En ce mois de juillet 2010, alors que le gouvernement pakistanais s’est lancé de toutes ses forces sur la voie de l’austérité imposée par le Fonds Monétaire International (FMI), les travailleurs du pays tout entier se retrouvent à faire eux-mêmes les frais des coûts toujours plus élevés d’une crise capitaliste dont ils ne sont pas responsables. Les coupes exigées par le FMI des subventions gouvernementales pour les produits de première nécessité – ainsi que les effets de la récession mondiale et locale – ont signifié une réduction drastique des salaires réels et une peur croissante de perdre son emploi. Pourtant, au moment que la gauche pakistanaise manque des forces et des moyens lui permettant de combattre toutes ces attaques dans les provinces les plus sous-développées et les plus opprimées du pays, plusieurs centaines de travailleurs ont entrepris des actions d’ampleur pour contrer cette situation.
Au milieu du mois de juin, 15’000 ouvriers travaillant dans la démolition des navires, organisés au sein du Syndicat démocratique des travailleurs de la démolition de navires de Gadani (GSBDWU), lui-même affilié à la Fédération Nationale des Syndicats (NTUF), ont mené une grève de deux jours pour protester contre les injustices croissantes et les conditions de travail dangereuses, contre les bas salaires et les heures de travail épouvantables.
A la fin du mois de juin, le syndicat avait annoncé qu’il mettait fin aux négociations sans cesse rompues puis reprises avec l’Association patronale. Puis, en raison du fait que l’accord promis – qui était censé satisfaire ses différentes revendications – n’ait pas été respecté à l’heure où la grève précédente avait été suspendue, le GSBDWU a renouvelé audacieusement sa grève le 5 juillet dernier, avec l’intention de poursuivre celle-ci jusqu’à ce que toutes ses revendications soient satisfaites.
Il est intéressant de remarquer que malgré des crises dans d’autres industries nationales, l’industrie de la démolition de navires à Gadani a fait de très bonnes affaires au cours des deux dernières années, partiellement en raison d’une décision gouvernementale consistant à supprimer les impôts portant sur les importations des bateaux (des carcasses de bateau) qui arrivent sur les côtes du Pakistan. De plus, les propriétaires de chantiers ont même profité de la crise mondiale, puisqu’un effondrement de l’industrie navale a condamné à la casse les bateaux inutilisés à des prix plus bas que de coutume.
A la fin juin, un article de la rubrique commerciale du journal Dawn [le plus ancien et le plus lu des journaux d’expression anglaise au Pakistan], présentant bien sûr le point de vue des propriétaires et ne faisant aucune mention de la lutte des travailleurs, a donné le chiffre record de 107 bateaux qui ont été réduits en ferraille dans l’année fiscale en cours.
Dans l’ensemble, cela représente 852’922 tonnes de ferraille (comparé aux 778’598 tonnes de l’année passée), une quantité s’approchant du million de tonnes annuelles qui, au début des années quatre-vingts, avait fait de Gadani le site de démolition de navires le plus célèbre au monde.
Au cours des décennies qui ont suivi, le site s’est fait faire surpasser par des sites en Inde et au Bangladesh (dans les dix premiers mois de 2001, par exemple, le chantier naval ne produisait plus que 160’000 tonnes de ferraille). Mais même ainsi, le site de Gadani atteint des niveaux de productivité très supérieurs à ses concurrents : alors qu’il faut plus de six mois pour démanteler un bateau de 5’000 tonnes en Inde ou au Bangladesh, une source officielle, citée par l’article du journal Dawn, prétend qu’à Gadani, le même bateau peut être démantelé en 30 à 45 jours.
Selon le syndicat, ce redressement s’est produit simultanément avec les surprofits engrangés par les propriétaires des chantiers. Dans une récente conférence de presse, tenue alors que des négociations avaient encore lieu, des représentants du GSBDWU ont montré avec exactitude quelle minuscule part de la somme totale encaissée par le patronat est destinée aux travailleurs. Et comment un bon morceau, grosso modo le tiers de ce qui est gagné par les travailleurs, est ramassé par les intermédiaires qui engagent les travailleurs
Il faut aussi absolument redire que l’inflation rampante des dernières années a attaqué la masse salariale. Il a aussi été mis en lumière, lors de la conférence de presse, que les travailleurs se retrouvent également exploités sans pitié en tant que consommateurs : la nourriture disponible dans les rares cantines étant vendue à des prix exorbitants.
Mais sans doute encore pires que ce niveau d’exploitation, ce sont les conditions horribles dans lesquelles les travailleurs de Gadani triment.
L’absence d’équipements et de normes de sécurité a été le thème central de la récente campagne menée par le syndicat : les travailleurs n’ont pas droit à des lunettes de protection, ni à des harnais, ni à des ceintures, etc.
De plus, il n’y a pas d’accès à des services médicaux d’urgence dans un proche voisinage. Avec comme résultat le fait atterrant que, cette année seulement, 18 travailleurs sont morts sur leur lieu de travail, la dernière victime n’ayant que 25 ans. La semaine passée, cet homme a fait une chute mortelle en grimpant, dans une quasi totale obscurité, sur une échelle recouverte d’huile.
En effet, l’industrie de la démolition de navires a longtemps été « célèbre » pour ces aspects : les atteintes à l’environnement et à la santé provoquées par la démolition des bateaux, dont les carcasses auxquelles sont attachés des produits chimiques toxiques, de l’amiante dans certains cas. A cela s’ajoutent les dangers terribles propres au travail lui-même. Tout cela avait été d’ailleurs le sujet d’un exposé sur un parc à ferraille américain qui avait gagné le prix Pulitzer en 1997.
Dans cet exposé, un assistant du garde des sceaux de Caroline du Nord avait comparé l’un de ces sites à l’« un des niveaux de l’enfer de Dante » (l’auteur de l’exposé mentionnait aussi qu’une grande partie du travail était en train d’être délocalisée vers d’Asie du sud, là où les régulations environnementales américaines n’existaient pas).
Dans leur lutte pour ces mesures de sécurité élémentaires et pour des salaires moins misérables, les travailleurs de Gadani se trouvent bien sûr confrontés non seulement à une Association patronale intransigeante et avare, mais aussi à la pleine force de l’Etat pakistanais.
Dans ce cas, le total asservissement de l’Etat au capital s’explique parfaitement bien par les milliers de milliards (trillion) de roupies que l’industrie en question a versés au trésor national durant la dernière année fiscale.
Selon des militants syndicaux, même l’establishment local défend les intérêts des propriétaires, puisque l’élite dirigeante fait une petite fortune en louant des parcelles sur le littoral aux compagnies propriétaires des chantiers. La grève d’il y a deux semaines a donc été réprimée sans compromis. Des douzaines de travailleurs ont reçu des coups de matraques et ont été arrosés de gaz lacrymogènes et cinq représentants du syndicat ayant été arrêtés. Ce qui est révélateur, c’est que la « task force » anti-terroriste a été déployée en plus la police (quelque chose qui rappelle la « guerre contre le terrorisme »…).
Ce qui n’est pas clair, c’est ce qui va se passer dans les semaines qui viennent. D’un côté, l’intransigeance de l’Association patronale n’est pas très encourageante ; ces derniers continuent de n’offrir rien d’autre que des concessions mineures (une augmentation salariale de 20% a été proposée il y a quelques jours, alors le syndicat exige 100%) et de promettre de vagues mesures de sécurité, ce qui témoigne de la confiance qu’ils ont dans leur propre capacité à mettre en échec un mouvement de grève (avec l’aide des armes de répression de l’Etat, bien sûr).
D’un autre côté, le GSBDWU semble exceptionnellement bien organisé : le fait qu’un ensemble de travailleurs, ethniquement si mélangés et employés sur des sites dispersés sur plus de 13 kilomètres de côtes, ait observé une grève totale il y a deux semaines, devrait nous inspirer de la confiance.
En plus de cela, la décision d’organiser une grève illimitée a été prise lors d’un meeting auquel participaient des représentants de tous ces sites. Le niveau des injustices subies a suscité un fort engagement qui, on l’espère, sera difficilement écrasé par l’Etat et le capital.
Si la grève de Gadani se conclut par un succès, alors cela promet d’offrir au reste de la classe ouvrière pakistanaise un exemple éblouissant du pouvoir qu’une majorité peut exercer sur une minorité.
Adaner Usmani