Josyane Savigneau – Estimez-vous que la situation des femmes en Iran s’est améliorée depuis la révolution islamique de 1979 ou au contraire a régressé ?
Shahla Sherkat – Elle n’a pas régressé, mais en Occident on a souvent du mal à le comprendre, à apprécier la situation dans tous ses aspects, voire ses paradoxes. Il faut d’emblée préciser que le passé des femmes iraniennes n’a rien à voir avec celui des femmes d’Afghanistan, d’Irak ou d’Arabie saoudite notamment. Dès l’Antiquité, les femmes iraniennes, dans les mythes, étaient des symboles très positifs.
Et au XXe siècle, avant la révolution, il y avait une femme ministre. Mais, avant la révolution, le mouvement politique et social ne concernait que les femmes intellectuelles, instruites. Les femmes du peuple, les femmes religieuses étaient mises à l’écart. En outre, les hommes très religieux, très pratiquants, ne permettaient pas à leurs épouses de sortir de la maison. Avec la révolution, ces hommes ont cessé de voir la société comme corrompue et débauchée. La société était devenue islamique, elle respectait leurs valeurs. Alors, ils ont permis à leurs femmes, leurs filles, leurs soeurs, de sortir de la maison et d’avoir une vie sociale. Les femmes ont pu se retrouver entre elles.
Sous le règne du shah, il y avait une négligence du fait religieux. Et, pour ce qui concerne le féminisme, le shah considérait que le mouvement devait être sous tutelle du gouvernement, piloté du haut vers le bas. Il voulait le canaliser. Alors que ce mouvement doit être spontané et autonome.
Jusqu’en 1991, vous avez travaillé dans un journal féminin plutôt que féministe, et vous avez été licenciée. Pourquoi ?
Zan-e-ruz (« La Femme aujourd’hui ») était publié par un groupe d’édition semi-étatique. Le PDG m’a évincée en 1991 parce qu’il estimait que je mettais trop l’accent sur les problèmes féministes et modernistes. Comme je pressentais que j’allais être écartée, j’avais déposé auprès du ministère de la culture et de la guidance islamique, qui était alors sous la responsabilité de Mohammad Khatami (président réformateur de 1997 à 2005 et candidat au scrutin présidentiel du 12 juin>, une demande d’autorisation de publication d’un mensuel. Je l’ai obtenue et j’ai créé Zanân. Mais en 2008, on a annulé l’autorisation de publication. On m’a accusée de donner une image trop négative, trop sombre de la condition des femmes en Iran.
Quel était le sens d’une publication féministe en Iran ?
Comme pour beaucoup de femmes dans le monde entier, le féminisme est pour moi un mouvement, un effort pour éliminer les injustices et les discriminations. On a traduit féminisme en persan par une expression qui signifie « femme revendiquant la liberté ». A Zanân, on plaidait pour la liberté des femmes sur le plan culturel, spirituel. On cherchait à modifier le regard sur elles.
Les grandes figures du féminisme occidental, comme Simone de Beauvoir ou Kate Millett, étaient-elles présentes ?
Dès le premier numéro, nous avons présenté Simone de Beauvoir. C’est cet article qui a attiré l’attention sur le magazine, et qui a d’emblée montré que c’était un journal différent, qui avait autre chose à dire.
Vous n’avez pas eu d’ennuis ?
Des ennuis, on en a eu souvent. Le mot féministe était employé comme une sorte d’insulte. La presse qui nous était hostile me désignait toujours comme « cette espèce de féministe de Shahla Sherkat... ». Les femmes que nous interrogions commençaient par dire qu’elles n’étaient absolument pas féministes. Nous étions combattus par les hommes machos qui avaient peur de perdre, avec la hausse du niveau de conscience des femmes, leurs bonnes à tout faire chez eux. Ils nous traitaient de putes. Ce que nous voulions avant tout, plutôt que prendre position, c’était expliquer et définir ce qu’était vraiment le féminisme. Les premiers numéros ont été consacrés à donner un historique du mouvement des femmes, à présenter le féminisme social, le radical, le libéral. Dix-sept ans plus tard, et même si Zanân n’existe plus, le mot féministe a trouvé sa place dans les esprits iraniens.
Combien étiez-vous à la rédaction et comment était financé le journal ?
Nous étions 20, plus des pigistes. Nous ne recevions aucune subvention, nous avions de la publicité, des abonnements et des ventes au numéro. Nos ventes étaient bonnes, notre record a été 40 000 exemplaires, ce qui est beaucoup en Iran, les livres se vendent à 2 000 exemplaires, et, pour les magazines, 20 000 exemplaires est un exploit.
Zanân parlait aussi de mode. Quel sens cela a-t-il dans un pays où les obligations vestimentaires sont strictes ?
Les Iraniennes ont toujours été les plus élégantes qui soient. Quant aux interdits et aux obligations vestimentaires, on sait bien qu’ils stimulent l’inventivité. On joue sur le maquillage, les tissus, les couleurs. Bien sûr, si on travaille dans le secteur public il faut porter cette sorte de cagoule noire. Et le manteau islamique est censé n’être qu’en couleurs foncées, noir, bleu-marine, marron, gris. Dans le secteur privé, on est moins contraintes. La styliste que nous avions mise en avant recherche les tissus anciens, les voiles bariolés, etc.
En Occident, vous mettez surtout l’accent sur la question du voile. En France, on interdit le port du voile à l’école. Mais en Iran, si les femmes n’avaient plus comme problème que le port ou non du voile, on aurait beaucoup avancé. Il y a beaucoup de choses plus importantes, par exemple le droit au divorce. Ou bien ce projet de loi sur la protection de la famille, qui n’est pas encore adopté, mais toujours en discussion et dont plusieurs articles sont très défavorables aux femmes. Ou encore les violences faites aux femmes, dont nous avons beaucoup parlé dans notre magazine.
L’avortement est-il autorisé ?
Il n’est autorisé que pour raisons médicales. La contraception, elle, est légale.
Et pour l’éducation ?
Les filles sont plus intéressées que les garçons par les études supérieures. Alors on a mis en place des quotas, et au concours d’entrée à l’université, on refuse, depuis cette année, d’admettre plus de filles que de garçons. Il vaudrait mieux essayer de comprendre pourquoi les garçons s’intéressent moins aux études supérieures que les filles.
Zanân parlait aussi de littérature. La littérature féministe est-elle importante ?
Très importante. Toutes les femmes écrivains ne sont pas féministes, mais les féministes écrivent beaucoup.
Et la psychanalyse ?
Elle est très pratiquée, et beaucoup de femmes sont psychanalystes.
En politique ?
Sous les législatures précédentes, des élues défendaient les droits des femmes. Sous cette législature, des femmes sont présentes, mais elles ne défendent pas les revendications des femmes.
Vous, que faites-vous aujourd’hui ?
J’essaie d’écrire mes Mémoires et je dirige un centre culturel. Mais je rêve de refaire un journal. J’ai déposé récemment une demande d’autorisation. On m’a fait patienter huit mois environ, avant de me dire non. Alors j’attends que M. Khatami soit réélu
Que pensez-vous de l’organisation Un million de signatures, à laquelle un jury français vient de décerner le Prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes ?
C’est un mouvement courageux, sain, civique, pour protester contre les lois et tenter de les faire changer. Il a évidemment un impact dans la société iranienne, et c’est pour cela qu’il est combattu, qu’il suscite de fortes résistances
Depuis 1999, on a autorisé les femmes iraniennes à célébrer la Journée des femmes, le 8 mars. Que faites-vous ?
Nous organisons des rencontres. On se rassemble, on réfléchit. Mais on ne défile pas dans la rue. C’est interdit.
Zanân, le journal de l’autre Iran, de Shahla Sherkat,
préface de Christian Bromberger, textes traduits du persan par Azita Hempartian,
éd. du CNRS, 188 p., 35 €.
Signalons aussi la sortie d’un dossier de la revue La Pensée de midi, L’Iran derrière le miroir, coordonné par Christian Bromberger. Actes Sud/La Pensée de midi, 250 p., 17 €.