Pourquoi Basta ! publie-t-il ce texte ? En France, l’indépendance écossaise n’est souvent abordée que sous l’angle « folkorique », comme une manifestation de nationalisme classique, ou en relayant les messages négatifs des élites britanniques sur les conséquences économiques d’une scission. Mais, derrière le Scottish National Party et son leader Alex Salmond, cibles de toutes les critiques, la cause de l’indépendance écossaise est aussi – et surtout – portée par un vaste mouvement démocratique dans la société écossaise. Ce mouvement populaire suscite l’enthousiasme d’une bonne partie de la gauche et des écologistes non seulement en Écosse, mais aussi en Angleterre même.
Une autre partie de la gauche anglaise a pris position contre l’indépendance, notamment par rejet du nationalisme. Les travaillistes britanniques sont aussi le parti qui a le plus à perdre à court terme d’une indépendance écossaise. L’Écosse vote traditionnellement à gauche. La perte de ces suffrages risque de compromettre les chances du parti de revenir au pouvoir à Londres lors des élections générales de 2015. Des figures aussi diverses que le journaliste George Monbiot [1] ou l’écrivain d’origine pakistanaise Tariq Ali se sont prononcés pour l’indépendance.
Comme le souligne Hilary Wainwright dans cet article paru dans le magazine progressiste Red Pepper, la cause de l’indépendance écossaise est la manifestation d’une révolte contre l’austérité imposée par le gouvernement conservateur de David Cameron. C’est aussi, plus profondément, une révolte contre le règne conjoint de la finance et de l’impérialisme qui caractérise aux yeux de beaucoup d’Écossais la politique menée à Londres. Mais l’enjeu du référendum est surtout celui de la libération de l’imagination démocratique et la réouverture de perspectives d’avenir différentes de la perpétuation du carcan néolibéral.
« Il y a aujourd’hui en Écosse un mouvement politique qui va bien au-delà de ce qui serait contrôlable ou même compréhensible dans les termes de la politique parlementaire classique, avec ses élections sans choix réel revenant tous les quatre ans. Beaucoup d’entre nous au Sud de la frontière écossaise, engourdis depuis si longtemps par des promesses jamais tenues de changement, avons mis du temps à ouvrir les yeux sur cette réalité – mais il faut ouvrir les yeux.
La question posée lors du référendum du 18 septembre, oui ou non à l’indépendance de l’Écosse, a été choisie par le Premier ministre britannique David Cameron. Son objectif était de faire paraître l’alternative au statu quo si radicale que les forces du conservatisme ne manqueraient pas de triompher. Mais les choses ne se sont pas déroulées conformément à son plan. La possibilité ainsi ouverte de se prononcer sur l’avenir de l’Écosse a entraîné une mobilisation populaire pour un changement social radical qui dépasse tout ce que nous avons vu dans ces îles depuis une génération.
Certes, les conditions de cette mobilisation ont été créées par le Scottish National Party (Parti national écossais, SNP) grâce à sa gestion habile de la politique électorale classique et des médias. Il n’y aurait pas eu de référendum si le SNP d’Alex Salmond n’était pas devenu le parti au pouvoir au Parlement écossais de Holyrood et s’il n’avait pas utilisé ce levier pour forcer David Cameron à l’organiser. Mais, comme l’a souligné avec insistance Cat Boyd (jeune militante syndicale et animatrice de la « Radical Independence Campaign », ndt), le mouvement pour l’indépendance suscité par le référendum dépasse complètement Alex Salmond, le SNP et les atours traditionnels du nationalisme.
Une invitation à dire non à une superpuissance
Cat Boyd s’exprimait à l’occasion d’une réunion au Parlement britannique à Westminster, organisée par les magazines Red Pepper et openDemocracy afin de porter la cause de l’indépendance « dans le ventre de la bête ». Neal Ascherson (célèbre historien et journaliste écossais, ndt) a déclaré lors de cette réunion : « Gordon Brown [2] a dit que c’est une campagne pour ou contre le SNP, mais c’est totalement faux. Il s’agit d’une énorme mobilisation de masse. »
Le référendum est devenu une invitation à dire non à une superpuissance dont les guerres, comme celle contre l’Irak, ont toujours été jugées odieuses par le peuple écossais, mais auxquelles celui-ci a pourtant été contraint de se joindre ; une opportunité de dire non à des décennies d’injustice sociale et de sacrifices à l’autel du marché mondial par les gouvernements conservateurs et travaillistes à Westminster, pour qui les électeurs écossais n’avaient pas voté. Il est, enfin, la possibilité de refuser une démocratie sans substance où les députés, à 500 kilomètres de distance, voire plus, sont trop éloignés pour être tenus responsables ou soumis à la pression populaire.
Naissance soudaine d’un nouvel imaginaire politique
Plus important encore, les Écossais ont saisi le choix qu’ils avaient à faire eux-mêmes, sans la médiation de la classe politique, comme une opportunité d’imaginer le type de société qu’eux, peuple écossais, pourraient construire grâce aux possibilités démocratiques de l’indépendance. La force de ces deux dynamiques – celle du refus et celle de la naissance soudaine d’un nouvel imaginaire politique – est telle qu’il y a tout lieu de se demander si le SNP de Salmond pourra même survivre à cette tourmente politique.
Pourtant, les commentateurs politiques, en particulier dans les médias dominants, font comme si rien n’avait changé. Pour eux, c’est encore de la politique telle qu’ils la connaissent : une bataille entre hommes d’âge mûr en costume-cravate échangeant des insultes – une bataille dont les protagonistes sont Alex Salmond et l’ancien ministre travailliste et figure de proue du Non, Alistair Darling.
J’ai commencé à m’intéresser au référendum parce que je sentais qu’au contraire, quelque chose de spécial, politiquement, était en train de se passer. C’est ce qu’illustrent l’implication active d’artistes et de créateurs – des metteurs en scène radicaux comme David Greig et des journalistes comme Joyce McMillan (pas les suspects habituels) – ou encore l’imagination enthousiaste libérée parmi les étudiants, qui m’a été transmise par ma propre nièce, qui est en dernière année à l’École d’Art de Glasgow et bien décidée à demeurer dans cette ville du fait de son dynamisme culturel. Je sentais qu’enfin cela pourrait être une opportunité d’ébranler jusque dans ses fondements le « colosse Britannia, pompeux et aristocratisant », selon les termes de Niki Seth-Smith d’openDemocracy.
De puissants mouvements militants contre Thatcher, comme la grève des mineurs de 1984-1985, la rébellion contre la « poll tax » [3], ont secoué ce colosse, mais n’ont pas réussi à l’abattre. Les partis de gauche n’ont pas su surmonter les obstacles du système électoral pour proposer une alternative de gauche aux travaillistes qui aurait pu empêcher la soumission de ces derniers au consensus néolibéral. Le mouvement pour l’indépendance écossaise pourrait-il être la pierre dans la fronde de David qui troue l’armure de Goliath ?
Des idées fraîches qui n’ont aucune chance dans le cadre du Royaume-Uni
Cela n’aura pas été un affrontement de machines politiques bien rodées. Certes, la campagne pour l’indépendance, grâce au collectif national des artistes soutenant le Oui, a bénéficié de la contribution de nombreux créateurs brillants, tandis que la campagne du Non s’est contentée d’une campagne de dénigrement de ses adversaires. Mais la puissance du Oui va bien au-delà des techniques de communication, aussi créatives soient-elles.
Les propos d’un jeune diplômé de l’Université Caledonian de Glasgow offrent un aperçu de ce qui a donné aux « David » du Oui cette force inattendue. Jim Bevington, né de parents anglais dans les îles Shetland et vivant à Glasgow depuis cinq ans, décrit comment, d’adversaire passif de l’indépendance, il s’est transformé en militant engagé et enthousiaste de la campagne pour le Oui. Tout d’abord, il s’est rendu compte que l’indépendance n’était pas, comme les médias le suggéraient, une question de changement de papier à lettres et de « relookage » de l’Écosse. Ce n’était même pas une question de nationalisme. « Je me suis rendu compte que quelque chose d’absolument énorme était en jeu : la transformation et la scission du Royaume-Uni, pour la première fois depuis des centaines d’années. J’avais besoin de m’informer et de m’engager. Quand je me suis informé, en allant sur le site de la Radical Independance Campaign puis à l’une de leurs conférences, je me suis rendu compte que l’enjeu n’était pas de savoir à quel point la Grande-Bretagne était mauvaise, mais les idées des gens sur ce à quoi pourrait ressembler une Écosse indépendante... Des idées fraîches qui n’auraient aucune chance d’être mises en œuvre dans le cadre du Royaume-Uni, mais qui auraient toutes les chances d’être mises en œuvre dans une Écosse indépendante. »
Chaque citoyen en Écosse est en mesure de voter pour une autre société
C’est cet espoir devenu réaliste qui pousse les gens à s’organiser en Comrie, à Ullapool, à Troon (localités écossaises, ndt), dans pratiquement tous les quartiers à travers l’Écosse afin de partager leurs idées, de réfléchir à la façon dont ils voudraient façonner une Écosse indépendante. C’est une dynamique auto-organisée, galvanisée par la simple idée que chaque citoyen en Écosse est en mesure de voter pour un autre type de société – et non pas, comme dans la plupart des élections, juste pour choisir ses élites. La possibilité de l’indépendance met les électeurs écossais au défi de se prendre au sérieux et de donner corps aux espoirs qu’ils ont partagés de façon informelle avec leurs amis et leurs voisins.
Qui a construit la confiance en soi nécessaire pour relever le défi de façonner un nouvel avenir, plutôt que de continuer à s’accommoder avec un présent familier, mais imparfait ? Pour répondre à cette question, il suffit de voir la campagne pour le Oui en action. C’est un mouvement étonnamment généreux d’esprit, créatif et pluriel, concentré sur un but commun. Il dispose de nombreuses plates-formes, y compris la campagne officielle pour le Oui des politiciens et des organisations nationales, et la Radical Independence Campaign (RIC), dont les militants ont parcouru en long et en large les quartiers populaires qui avaient été ignorés par les politiques depuis des décennies.
Une nouvelle économie durable, créatrice d’emplois socialement utiles
La Radical Independence Campaign rassemble des groupes très divers, à travers des mobilisations spécifiques : celle, énergique et omniprésente, des Women for Independence (« Femmes pour l’indépendance » ; le stratégiquement vital Labour for Independence (« Travaillistes pour l’indépendance »), qui a désormais le soutien de plusieurs figures du parti en Écosse ; ou encore la Fondation Jimmy Reid, un think-tank influent qui se dédie à l’action autant qu’aux discours, dirigé par Robin McAlpine. La Fondation a réuni les idées pour une nouvelle Écosse issues de réunions locales dans un livre-manifeste intitulé The Common Weal (« Le Bien Commun »).
Tous ces affluents alimentent un mouvement populaire qui n’a pas besoin de leader charismatique. Il s’agit d’un mouvement organisé par et autour des gens, dans toute leur particularité. Sa puissance réside dans ses voix multiples, en une conversation entre elles et avec les autres, et dans la manière dont la Radical Independence Campaign parvient à transformer la critique radicale de tel ou tel aspect de la politique du gouvernement britannique ou de la structure socio-politique du pays en argument puissant en faveur d’une nouvelle perspective et pour une solution positive.
Un argument négatif en faveur de l’indépendance, par exemple celui d’échapper à la bulle immobilière qui s’est développée autour de Londres, devient l’argument positif de doter l’Écosse des pouvoirs macro-économique nécessaires pour créer une nouvelle économie durable, créatrice d’emplois socialement utiles et basé sur des formes variées de démocratie économique.
Pas une souveraineté nationale unique et fermée sur elle-même
De même, de la critique du rôle impérialiste de la Grande-Bretagne dans le monde et du caractère unidimensionnel des relations internationales de l’Écosse tant que celle-ci restera dans l’Union, les partisans de l’indépendance radicale tirent une vision libératrice des possibilités ouvertes par l’adhésion à un réseau des nations. Ils envisagent un large éventail de collaborations qui portent le débat au-delà de la notion de « séparation » et de souveraineté nationale unique et fermée sur elle-même. Avec l’exemple du Conseil nordique [4] à l’esprit, ils soulignent que l’autonomie sur la base d’une souveraineté partagée et mise en commun est non seulement possible, mais représente aussi une opportunité de rééquilibrer les rapports de forces au sein de notre archipel.
Il n’est pas sûr que cette énergie intellectuelle et organisationnelle et cette puissance d’association suffise à produire une majorité de Oui le 18 septembre. Pour ma part, comme beaucoup d’Anglais – beaucoup plus qu’on ne le reconnaît généralement –, je souhaite que ce soit le cas. Mais il est d’ores et déjà clair qu’il n’y a pas de retour en arrière possible à la veille politique, ni en Écosse, ni dans tout le Royaume-Uni. (…)
Une invitation à imaginer une autre Angleterre et un autre Pays de Galles
Un tabou séculaire a été rompu. Plus possible de revenir en arrière, même si les principaux partis conspirent à restaurer un silence religieux. Mais des deux côtés de la frontière, quel que soit le résultat du référendum, nous devons faire davantage que parler de la constitution et contester ses règles non écrites. En Angleterre et au Pays de Galles, nous devons suivre l’inspiration de la campagne pour le Oui en Écosse, et traiter cette remise en question de l’avenir de l’Union comme une invitation à imaginer un autre type d’Angleterre et un autre type de Pays de Galles, et des relations différentes entre et au sein de nos nations autonomes. Nous pouvons déjà voir en Écosse comment l’acte collectif d’imaginer un nouvel ordre social transforme des sujets découragés en architectes d’un nouvel ordre constitutionnel. Après qu’on leur ait dit pendant des années qu’ils ne voulaient pas la liberté et ne seraient pas capables de la gérer s’ils l’avaient, ils ont appris qu’ils étaient prêts et capables. Il est plus que temps pour nous autres d’apprendre la même leçon. »
Hilary Wainwright
Ce texte, écrit pour servir de préface au livre d’Adam Ramsay « 42 raisons de soutenir l’indépendance écossaise » (42 Reasons to support Scottish independence) [5], a été publié initialement par Red Pepper et par le magazine en ligne OpenDemocracy.net.
Pour aller plus loin
– Red Pepper. http://www.redpepper.org.uk/
– Débats sur l’indépendance écossaise sur le site openDemocracy.net. https://www.opendemocracy.net/ourkingdom/collections/scotland%27s-future
– 42 Reasons to Support Scottish Independence, livre issu d’une série de tribunes d’Adam Ramsay, co-éditeur de openDemocracy.net. http://commonwealth-publishing.com/?p=255
– Yes : the radical case for Scottish independence. Livre manifeste de la campagne pour une “indépendance radicale”. http://www.plutobooks.com/display.asp?K=9780745334752
– Radical Independence Campaign. http://radicalindependence.org
– The Common Weal, ouvrage en ligne issu de réunions publiques organisées en Écosse pour débattre de l’avenir de cette nation, dans la perspective du référendum. http://www.allofusfirst.org