L’ouragan qui a détruit La Nouvelle-Orléans est le produit d’une forte perturbation atmosphérique née le 23 août, à 200 kilomètres des Bahamas. Mais c’est en survolant le golfe du Mexique quatre jours durant que la « tempête tropicale Katrina » s’est transformée en un véritable monstre. Absorbant la vaste quantité d’énergie accumulée par les eaux anormalement chaudes du golfe – 3 degrés centigrades au-dessus de leur niveau normal du mois d’août –, elle se métamorphosa en ouragan majeur de catégorie 5, avec des vents de 290 kilomètres/heure engendrant une gigantesque onde de tempête de 10 mètres de hauteur.
La quantité de chaleur aspirée par Katrina fut telle que, « après son passage, dans certaines zones du golfe, la température de l’eau a connu une chute brutale, passant de 30 à 26 degrés (1) ». Horrifiés, les météorologistes avouent avoir rarement vu un ouragan caribéen monter ainsi en puissance. La question de savoir si la croissance explosive de Katrina est un indicateur de l’effet du réchauffement climatique planétaire sur l’intensité des cyclones suscite un grand débat parmi les chercheurs.
Au moment de frapper le littoral dans la matinée du lundi 29 août, à Plaquemines, en Louisiane, dans le delta du Mississippi, Katrina était repassé en catégorie 4 (vents de 210 à 249 km/h). Ce n’était là qu’une maigre consolation pour les habitants des ports pétroliers, des bourgades et des villages de pêcheurs cajuns qui eurent le malheur d’être sur son chemin. A Plaquemines et tout le long du littoral du Mississippi et de l’Alabama, la rage implacable de Katrina s’abattit sur les bayous, laissant dans son sillage un paysage de dévastation digne de Hiroshima.
Initialement, La Nouvelle-Orléans et ses 1,3 million d’habitants étaient censés se trouver à l’abri, mais la trajectoire de l’ouragan dévia vers la droite, et son centre se déplaça à 55 kilomètres à l’est de la ville. Bien qu’épargnée par les rafales de vent les plus violentes, la métropole louisianaise – qui se situe sous le niveau de la mer et que bordent deux grandes lagunes d’eau salée, le lac Pontchartrain au nord et le lac Borgne à l’est – succomba à la furie des eaux.
C’est depuis ces deux lacs que l’onde de tempête propulsée par l’ouragan rompit les digues, notoirement insuffisantes – et moins élevées que celles des quartiers riches –, qui devaient protéger les quartiers majoritairement noirs de l’est de la ville, ainsi que la banlieue ouvrière blanche adjacente de Saint Bernard. En l’absence d’alerte officielle, la montée des eaux se transforma en un piège mortel pour des centaines d’habitants surpris dans leur lit. Aux alentours de midi, une digue nettement plus résistante de la zone du canal de la 17e Rue céda elle aussi.
L’inondation épargna les zones touristiques comme le Vieux Carré et le Garden District, ainsi que certains des quartiers les plus huppés, comme Audubon Park, bâtis plus en hauteur. Mais, partout ailleurs, le déluge atteignit le niveau des toits, endommageant ou détruisant près de 150 000 unités d’habitation. La ville reçut alors le sobriquet de « lac George », en hommage ironique au président qui s’était montré tout aussi incapable de venir en aide aux habitants que d’assurer la construction de nouvelles digues.
Après avoir prétendu que « la tempête n’a[vait] pas fait de discrimination », même M. George W. Bush a fini par l’admettre : il n’est pas un aspect de la catastrophe qui n’ait été marqué par les inégalités de classe et de race. Non seulement l’ouragan a mis à nu les promesses mensongères du ministère de la sécurité intérieure, censé protéger tous les Américains, mais il a exposé au grand jour les conséquences dévastatrices de l’abandon dans lequel les grandes métropoles à majorité noire et hispanique et leurs infrastructures vitales sont laissées par le gouvernement fédéral.
Quant à l’incroyable incompétence de l’Agence fédérale de gestion des urgences, la Federal Emergency Management Agency (FEMA), elle démontre l’absurdité de confier des postes de responsabilité publique aussi vitaux à des courtisans politiques ineptes et aveuglés par leur hostilité idéologique à l’intervention de l’Etat. Lorsqu’on pense aux prodiges de lenteur bureaucratique déployés par la FEMA, on ne peut qu’admirer la rapidité avec laquelle Washington a agi pour suspendre les normes salariales en vigueur, en vertu du Davis-Bacon Act (2), et ouvrir les portes de La Nouvelle-Orléans, pour la reconstruction et la « sécurité », aux prédateurs en col blanc de sociétés comme Halliburton, le Shaw Group et Blackwater Security, tout juste repus des profits faciles accumulés en Irak sur les rives du Tigre.
Désastre anticipé avec précision
Si l’agonie de La Nouvelle-Orléans est largement due à l’incurie des autorités fédérales, le gouverneur de l’Etat et la mairie de la ville y ont aussi leur part de responsabilité. C’est le maire (démocrate) Ray Nagin – un riche entrepreneur afro-américain, dirigeant d’une société de télévision par câble et élu en 2002 avec 87 % des voix des électeurs blancs (3) – qui était responsable en dernière instance de la sécurité de ses administrés, dont un quart environ étaient trop pauvres ou trop handicapés pour posséder un véhicule. Son incroyable incapacité à mobiliser les ressources nécessaires à l’évacuation des habitants non motorisés et des patients des hôpitaux – malgré le signal d’alarme qu’avait constitué l’impréparation de la municipalité face à la menace de l’ouragan Ivan, en septembre 2004 – reflète plus qu’une simple incompétence personnelle : elle révèle l’égoïsme de classe des élites de la ville, qu’elles soient blanches ou noires, parfaitement insensibles au sort de leurs concitoyens pauvres des cités délabrées et des zones marginales.
Catastrophe annoncée ? De fait, tout au long de l’histoire des Etats-Unis, aucun désastre n’a été anticipé avec un tel degré de précision, contrairement aux affirmations fallacieuses du ministre de la sécurité intérieure, M. Michael Chertoff. S’il est vrai que les spécialistes ont été surpris par la montée en puissance ultrarapide de Katrina, ils ne nourrissaient aucun doute sur les conséquences d’un ouragan majeur.
Depuis l’expérience néfaste de l’ouragan Betsy – qui avait déjà inondé, en septembre 1965, une bonne partie des quartiers de l’est de la ville dévastés par Katrina –, la vulnérabilité de La Nouvelle-Orléans a été étudiée de fond en comble, et les résultats de ces études ont été largement diffusés. En 1998, après le passage heureusement bénin de l’ouragan Georges, on redoubla les efforts de recherche, et une simulation informatique avancée effectuée par l’université de Louisiane mentionna la « destruction virtuelle » de la ville par un cyclone de catégorie 4 en provenance du sud-ouest (4). Les digues et les murs de contention de La Nouvelle-Orléans sont prévus pour résister au maximum à un ouragan de catégorie 3. Mais, d’après les nouvelles simulations effectuées en 2004 par le corps du génie de l’armée, même ce niveau de protection est illusoire.
L’érosion permanente des îles côtières et des zones marécageuses du littoral louisianais (qui fait disparaître entre 60 et 100 kilomètres carrés de côte par an) se traduit par une augmentation de la puissance des ondes de tempête au moment où elles frappent La Nouvelle-Orléans, tandis que la ville, et ses digues avec elle, s’enfonce lentement. Même un ouragan de catégorie 3, si sa trajectoire est suffisamment lente, peut l’inonder presque entièrement (5).
Pour mieux faire comprendre aux responsables politiques les implications de ces prédictions, d’autres études offraient une évaluation précise des dégats anticipés en cas d’impact direct d’un cyclone. Toutes les simulations informatiques reproduisaient ces chiffres terrifiants : au moins 160 kilomètres carrés de superficie urbaine complètement submergés, entre 80 000 et 100 000 morts. En 2001, à la lumière de ces études, la FEMA avait annoncé que l’inondation de La Nouvelle-Orléans à la suite d’un cyclone était une des trois méga-catastrophes les plus probables dans un futur proche sur le sol des Etats-Unis (les deux autres étant un séisme en Californie, et une attaque terroriste à Manhattan). En 2004, après que les météorologistes eurent annoncé un fort regain d’activité cyclonique, les autorités fédérales organisèrent un exercice de simulation sophistiqué, l’opération « Ouragan Pam », qui confirma encore une fois que les victimes pourraient se compter par dizaines de milliers.
En réponse, l’administration Bush repoussa les exigences pressantes de l’Etat de Louisiane en matière de prévention des inondations. Elle mit au placard un important plan de revitalisation des zones marécageuses côtières, le projet Coast 2050 – fruit d’une décennie de recherches et de négociations –, et amputa à plusieurs reprises le budget de maintenance et de construction des digues, laissant inachevées les infrastructures de contention autour du lac Pontchartrain.
Le génie militaire de l’armée fut, lui aussi, victime de coupes budgétaires qui reflètent pour une bonne part les nouvelles priorités de Washington : forte baisse des impôts pour les riches, financement de la guerre en Irak et – ironiquement – augmentation des dépenses de « sécurité intérieure ». Sans compter les motivations politiques sous-jacentes : La Nouvelle-Orléans est une ville à majorité noire dont les électeurs font souvent pencher la balance en faveur des démocrates lors des élections louisianaises. Pourquoi une administration aussi effrontément partisane ferait-elle un cadeau à ses adversaires en octroyant les 2,5 milliards de dollars nécessaires pour construire un système de protection de catégorie 5 autour de La Nouvelle-Orléans (6) ?
De fait, quand le chef du génie, un ancien congressiste républicain, protesta en 2002 contre l’asphyxie budgétaire des programmes anti-inondations, M. Bush l’obligea à démissionner.
Toutefois, ne soyons pas injustes : Washington a dépensé des sommes considérables en Louisiane... Mais essentiellement pour des travaux d’infrastructure bénéficiant aux intérêts des entreprises portuaires et maritimes et aux districts électoraux sous hégémonie républicaine (7).
Non contente de ces exploits budgétaires, la Maison Blanche s’est aussi employée de façon irresponsable à éviscérer la FEMA. A l’époque où son directeur (qui avait alors rang de ministre) était M. James Lee Witt, cet organisme était un des joyaux de l’administration Clinton. Lors de la crue du Mississippi en 1993 et du tremblement de terre de Los Angeles en 1994, son efficacité dans l’organisation des secours avait été unanimement saluée.
Cependant, quand les républicains prirent la direction de la FEMA, en 2001, ils s’y comportèrent comme en pays conquis. Son nouveau chef, M. Joe M. Allbaugh, ancien directeur de campagne de M. Bush, prit soin d’amputer nombre des principaux programmes de prévention des inondations et des tempêtes. Après avoir quitté son poste en 2003, il se convertit en consultant grassement payé au service des firmes en quête de contrats en Irak (ayant de la suite dans les idées, il vient de faire sa réapparition en Louisiane, où il déploie ses talents d’initié au bénéfice des entreprises désireuses d’avoir leur part des juteux profits de la reconstruction).
Depuis qu’elle a été intégrée au département de la sécurité intérieure en 2003 (et qu’elle a perdu son statut ministériel), des pans entiers de la FEMA ont été démantelés et paralysés. En 2004, des fonctionnaires de cet organisme ont écrit au Congrès pour dénoncer « le remplacement de gestionnaires compétents en matière de prévention des catastrophes par des affairistes jouissant de faveurs politiques et par des novices sans expérience ni connaissances sérieuses (8) ».
Le successeur de M. Allbaugh, M. Michael Brown, en est une parfaite incarnation. Une semaine après avoir reçu des éloges du président, cet avocat républicain totalement profane en matière de prévention des catastrophes, et qui avait bidonné son curriculum vitae, fut limogé. Sous sa direction, la FEMA avait continué à être dépouillée de ses compétences polyvalentes, et de ses budgets, pour se plier aux objectifs monomaniaques de la lutte contre le terrorisme et à la construction d’une ligne Maginot contre la menace Al-Qaida.
Le dimanche 28 août, par le biais d’une vidéoconférence, le directeur de l’Observatoire national des ouragans de Miami, M. Max Mayfield, prévint le président Bush (en vacances au Texas) et les fonctionnaires du département de la sécurité intérieure que Katrina était sur le point de dévaster La Nouvelle-Orléans. M. Brown était prêt : « Nous sommes tout à fait préparés à affronter ce défi. Cela fait des années que nous anticipons ce type de désastre naturel. » Depuis plusieurs mois, le directeur de la FEMA et le ministre de la sécurité intérieure vantaient les mérites du nouveau plan national d’urgence, prévu pour garantir une coordination sans précédent entre les divers organismes gouvernementaux en cas de catastrophe majeure.
Néanmoins, quand les eaux commencèrent à submerger la ville et ses banlieues, il se révéla pratiquement impossible d’obtenir un quelconque responsable au téléphone. Les équipes de secours et les fonctionnaires municipaux se retrouvèrent dépourvus de tout moyen de communication fonctionnel, sans parler de la pénurie de fournitures vitales – rations alimentaires, eau potable, sacs de sable, fuel, toilettes mobiles, autobus, bateaux et hélicoptères – que la FEMA aurait dû mobiliser sur place de façon préventive. M. Chertoff attendit pas moins de vingt-quatre heures après l’inondation pour classifier le désastre comme « calamité d’importance nationale » – statut juridique indispensable pour décréter la mobilisation générale des ressources fédérales.
La lenteur infinie avec laquelle le cerveau de dinosaure du département de la sécurité intérieure enregistra l’ampleur du désastre fut fatale à des centaines d’habitants de La Nouvelle-Orléans agonisant sur les toits ou sur un lit d’hôpital. Le 2 septembre, M. Chertoff expliquait encore à un reporter estomaqué de la radio publique nationale que les scènes de chaos et de désespoir à l’intérieur du Superdome, diffusées par les télévisions du monde entier, n’étaient que des « rumeurs anecdotiques »... Quant à M. Brown, il s’en prenait essentiellement aux victimes, qui, selon lui, s’étaient rendues coupables de « ne pas tenir compte des consignes d’évacuation », comme si tout cela n’avait rien à voir avec la pénurie de véhicules ou la difficulté à se rendre à Baton Rouge en chaise roulante. Des simulations avaient démontré qu’au moins un cinquième de la population était dans l’incapacité de quitter la ville par ses propres moyens (9).
Selon le ministre de la défense Donald Rumsfeld, la tragédie de Katrina n’a rien à voir avec l’Irak. Il n’empêche que, dès le début de la catastrophe, l’absence de plus d’un tiers des membres de la garde nationale louisianaise et d’une bonne partie de son équipement lourd a gravement handicapé les opérations de sauvetage. Des secours auraient aussi été utiles du côté de l’hôtel de ville : le poste de commandement d’urgence fut hors service dès le départ faute de diesel pour alimenter le générateur de secours. Comme aucun téléphone ne fonctionnait, le maire et ses collaborateurs restèrent coupés du monde extérieur pendant deux jours. Cet effondrement de l’appareil de gestion municipale est d’autant plus stupéfiant que, depuis 2002, la mairie avait dépensé 18 millions de dollars de subventions fédérales pour entraîner son personnel à affronter ce type de situation.
Une ville plus blanche et plus sûre
Déjà, en septembre 2004, M. Nagin avait été sévèrement critiqué pour sa passivité face à l’ouragan de catégorie 3 Ivan (dont la trajectoire évita la ville au dernier moment) : rien n’avait été prévu pour évacuer les pauvres. Devant ces critiques, la municipalité produisit à destination des quartiers pauvres 30 000 cassettes vidéo (jamais distribuées) dont le message était le suivant : « N’attendez pas l’intervention de la municipalité, n’attendez pas l’intervention de l’Etat, n’attendez pas l’intervention de la Croix-Rouge, (...) partez. » Ni bus ni trains n’étant prévus à cet effet par les autorités, les pauvres étaient donc censés évacuer la ville à pied ; quand les conditions d’hygiène et de sécurité à l’intérieur du Superdome devinrent intenables, ils furent des centaines à tenter de quitter la ville à pied en traversant le pont qui la relie à la banlieue blanche de Gretna, mais ils furent refoulés par des policiers municipaux paniqués qui déchargèrent leurs armes au-dessus de leurs têtes.
Une partie des habitants abandonnés à la merci des eaux sauront interpréter l’incroyable incurie de leur mairie à la lumière de la profonde fracture sociale et raciale qui caractérise La Nouvelle-Orléans. Nul n’ignore que les élites économiques locales et leurs alliés de l’hôtel de ville ne rêvent que d’expulser les plus pauvres, auxquels ils attribuent le taux élevé de délinquance. Ici, des résidences populaires faisant depuis longtemps partie du paysage ont été rasées et remplacées par des immeubles de luxe et un supermarché. Ailleurs, les résidents des cités peuvent en être chassés si leurs enfants violent le couvre-feu. L’objectif semble être de transformer La Nouvelle-Orléans en un grand parc d’attractions et de soustraire les pauvres à la vue des touristes en les refoulant à la périphérie, au bord des bayous, dans les parcs à caravanes et les pénitenciers.
Dès lors, pour certains partisans d’une Nouvelle-Orléans plus blanche et plus sûre, Katrina constitue une divine surprise. C’est ce qu’un leader républicain louisianais confiait à des affairistes de Washington : « Enfin, les cités de La Nouvelle-Orléans ont été nettoyées. Ce que nous n’avons pas su faire, Dieu s’en est chargé (10). » De même, pour le maire Nagin, les rues désertes et les quartiers en ruine sont une bénédiction : « Pour la première fois, notre ville est débarrassée de la drogue et de la violence, et nous entendons bien la conserver dans cet état. »
De fait, sans un effort massif des autorités locales et fédérales pour fournir des logements bon marché aux dizaines de milliers de locataires pauvres aujourd’hui réfugiés dans des abris de fortune aux quatre coins du pays, La Nouvelle-Orléans risque de connaître une sorte de nettoyage ethnique. On parle déjà de transformer certains des quartiers les plus défavorisés situés au-dessous du niveau de la mer, comme le Lower Ninth Ward, en bassins de rétention destinés à protéger les quartiers les plus riches. « Ce qui empêcherait certains des habitants les plus pauvres de la ville de jamais se réinstaller dans leurs quartiers », souligne fort à propos le Wall Street Journal (11).
Le maire Nagin a d’ores et déjà pris soin de veiller aux intérêts des partisans de la « gentrification » en annonçant la désignation d’une commission spéciale de reconstruction de seize membres : huit Blancs et huit Noirs, alors que 75 % de la population est afro-américaine. Pour leur part, les banlieues blanches – base de l’inquiétant succès électoral du néonazi David Duke au début des années 1990 – ont bien l’intention de défendre leur cause, et l’establishment républicain du Mississippi voisin n’entend pas laisser la vedette aux démocrates de la métropole louisianaise. Au milieu de tous ces conflits d’intérêts, on peut douter que les quartiers noirs traditionnels de La Nouvelle-Orléans – véritable berceau de la sensibilité festive de la ville et de son patrimoine jazzistique – réussissent à tirer leur épingle du jeu.
Quant à l’administration Bush, elle espère s’en sortir par un mélange de crypto-keynésianisme budgétaire et d’ingénierie sociale ultraconservatrice. On sait que l’impact immédiat de Katrina a été une chute brutale de la popularité du président – et de celle de la présence américaine en Irak. L’hégémonie républicaine a paru un moment menacée. Pour la première fois depuis les émeutes de Los Angeles, en 1992, de vieux thèmes démocrates comme la pauvreté, l’inégalité raciale et l’intervention de l’Etat ont dominé le débat public, au point que le Wall Street Journal a exhorté les républicains à « reprendre l’offensive sur le plan intellectuel et politique » avant que des progressistes comme le sénateur Edward Kennedy ne ressuscitent les lubies du New Deal – dont le projet d’une grande Agence fédérale de prévention des inondations et de revitalisation écologique du littoral du golfe du Mexique (12).
En quête d’une stratégie pour extraire M. Bush du bourbier louisianais, la très conservatrice Heritage Foundation a multiplié les séminaires accueillant idéologues réactionnaires, congressistes républicains et quelques revenants comme M. Edwin Meese, l’ancien ministre de la justice de Ronald Reagan.
Pôle pour la libre entreprise
Le 15 septembre, le président choisit la scène déserte mais illuminée de Jackson Square, une place traditionnelle de La Nouvelle-Orléans, pour prononcer son discours sur la reconstruction. Radieux, il promit aux 2 millions de victimes de Katrina que la Maison Blanche, en dépit du déficit budgétaire, paierait l’essentiel de la facture du désastre, soit 200 milliards de dollars (ce qui ne l’empêche nullement de proposer de nouvelles baisses d’impôts massives pour les grandes fortunes) !
Après quoi, il annonça un ensemble de réformes longtemps convoitées par sa base ultraconservatrice : un système de coupon pour l’éducation et le logement, le renforcement du rôle des Eglises, de généreux abattements d’impôts pour le secteur privé, la création d’une « zone régionale d’opportunité économique », et la suspension de toute une série de réglementations fédérales touchant notamment aux contrôles environnementaux pour les forages pétroliers.
Pour les familiers du langage présidentiel, le discours de Jackson Square a un charmant petit goût de revenez-y : n’avait-on pas déjà entendu de semblables promesses sur les rives de l’Euphrate ? Selon le commentaire cruel de l’éditorialiste Paul Krugman, après avoir échoué à transformer l’Irak « en un laboratoire du néolibéralisme », la Maison Blanche va désormais utiliser comme cobayes les habitants traumatisés de Biloxi et du Ninth Ward (13). Au dire du congressiste Mike Pence, un des animateurs du puissant Republican Study Group, qui a contribué à élaborer le programme de reconstruction du président Bush, les républicains vont faire surgir des décombres de la catastrophe une véritable utopie capitaliste : « Nous allons faire du littoral du golfe un pôle d’attraction magnétique pour la libre entreprise. Pas question de reconstruire une Nouvelle-Orléans dominée par le secteur public (14). »
Il est assez symptomatique que le corps du génie de La Nouvelle-Orléans soit désormais commandé par l’officier qui était chargé de la supervision des travaux publics en Irak (15). Qu’importe que le Lower Ninth Ward ait disparu sous les flots, les propriétaires de cabarets du Vieux Carré se frottent déjà les mains : le jour n’est pas loin où les travailleurs de Halliburton, les mercenaires de Blackwater et les ingénieurs de Bechtel viendront dépenser leurs dollars fédéraux dans Bourbon Street. Comme on dit en cajun, et sans doute aussi à la Maison Blanche : « Laissez le bon temps rouler ! »
Notes
(1) Quirin Schiermeier, « The power of Katrina », Nature, no 437, Londres, 8 septembre 2005.
(2) NDLR. Législation datant du New Deal qui oblige les chantiers publics à respecter le minimum salarial local. Elle est depuis longtemps la cible des républicains conservateurs.
(3) Si la Louisiane a voté majoritairement pour M. Bush en 2004 (56,7 %), La Nouvelle-Orléans est traditionnellement démocrate.
(4) Etude réalisée par Joseph Suhayda et décrite dans Richard Campanella, Time and Place in New Orleans : Past Geographies in the Present Day, Gretna, Los Angeles, 2002, p. 58.
(5) John Travis, « Scientists’ fears come true as hurricane floods New Orleans », Science, New York, no 309, 9 septembre 2005.
(6) Andrew Revkin et Christopher Drew, « Intricate flood protection long a focus of dispute », The New York Times, 1er septembre 2005.
(7) « Katrina’s message on the corps », éditorial, The New York Times, 13 septembre 2005.
(8) Ken Silverstein, « Top FEMA jobs : no experience required », Los Angeles Times, 9 septembre 2005.
(9) Tony Reichhardt, Erika Check et Emma Morris, « After the flood », Nature, no 437, 8 septembre 2005.
(10) Propos du congressiste Richard Baker (Baton Rouge), cité par le Wall Street Journal, New York, 9 septembre 2005.
(11) Jackie Calmes, Ann Carrns et Jeff Opdyke, « As gulf prepares to rebuild, tensions mount over control », Wall Street Journal, 15 septembre 2005.
(12) « Hurricane Bush », éditorial, Wall Street Journal, 15 septembre 2005.
(13) « Not the New Deal », The New York Times, 16 septembre 2005.
(14) John Wilke et Brody Mullins, « After Katrina, republicans back a sea of conservative ideas », Wall Street Journal, 15 septembre 2005.
(15) « M. Bush in New Orleans », éditorial, The New York Times, 16 septembre 2005.