On peut distinguer quatre grandes périodes dans l’histoire du communisme en Amérique Latine :
– I) Les années « épiques » de la fondation, de 1920 à 1932.
– II) Les années de plomb du stalinisme, des années 30 jusqu’à 1959.
– III) Les années du guévarisme, de la révolution cubaine à 1989.
– IV) La période de crise et indéfinition, ouverte par la chute du mur de Berlin.
Comme en Europe, on trouve parmi les premiers cadres communistes à la fois des dirigeants ouvriers et des jeunes intellectuels. Un exemple caractéristique du premier type est le fondateur du Parti socialiste ouvrier du Chili (1912) devenu parti communiste, section chilienne de la IIIe Internationale en 1922 : Luis Emilio Recabarren (1976-1924). Typographe, syndicaliste, veritable tribun populaire de sensibilité « ouvrièriste », il insiste dans ses discours et écrits sur la lutte de classes irréconciliable entre les ouvriers des mines et des usines et les capitalistes, lutte dont l’issue ne peut être que la révolution prolétarienne. Son suicide en 1924 reste encore un mystère non élucidé.
Quant aux intellectuels, ils sont nombreux parmi les fondateurs du communisme latino-américain. Il s’agit souvent d’étudiants comme le cubain Julio Antonio Mella (1903-1929) qui a servi de modèle pour l’ « Etudiant », le héros du roman La question de la méthode (1974) de l’écrivain cubain Alejo Carpentier : un jeune révolutionnaire qui mène un combat désespéré contre la dictature dans son pays. Fondateur de la Fédération des étudiants universitaires (1923), de la section cubaine de la Ligue anti-impérialiste des Amériques (1925), Mella participe à la fondation du Parti communiste cubain en 1925, étant élu à son comité central. A cause de son activité contre le dictateur Machado - « l’âne avec des griffes », selon le mot célèbre du poète communiste cubain Ruben Martinez Villena - il est arrêté puis obligé à s’exiler au Mexique. Ses relations avec le PC mexicain sont difficiles, la direction de celui-ci l’accusant de déviation « trotskyste ». [1] Mella organise les émigrés cubains au Mexique et prépare une expédition armée pour débarquer dans l’île, mais le 10 janvier 1929 il est assassiné, à l’âge de vingt six ans, par des agents de Machado.
De tous les intellectuels qui ont fondé le mouvement communiste latino-américain le plus important a sans doute été le péruvien José Carlos Mariategui (1895-1930), peut-être le penseur le plus original dans l’histoire du marxisme dans le continent. Ecrivain et journaliste, il devient socialiste en 1918 et découvre le marxisme et le communisme pendant un long séjour en Europe au début des années 20. De retour au Perou, il s’intègre au mouvement ouvrier et participe activement à la constitution de syndicats du prolétariat agricole et industriel. Il fonde en 1926 la revue Amauta, autour de laquelle se regroupe l’avant-garde culturelle et politique péruvienne et latino-américaine, et qui publie aussi des textes d’André Breton, Rosa Luxemburg, Léon Trotsky ou Maxime Gorki.
Après avoir participé quelque temps aux activités de l’APRA (1927), Mariategui rompt avec Haya de la Torre et fonde en 1928 le Parti socialiste qui se réclame de la IIIe Internationale et dont il rédige le programme. C’est à ce moment qu’il publie son œuvre la plus connue : Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, la première tentative d’analyse marxiste d’une formation sociale concrète en Amérique Latine. Empêché par sa maladie de participer à la première Conférence communiste latino-américaine (Buenos Aires, 1929), Mariategui envoie avec la délégation peruvienne deux thèses, sur la question indigène et sur la lutte anti-impérialiste, qui vont provoquer des débats et polémiques intenses.
La proposition la plus hardie et hérétique de Mariategui est celle qui fait des communautés indigènes le point de départ d’une voie socialiste propre aux pays indo-américains. Pour rendre son hétérodoxie plus acceptable, Mariategui se réfère d’abord aux documents officiels du Komintern : « Le VI congrès de l’IC a reconnu encore une fois la possibilité, pour les peuples d’économie rudimentaire, de commencer directement l’organisation d’une économie collective, sans souffrir la large évolution par laquelle sont passés d’autres peuples. » Ensuite, il avance sa stratégie révolutionnaire fondée sur le rôle des traditions communautaires indigènes : « Nous croyons qu’entre les populations ’arriérées’, aucune autant que la population indigène d’origine inca ne présente des conditions aussi favorables pour que le communisme agraire primitif, subsistant dans des structures concrètes et avec un profond esprit collectiviste, se transforme, sous l’hégémonie de la classe prolétarienne, dans une des bases les plus solides de la société collectiviste préconisée par le communisme marxiste ». [2]
Comme l’observe Alberto Flores Galindo, le trait essentiel du marxisme de Mariategui - en contraste avec celui des orthodoxes du Comintern - est le refus de l’idéologie du progrès et de l’image linéaire et euro-centrique de l’histoire universelle. [3] Dans un texte-clé, « Anniversaire et Bilan », publié dans sa revue Amauta en 1928, il résume en quelques paragraphes sa philosophie politique. Tout en insistant sur l’universalité du mouvement socialiste, il prend en considération la spécificité du socialisme en Amérique Latine et son enracinement dans le passé pré-colombien :
« Le socialisme est dans la tradition américaine. L’organisation communiste primitive la plus avancée que connaît l’histoire, est celle des incas.
» Nous ne voulons certainement pas que le socialisme soit, en Amérique, calque et copie. Il doit être création héroïque. Nous devons donner vie, avec notre propre réalité, dans notre propre language, au socialisme indo-américain. Voici une tâche digne d’une nouvelle génération". [4]
Comme nous verons, l’histoire du communisme latinoaméricain sera, dans les décénnies suivantes, beaucoup plus proche du « calque et copie » que de la « création héroïque »...
Les partis communistes, même là où ils avaient une certaine base sociale - Chili, Argentine, Uruguay - étaient essentiellement, pendant cette première période, des mouvements urbains composés d’ouvriers, artisans, syndicalistes, étudiants et intellectuels. La principale exception a été le mouvement communiste à El Salvador fondé par un ex-étudiant, Augustin Farabundo Marti (1893-1932) en 1930, qui avait réussi en peu de temps à gagner le soutien de secteurs significatifs de la paysannérie et qui a organisé en 1932 la seule insurrection de masse dirigée par un parti communiste dans toute l’histoire de l’Amérique Latine.
Farabundo Marti et ses camarades préparaient un soulèvement contre la dictature militaire du general Martinez, mais celui-ci déclenche une répression préventive en arrêtant les principaux dirigeants du PC salvadorien et en fusillant les soldats suspects de sympathies communistes. En ripose, éclate en janvier 1932 une insurrection paysanne, animée et encadrée par les communistes, surtout dans la région des grandes plantations de café. Les détachements rouges de paysans et indigènes, armés avec quelques fusils et surtout des machetes, occupèrent pendant quelques jours un certain nombre de villages où ils instaurèrent d’éphémères « soviets locaux ». Il semble que plus de quarante mille combattants ont pris part au soulèvement. Le manque de coordination politique et militaire centrale de l’insurrection a permis à l’armée d’écraser les soulèvements locaux. Ce qui est arrivé par la suite est passé à l’histoire d’El Salvador avec le nom de La Matanza (« la massacre ») : pendant des semaines l’armée a tué, fusillé et brûlé les villages paysan, exécutant environ vingt mille hommes, femmes et enfants dans les régions « rouges ». Après un simulacre de procès, Farabundo Marti, Alfonso Luna et Mario Zapata, les principaux dirigeants communistes ont été fusillés eux-aussi. Il faut souligner que le soulèvement avait été décidé par les communistes salvadoriens sans consulter la direction du Comintern : des dirigeants communistes plus proches des orientations de Moscou, comme le peintre mexicain David Alfaro Siqueiros, ont condamné le soulèvement comme une erreur, puisque de toute façon l’impérialisme américain serait intervenu pour empêcher une victoire « rouge ». [5]
Au cours de la deuxième moitié des années 20 et le début des années 30 aura lieu un processus de « stalinisation » du communisme latino-américain qui se dévéloppe de façon inégale dans les différents pays. Tandis que certains cadres et dirigeants, comme Mella, Mariategui ou Farabundo Marti, font preuve de réflexion et de décision autonomes, d’autres deviennent beaucoup plus étroitement rattachés, du point de vue intellectuel et politique, à l’appareil du Comintern et au PCUS dont ils reproduisent avec une fidélité exemplaire les divers tournants.
Le premier représentant et un des plus talentueux de cette catégorie est Vittorio Codovilla (1894-1970), secrétaire général du PC Argentin. Né en Italie, Codovilla arrive en Argentine en 1912, adhérant peu après au Parti socialiste. Il est en 1918 un des fondateurs du PS internationaliste, devenu peu après le PC argentin. Rapidement intégré à l’appareil du Comintern, il fait passer déjà en 1926 une résolution au CC du PC argentin, condamnant le trotskysme et se solidarisant avec la direction du PCUS. En 1929 il est un des organisateurs de la Première Conférence communiste latino-américaine, à Buenos Aires, où il explique aux délégués la doctrine stalinienne de la révolution par étapes : contrairement à Mariategui, qui parle du socialisme comme seule alternative à la domination impérialiste sur le continent, Codovilla proclame que « le caractère de la révolution en Amérique Latine est celui d’une révolution démocratico-bourgeoise ». Ce dogme va orienter la politique des partis communistes latino-américains pendant une trentaine d’années, indépendemment des tournants tactiques de droite ou de gauche. [6]
Au cours des années 30 on verra d’autres secteurs sociaux être attirés par le mouvement communiste. C’est le cas, notamment, au Brésil, de militaires progressistes, officiers et sous-officiers, autour d’un personnage charismatique , le capitaine Luis Carlos Prestes (1898-1984). A la tête d’un groupe d’officiers démocrates, nationalistes et « jacobins », Prestes dirige un soulèvement militaire en 1924 contre le gouvernement de l’olygarchie des planteurs de café qui dominait le Brésil depuis la fin du XIXe siècle. Il forme une colonne de plusieurs milliers de soldats - la « Colonne Prestes » - qui parcourt le pays du nord au sud jusqu’en 1926, quand les derniers insurgés sont obligés de s’exiler en Argentine.
Ce mouvement de jeunes lieutnants - tententismo en portuguais - se divise en 1930 : tandis que les plus modérés se joignent au politicien bourgeois Getulio Vargas pour prendre le pouvoir par un coup d’Etat (la « Révolution de 1930 »), Prestes - devenu un personnage légendaire, « le Chevalier de l’Espoir » - et quelques autres officiers se rallient au mouvement communiste. Après un long séjour en URSS, Prestes revient clandestinement au Brésil et prend la tête d’un mouvement antifasciste encadré par les communistes, l’Alliance nationale libératrice, pour organiser en novembre 1935 - avec l’assentiment du Comintern - un soulèvement militaire contre le régime de Vargas. Si dans une ville du Nord-est brésilien, Natal, les jeunes officiers réussissent, avec le soutien populaire, à prendre le pouvoir pour quelques jours, à Rio le soulèvement, dirigé par le capitaine communiste Agildo Barata, est brisé dans l’oeuf. Des miliers de communistes ou personnes soupçonnées de sympathies de gauche seront emprisonnées, parfois torturées ou assassinées, et Prestes lui-même sera incarcéré pendant une dizaine d’années, tandis que sa femme Olga Benario, une juive d’origine allemande, sera livrée à la Gestapo.
Au cours des décénnies suivantes, on vera se succèder en Amérique latine les différents tournants du mouvement communiste international : Front populaire (années 30), soutien au pacte Molotov-Ribbentrop (1939-41), alliance avec les USA et la bourgeoisie « anti-fasciste » en A. Latine (1941-47), guerre froide (1947-56), coexistence pacifique (1956-60). La seule originalité sera la tentative de traduire, dans le contexte spécifique de chaque pays, la « ligne générale » du mouvement : on vera ainsi le PC brésilien soutenir Vargas à partir de 1943, dans la mesure où il s’est engagé dans la guerre du côté des Alliés, tandis que le PC argentin s’allie, à la même époque (1945-46) avec l’olygarchie conservatrice contre Péron, considéré comme « fasciste » par sa position « neutre » lors de la Guerre mondiale. Ce qui reste constant à travers tous ces virages, c’est la doctrine de la révolution par étapes - les conditions socio-économiques en Amérique Latine ne sont mûres que pour une révolution démocratique, en alliance avec la bourgeoisie progressiste - et la fidélité inébranlable à l’URSS, au PCUS et son grand dirigeant, le camarade Staline.
Dans plusieurs pays, les partis communistes ont réussi a avoir une base sociale ouvrière et populaire significative, une influence syndicale et éléctorale considérable : c’est le cas notamment du Chili, de Cuba, du Brésil, de l’Uruguay, du Venezuela et du Guatemala. Au Chili et à Cuba, à l’époque du Front populaire ou au cours de la guerre, ils vont participer au gouvernement. Pendant les années staliniennes, malgré les aspects autoritaires et bureaucratiques de la politique des partis, beaucoup d’intellectuels ont été attirés par le mouvement communiste. Certains ont gardé une certaine autonomie dans leur travail, comme le philosophe argentin Anibal Ponce, l’historien brésilien Caio Prado Junior ou le poète chilien Pablo Neruda. D’autres ont mis leur talent au service de l’appareil, n’hésitant pas, comme dans le cas du peintre David Alfaro Siqueiros, a prendre en charge les basses œuvres du stalinisme (première tentative d’assassinat de Trotsky au Mexique en 1940).
Si le courant stalinien a sans doute été hégémonique, des résistences se sont manifestés très tôt, avec la formation des groupes de l’opposition communiste de gauche (trotskystes). Le premier est apparu au Brésil, à la fin des années 20, autour du brillant historien et critique d’art Mario Pedrosa et du dirigeant syndical typographe João da Costa Pimenta.
L’opposition et la critique n’empêchaient pas la recherche de l’unité d’action ; en 1934, une coalition anti-fasciste entre communistes, socialistes, trotskystes, syndicalistes et anarchistes formée à l’initative de Mario Pedrosa va s’opposer, les armes à la main, à une manifestation « intégraliste » (la version brésilienne du fascisme) à Sao Paulo, en la dispersant.
Mais c’est surtout en Bolivie que le trotskysme aura une base ouvrière de masses : en 1946, le congrès de la Fédération syndicale des travailleurs des mines de Bolivie réuni dans la ville de Pulacayo approuve un ensemble de thèses d’inspiration nettement trotskyste - rédigées par Guillermo Lora, dirigeant du POR (Parti ouvrier révolutionnaire) - dont l’axe central est la stratégie de transformation de la révolution démocratique-nationale en révolution socialiste dans un processsus ininterrompu. Le POR va aussi jouer un rôle important dans la révolution bolivienne de 1952-53, notamment dans la fondation de la COB, Centrale ouvrière bolivienne dont le premier programme (1952) fut rédigé par le dirigeant trotskyste Hugo Gonzalez Moscoso.
Des groupes trotskystes significatifs, avec une certaine base syndicale, sont aussi apparus au Chili, à partir d’une rupture en 1933 dans le parti communiste, en Argentine et au Pérou.
Beaucoup d’intellectuels et d’artistes latino-américains ont manifesté de la sympathie pour le communisme trotskyste : le plus connu fut le peintre muraliste mexicain Diego Rivera qui va se rallier à l’opposition de gauche au courant des années 30. C’est lui qui signera avec André Breton le document « Pour un art révolutionnaire independant » rédigé par ce dernier en collaboration avec Léon Trotsky en 1938. On peut aussi mentionner, à la même époque, l’écrivain brésilien Raquel de Queiroz et après la guerre, les historiens argentins Luis Vitale, Milciades Peña et Adolfo Gilly.
Si le XX Congrès du PCUS (1956) a ébranlé les partis communistes pro-soviétiques, en provoquant des discussions et des ruptures, c’est surtout avec la révolution cubaine que s’ouvre une période nouvelle du communisme en Amérique Latine.
Le parti stalinien à Cuba, le PSP (Parti socialiste populaire) n’a pas vu venir la révolution dans son pays. Quelques mois après le débarquement de Fidel Castro et ses camarades du bateau « Granma », la revue du PSP, Fundamentos, affirme, dans son numéro de juin 1997, que « aujourd’hui comme hier, nous rejettons et condamnons et continuerons à rejeter et à condamner les méthodes terroristes et putchistes, comme inefficaces, nuisibles et contraires à l’interêt du peuple ». [7] Finalement, au cours de l’année 1958, certains militants et dirigeants du PSP - dont Carlos Rafael Rodriguez - vont se joindre à la guérilla castriste. Mais après la prise du pouvoir, lorsque la révolution cubaine prend le tournant vers le socialisme en 1960, le dirigeant stalinien Blas Roca s’oppose à cette radicalisation au nom de la doctrine cominternienne : la révolution cubaine doit rester simplement « démocratique et patriotique », elle doit « à l’interieur des limites qui seront établies... garantir les profits de l’entreprise privée, son fonctionnement et son développement normal. Il faut stimuler parmi les travailleurs de ces entreprises le zèle et l’augmentation de la productivité ». [8]
Le triomphe de la révolution cubaine dirigée par Fidel Castro contre la dictature du général Batista (1959), son dévéloppement « ininterrompu » vers le socialisme (1960) et son affrontement victorieux contre une invasion parraînée par les USA (1961) signifient une rupture avec quelques uns des dogmes fondamentaux du communisme stalinien : rôle dirigeant du parti, caractère national-démocratique de la révolution, impossibilité d’une voie armée. Ces événements vont inaugurer un nouveau chapitre de l’histoire du comunisme latino-américain, avec l’apparition du courant castriste, ou mieux, guévariste.
C’est en effet le médécin argentin Ernesto « Che » Guevara (1928-1967), devenu au cours des années 1957-58 un des principaux commandants de la guérilla castriste qui incarne, dans sa forme la plus radicale, cette nouveauté de l’expérience cubaine et la tentative de l’étendre au reste du continent. Par sa recherche hétérodoxe d’une voie cubaine de transition au socialisme differente du modèle soviétique, par ses réflexions utopiques sur « l’homme nouveau », et surtout par sa dramatique décision de quitter ses fonctions de Ministre de l’Industrie dans le gouvernement révolutionnaire cubain pour relancer la lutte armée ailleurs dans le monde, enfin, par sa mort tragique dans les montagnes boliviennes le 8 octobre 1967, Guevara a frappé l’imagination de toute une génération de latino-américains.
Le guévarisme, qui se donne pour objectif de renverser la domination impérialiste américaine sur l’Amérique Latine et d’ouvrir la voie au socialisme - « Il n’y a pas d’autre révolution à faire, révolution socialiste ou caricature de révolution », écrira Che Guevara dans sa « Lettre à la Tricontinentale » de 1966 - se caractérise par la volontarisme, par une forte charge éthique et utopique, le choix des campagnes comme lieu stratégique - et de la paysannérie pauvre comme base sociale principale - et par l’accent mis sur la guerre de guérillas initiée par une petit noyau de militants (le foco).
Les militants du courant guévariste sont d’origine très diverse : souvent des étudiants, parfois des jeunes ouvriers ou paysans, des militaires dissidents, des anciens cadres communistes ou socialistes - comme par exemple Raul Sendic, jeune syndicaliste et militant du PS uruguayen, fondateur du mouvement Tupamaros. Certains, comme Miguel Enriquez, le fondateur du MIR (Mouvement de la Gauche révolutionnaire) du Chili, ou Carlos Fonseca Amador, fondateur du FSLN (Front sandiniste de Libération nationale) du Nicaragua, ressemblent beaucoup au type-idéal de l’« Etudiant » révolutionnaire inventé par Alejo Carpentier. D’autres, comme les brésiliens Carlos Marighella, Mario Alves, Joaquim Câmara Ferreira sont des vieux cadres du Parti communiste brésilien qui vont rompre avec le communisme pro-soviétique à la fin des années 60 pour prendre le chemin de la guérilla. Sous l’influence du guévarisme, des trotskystes comme Miguel Santucho, dirigeant du PRT argentin, vont eux-aussi s’engager dans la lutte armée, tandis que Hugo Blanco, un ingénieur agronome liée à la Quatrième Internationale, va prendre la tête d’une vaste mouvement paysan semi-insurrectionnel au Pérou au début des années 60.
D’une façon générale les guérillas urbaines ou rurales d’inspiration guévariste dans les pays semi-industriels du cône sud de l’Amérique latine ont échoué et leurs militants ont été décimés. Par contre, en Amérique centrale, elles ont eu beaucoup plus de succès : le Sandinisme a réussi a renverser la dictature du général Somoza et prendre le pouvoir (pour une dizaine d’années) au Nicaragua, tandis qu’à El Salvador, au bout d’un décénnie de guerre civile, les militaires et l’oligarchie n’ont pas réussi à venir à bout de la guerrilla du FMLN (Front Farabundo Marti de Libération nationale) et ont dû négocier avec elle. Quelque chose de semblable se passe actuellement en Colombie, où deux mouvements de guérilla, l’un, proche du parti communiste et l’autre d’orientation guévariste, ont réussi à occuper une partie importante du territoire.
Le guévarisme n’a pas été la seule dissidence communiste surgie au cours des années 60 : sous l’influence du conflit sino-soviétique, un courant maoiste important va se manifester, tout d’abord au Brésil, où des vieux cadres d’orientation staliniste - João Amazonas, Mauricio Grabois - vont quitter le Parti communiste brésilien pour fonder, en 1961, le Parti communiste du Brésil (PC do B). Rejoint au cours des années 60 par un courant de jeunes chrétiens de gauches fascinés par le maoïsme, ce parti essayera lui aussi, au cours des années 70, de lancer une guérilla rurale contre le régime militaire. Malgré l’échec de cette tentative, le PC do B, converti au « socialisme albanais », restera une force significative, notamment dans le mouvement étudiant brésilien.
L’autre grand mouvement maoïste latino-américain est le Sentier lumineux péruvien, un type très particulier de guérilla, de style « pol-potiste », c’est-à-dire pratiquant l’extermination de ses adversaires politiques. Dirigé d’une main de fer par un ancien professeur de philosophie, Abimael Guzman (« le Président Gonzalo »), il réussira, pendant les années 80, a obtenir le soutien de certaines couches paysannes et indigènes appauvries.
La chute du mur de Berlin va provoquer une profonde crise dans le mouvement communiste latino-américain, et en particulier dans sa composante pro-soviétique. Les réactions seront très différentes selons les pays : certains partis communistes vont se rallier à la social-démocratie (Brésil) ou au nationalisme de gauche (Mexique), d’autres vont, au contraire, découvrir le guévarisme (Argentine) ou opérer un tournant à gauche (Chili). Dans ces deux derniers cas, c’est une nouvelle génération, souvent réprésentée par des femmes - Claudia Korol en Argentine, Gladys Marin au Chili - qui va prendre la direction du parti. Jamais auparavant des femmes n’avaient joué un rôle aussi important dans le mouvement communiste d’un continent tellement marqué par la culture machiste. Mais ces partis sont très affaiblis, aussi bien par les longues années de dictature militaire que par le désarroi provoqué par l’écroulement peu glorieux du « socialisme réel ».
Le courant maoïste est pratiquement disparu, à l’exception du Brésil, où le PC du Brésil, ex-stalinien, ex-maoïste, ex-albanais, desarçonné par la chute de l’Albanie d’Enver Hodxa - « Phare du Socialisme en Europe » - cherche à se donner une nouvelle identité communiste.
Le courant trotskyste ne profitera pas de cette crise de ses rivaux, et se trouve lui aussi assez affaibli au cours des années 90, à l’exception du Brésil, où existent differents groupes, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du Parti des Travailleurs (PT) fondé par des syndicalistes en 1980. La tendance « Démocratie socialiste » du PT brésilien - liée à la Quatrième Internationale - exerce une réelle influence, avec plusieurs députés, senateurs et maires. On observe dans certains documents du PT - comme celui sur le socialisme, approuvé en 1990 - une certaine influence des idées du courant trotskyste.
Les organisations d’inspiration guévariste qui ont réussi à survivre à la brutale répression des dictatures latino-américaines ont pris elles aussi des orientations très diverses : maintien de la guérilla (Colombie, Pérou), ralliement à des partis ouvriers ou des coalitions de gauche (Brésil, Uruguay), rapprochement à la social-démocratie (Amérique centrale). Mais on assiste aussi à quelques spectaculaires innovations, comme l’Armée zapatiste de Libération nationale, résultat de la fusion d’un noyau guévariste - dirigé par le célèbre « sous-commandant Marcos » - avec des communautés indigènes influencées par la théologie de la libération dans le Chiapas (sud du Mexique). Mais l’EZLN ne se réclame pas du communisme et n’aspire pas à « prendre le pouvoir » : après une courte période insurrectionnelle en 1994, elle se donne comme objectif d’aider la société civile mexicaine, et en particulier les classes subalternes, à imposer la démocratisation du pays et mettre fin aux politiques économiques néo-libérales.
La question de savoir si un communisme rénové a encore un avenir en Amérique Latine ne peut que rester ouverte pour le moment...
Notes
1. Cf. Claridad, Boletin de la Oposicion de Izquierda, Mexico, DF, n° 5, mars 1931.
2. J. C. Mariategui, « El problema de las razas en America Latina », 1929, Ideologia y Politica, Lima, Ed. Amauta, 1971, p. 68.
3. A .Flores Galindo, La agonia de Mariategui. La polémica con la Komintern, Lima, Desco, 1982, p. 50.
4. J. C. Mariategui, « Aniversario y Balance », 1928, Ideologia y Politica, pp. 248-249.
5. Cité par Miguel Marmol - le seul survivant de la direction communiste de 1932 - dans son témoignage à Roque Dalton, « Miguel Marmol : El Salvador, 1930-32 », Pensamiento Critico, n° 48, La Havane, janvier 1971, p. 70. Selon un historien universitaire de la révolte de 1932, Farabundo Marti avait des tendances trotskystes et était en mauvais termes avec Moscou. Cf. Thomas P. Anderson, Matanza. El Salvador’s communist revolt of 1932, Lincoln, University of Nebraska Press, 1971, p. 83.
7. Cf. El movimiento revolucionario latino-americano, versiones de la Primera Conferencia comunista latino-americana, juin 1929, Buenos Aires, Editado por la Correspondencia sud-americana, pp. 19-27.
8. Fundamentos, n° 149, décembre 1956-juin 1957, p. 9.
9. Blas Roca, Balance de la labor del partido desde la ultima asamblea nacional y el desarrollo de la revolucion, La Habana, 1960, p. 42, 80 , 87.