui. Cinquante-deux ans après l’indépendance, le Pakistan cherche toujours un système de gouvernement et reste en quête de ce qu’il veut être, comme nation, et comme Etat. Le général Moucharraf l’a bien perçu, et s’est donné un programme ambitieux : reconstruire la confiance de la nation en elle-même, renforcer la fédération et la cohésion nationale, raviver l’économie, rétablir l’ordre public et la justice, dépolitiser l’administration, assurer la responsabilité de tous ceux qui gouvernent. Jusqu’à un certain point, il pourra peut-être nettoyer les écuries d’Augias, faire payer les prédateurs des biens publics, purger l’administration et la classe politique de leurs corrompus, et remettre en marche la machine économique, voire proposer une réforme constitutionnelle. Mais le temps lui est compté, même s’il n’a pas voulu annoncer un calendrier de retour au pouvoir civil, malgré l’ambiguïté du ralliement des partis, les demandes de la presse et la pression internationale.
On parle d’un interlude de deux à trois ans. Mais pour préparer quel régime ? L’armée ne comble pas simplement le vide d’un système politique manipulé, inefficace et déconsidéré, car elle n’est pas seulement ce qu’elle dit être : le dernier garant de « la stabilité, l’unité et l’intégrité du pays ». Elle est aussi partie prenante des structures du pouvoir qui, depuis les années 50, favorisent une élite de grands propriétaires fonciers, de hauts fonctionnaires, d’hommes d’affaires et d’officiers supérieurs, au détriment de la classe moyenne et des petites gens pris dans des réseaux de dépendance et de clientélisme.
Si le nouveau régime entend remettre le pays sur pied, il lui faudrait aussi redéfinir les relations entre l’armée et la nation, repenser la politique afghane et celle du Cachemire, et donc briser les réseaux de drogue et de contrebande, contrôler l’ISI, réformer les écoles coraniques liées aux mouvements extrémistes armés. Les voix qui s’élèvent au Pakistan pour donner enfin priorité au champ économique et social et aux développements à la base (santé, éducation, eau) savent bien que, pour ce faire, il faudrait diminuer les budgets militaires, alors même que la course indo-pakistanaise aux armements nucléaires et conventionnels s’intensifie. Tout en préservant les impératifs légitimes de la sécurité nationale, l’armée devrait alors scier la branche sur laquelle elle est assise.
Si les militaires échouent dans leur tâche urgente de remise de l’Etat sur les rails, ils seront tentés de rester au pouvoir et de reculer l’échéance électorale. Si ces tâches minimales sont accomplies, ils peuvent au contraire décider de se retirer. A la classe politique de susciter alors un nouveau leadership. Mais reste la question de fond : repenser les bases mêmes sur lesquelles l’Etat et la nation se sont construits, tant en matière de pouvoir politico-social, de politique économique que de relations régionales. Un nouvel échec, militaire puis civil, ne pourrait qu’ouvrir la voie à diverses options désastreuses : l’anarchie, dérivant vers une guerre civile, voire vers l’éclatement du pays, ramènerait par contrecoup à l’ordre militaire, cette fois durci. Pour les tenants d’un ordre nouveau, une autre hypothèse s’offrirait : une révolution islamiste, appuyée par de jeunes officiers ne partageant pas l’état d’esprit du nouveau dirigeant pakistanais dénonçant, dans son discours du 17 octobre, « les bigots » qui « donnent de l’islam une image négative ». Quelle serait la crédibilité d’un tel régime, dans une société ouverte à la pluralité et au débat ? Et quelle serait sa doctrine nucléaire ?
De la partition au coup d’Etat
14 août 1947. La partition de l’Inde crée le Pakistan, république islamique fondée sur une base essentiellement communautaire et religieuse, présidée par M. Ali Jinnah, chef de la Ligue musulmane.
1947. Première guerre du Cachemire, territoire qui renvoie au fondement de l’identité des deux Etats, religieuse pour le Pakistan, laïque pour l’Inde.
1949. La fin de la guerre marque la division du Cachemire : l’Azad- Cachemire et les territoires du Nord sont pakistanais, le Jammu-et-Cachemire appartient à l’Inde.
1965. Deuxième conflit indo-pakistanais à propos du Cachemire.
1971. Le Pakistan oriental, soutenu par l’Inde, fait sécession et devient le Bangladesh.
17 novembre 1988. Victoire électorale du Parti du peuple pakistanais (PPP) de Mme Benazir Bhutto, qui devient chef du gouvernement, contre l’Alliance démocratique islamique (IDA) de M. Nawaz Sharif.
6 août 1990. Mme Bhutto, accusée de corruption et de népotisme, est démise de ses fonctions par le président Ghulam Ishaq Khan et remplacée par M. Nawaz Sharif.
9 octobre 1993. Une profonde crise politique secoue le pays. M. Nawaz Sharif est destitué et des élections anticipées reconduisent Mme Bhutto au pouvoir.
27 septembre 1996. En Afghanistan, Kaboul tombe aux mains des talibans « étudiants en religion ». Le ministre de l’intérieur de Mme Bhutto est soupçonné de les soutenir financièrement et militairement. Le gouvernement est destitué au mois de novembre par le président Farouk Ahmed Leghari.
3 février 1997. La Ligue musulmane de M. Nawaz Sharif remporte les élections.
28 mai 1998. Dix-sept jours après la première série des cinq essais nucléaires indiens, le Pakistan réalise à son tour cinq essais dans le désert du Balouchistan.
12 octobre 1999. Le gouvernement de M. Nawaz Sharif est renversé par un coup d’Etat du général Pervez Moucharraf, chef de l’armée ; le président Rafic Tarar reste en place. Le général Moucharraf forme son gouvernement provisoire, le Conseil national de sécurité (CNS), composé de six membres, quatre civils et deux militaires