Le handicap et le « handisport » n’existent pas...
Ou plutôt, au plan politique, certains « handicaps » physiques, au moins, relèvent d’une réalité discutable : ceux qu’on désigne pour décrire les possibilités biomécaniques de l’individu. Il s’agit là des handicaps dits locomoteurs, et toute la famille de ceux qui amènent le pratiquant sportif à devoir se tourner vers le « handisport » plutôt que d’intégrer les disciplines organisées pour les « valides ».
Ce qui détermine aujourd’hui la qualification de « handicapé » pour un citoyen en fauteuil roulant, pour retenir cette image d’Epinal en guise d’exemple, n’est ni son génome, ni ses capacités générales, ni ses capacités locomotrices, ni même encore son fauteuil. Ce dernier n’est qu’un signe extérieur qui révèle aux yeux de l’autre son statut de handicapé. Ce qui détermine le statut du handicapé, dans son cas, c’est son impossibilité à accéder « normalement » à l’espace public. C’est à dire se déplacer dans l’espace public ordinaire en ayant recours à une marche bipède, sans assistance technique individuelle et à une vitesse comparable à la moyenne générale. Par rapport au piéton ordinaire, le handicapé en fauteuil peut pourtant être capable de battre des records de vitesse, en roulant. Il peut également être capable, parfois, de se déplacer sur le sol de différentes manières : en marchant à faible vitesse ou sur de courtes distances, en rampant, en étant assisté de béquilles ou encore en étant assisté d’un déambulateur. Il peut également être capable de se déplacer en suspension le long d’agrès ou de branches, ou dans l’eau en nageant.
Mais toutes ces aptitudes potentielles à la locomotion ne permettent pas de le placer dans le camp des « valides », quels que soient par ailleurs les records de vitesse qu’il serait capable d’établir.
L’espace public est composé d’un environnement ouvert, minéralisé, au sol lissé et à aux ruptures topographiques essentiellement peuplées d’escaliers. Dans cet espace, si tant est qu’on exige la bipédie et la station debout pour la mesurer, la performance du valide surpasse celle du handicapé. C’est en fait cette mesure qui détermine en soit l’existence de ces deux catégories opposées. Rapportée à l’échelle individuelle, elle permet ainsi définir pour chaque personne son degré d’appartenance à l’une ou l’autre des catégories, le long d’un gradient dit de handicap ou de validité suivant ce que l’on souhaite expliciter.
Cependant, cette différence de performance suffit-elle à justifier de diviser la population entre « valides » et « handicapés », créant ainsi deux statuts sociaux dont, c’est le moins qu’on puisse dire, les membres ne jouissent ni des mêmes droits ni des mêmes perspectives sociales individuelles ?
Au plan politique, si pour construire un point de vue progressiste nous nous fondons sur les savoirs acquis de la biologie évolutive, de l’écologie et de l’histoire des sociétés, la réponse est non.
La notion de valide, qui par opposition suppose celle du handicap comme une qualité intrinsèque de l’individu, est en fait un mirage, pour une raison très simple : l’espace public est un environnement totalement artificialisé qui ne correspond ni à l’écosystème au sein duquel l’espèce humaine est apparue, ni à celui qui existerait localement si l’espèce humaine ne l’occupait pas.
Le valide ne l’est donc que pour un environnement qui n’a plus rien de « naturel », un environnement qui a été totalement anthropisé, c’est à dire transformé et aménagé par et pour lui.
L’être humain en tant qu’en espèce animale, homo sapiens sapiens, est vraisemblablement apparu dans un écosystème originel associant des milieux naturels au sol minéral avec d’autres ressemblant à nos prairies arborées. Notre adaptation anatomique à de tels milieux peut par exemple s’observer via notre incapacité à la locomotion arboricole, à l’inverse de nombreux autres primates. Nous sommes plantigrades, c’est à dire que la totalité de notre pied repose sur le sol, et nous n’utilisons pas nos membres supérieurs pour nous déplacer. Nous sommes tout à fait adaptés à marcher en terrain plat et dur, mais beaucoup moins à courir, et pas du tout à évoluer efficacement en milieu forestier, parmi les enchevêtrements de végétation et les sols meubles.
Pourtant, à partir de son aire de distribution originelle, homo sapiens sapiens se serait dispersé pour coloniser l’essentiel des écosystèmes de la planète, et notamment les écosystèmes nordiques qui comme en Europe demeurent alors essentiellement composés de forêts.
En simplifiant le propos, on peut dire que l’espèce humaine ne s’est pas adaptée à ces écosystèmes nouveaux pour elle et a priori hostiles : elle les a en fait eux adaptés à elle-même.
En parallèle de sa dynamique de dispersion, homo sapiens sapiens a ainsi modifié les paysages préexistants des territoires qu’il a colonisés. La révolution néolithique, celle de l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, aura par exemple vu le recul massif des territoires forestiers au profit du développement de paysages ouverts, en lien avec la multiplication des cultures et la sédentarisation. Les vêtements se sont complexifiés jusqu’à l’apparition de nos très élaborées chaussures modernes. Le développement des villages, puis des villes, s’est produit sous le coup de la multiplication et de la concentration des habitats individuels, de concert avec la minéralisation croissante des abords immédiats de ces habitats, notamment les voix d’accès et de communication. Ce phénomène, observable aujourd’hui avec l’urbanisation, aura conduit à la minéralisation de territoires entiers et à leur aménagement en profondeur pour faciliter la locomotion des individus. L’espace public, reliant les unités d’habitat et de production, était né.
En Europe, quelques chapelets de forêts dites « primaires » subsistent à l’Est, en Pologne principalement, et dans les pays baltes. J’ai pu en visiter une en Estonie lors d’un voyage naturaliste. Ces territoires résiduels, ayant échappé à l’artificialisation et l’exploitation forestière, permettent d’apercevoir et d’imaginer la couverture paysagère qui était presque exclusivement celle de l’Europe avant l’anthropisation de son environnement.
Dans de tels milieux, le paysage du sous-bois ne ressemble en rien à ce qui est observable dans les forêts gérées ou exploitées présentes en France. Il se caractérise par l’enchevêtrement chaotique d’une végétation très dense, par la quantité très élevée de bois mort et par la distribution en « mosaïque forestière » des associations végétales.
La locomotion dans un tel milieu, a fortiori sans l’assistance technique d’une paire de chaussures de marche, est tout simplement impossible pour le commun des mortels. Valide ou handicapé, aucun individu ne peut concrètement se déplacer dans de tels espaces, à moins de les modifier en y traçant des pistes. La bipédie et la station debout n’y sont d’aucun secours, supprimant le cadre d’évaluation qui consacre la supériorité du valide sur l’handicapé. Dans de tels milieux, tout le monde est handicapé !
Pourtant, en lieu et place de nos rues, de nos villages et de nos villes, ce sont bien de tels paysages qui existeraient s’ils n’avaient pas été transformés pour compenser notre handicap naturel et notre incapacité, commune, à nous y déplacer de façon performante.
Le béton, la route et l’escalier sont le fauteuil roulant de toute la société.
Le statut de valide, au moins en Europe, ne résulte donc pas d’un degré naturel d’adaptation et de performance de l’individu, mais du degré local de la transformation et de l’adaptation du paysage au bénéfice de la communauté humaine.
A défaut de handicapés, il existe par contre des citoyens présentant des variations anatomiques minoritaires, pour lesquelles l’effort de transformation du paysage n’a pas été suffisamment accompli. Dans une société démocratique, la question dite du handicap ne peut donc pas être renvoyée à la responsabilité individuelle de celui qui la subit. Il s’agit bien d’une responsabilité collective à l’échelle de la société, qui ne saurait être assumée que par les seuls et habituels cercles de soutien familial.
De la même façon, le distinguo entre le sport « valide » et le « handisport » peut être désigné comme un non-sens, si l’on se situe suivant un choix politique progressiste. Les gestes sportifs appartiennent en effet à des corpus corporels tout à fait artificiels. Il n’y a pas d’effet de sélection naturelle dans l’apparition et la persistance des gestes sportifs. Ils sont regroupés en systèmes techniques et délimités en disciplines pour être pratiqués à des fins récréatives ou de développement physique. Leur évolution, depuis le vingtième siècle, répond à des mécanismes culturels et sociaux.
Si la distribution des fragilités anatomiques du pratiquant au fil de sa géographie corporelle peut varier, il n’y a pas pour autant de différence fondamentale de nature entre le geste accompli dans une discipline « handisport » et celui d’une discipline « valide ». Il y’a par contre une différence de référentiel pour mesurer la possibilité d’appartenance d’un pratiquant à l’une ou l’autre des catégories. Le curseur qui les sépare n’est pas déterminé par les performances ou les capacités intrinsèques des pratiquants. Le seul critère qui distingue le sport valide du sport pour handicapés est celui qui distingue une population majoritaire d’une population minoritaire.
Partant de là, la pertinence de reconnaître l’existence d’un statut de handicapé demeure discutable. Pour des progressistes, il ne peut s’agir que d’un point d’appui revendicatif et nécessairement transitoire pour défendre les droits des personnes concernées. La systématisation, réelle, de la prise en compte des handicapés dans l’organisation des transports et de l’espace public serait bien sûr la première victoire. De fondre au sein des mêmes cadres d’entraînement et de compétition les pratiques sportives dites « handisport » et « valides » pourra être la seconde.
Alexis Martin