Les gouvernements européens ont adopté le 4 juillet une définition commune des perturbateurs endocriniens. Cela a été possible par le changement de pied de la France : alors que Mme Royal avait bloqué ce texte aux garanties insuffisantes, M. Hulot a cédé. Les dispositions adoptées sont critiquées par les écologistes. La bataille se portera au Parlement européen.
Une « véritable politique européenne sur les perturbateurs endocriniens », « un grand succès » : voici les mots choisis par le Commissaire européen à la santé et la sécurité alimentaire, Vytenis Andriukaitis, pour saluer l’adoption par les États européens d’une définition de ces substances reconnues dangereuses pour notre santé. Ce texte était présenté régulièrement depuis juin 2016 aux États européens, qui jusqu’à présent n’étaient pas assez nombreux à l’approuver pour qu’il soit adopté. Mardi 4 juillet à la mi-journée, le changement de position de la France — qui s’était opposée jusqu’ici — a tout fait basculer et a permis le vote d’un texte sur un dossier qui traîne depuis décembre 2013.
« Une fois appliqué, ce texte assurera que toute substance active utilisée dans les pesticides et identifiée comme perturbatrice endocrinienne pour les personnes ou les animaux peut être évaluée et retirée du marché », a poursuivi Vytenis Andriukaitis dans le communiqué de la Commission [1].
Vraiment ? Ce n’est pas l’avis des ONG environnementales qui suivent le dossier depuis longtemps – notamment Générations futures et une coalition de 70 ONG, EDC Free Europe. Elles jugent que cette définition présente deux défauts majeurs, qui risquent de limiter fortement le nombre de substances concernées :
• Elles considèrent que le niveau de preuve demandé pour classer une substance comme perturbatrice endocrinienne est trop élevé : la majorité d’entre elles risquent d’échapper au classement ;
• Elles contestent l’exemption accordée aux pesticides ayant pour mode d’action, justement, la perturbation endocrinienne. « C’est précisément cette disposition qui permettrait d’exclure le glyphosate de la liste des pesticides perturbateurs endocriniens », dit à Reporterre François Veillerette, porte-parole de Générations futures.
« L’ensemble des ONG européennes qui suivent le dossier est donc très déçu de ce changement de position de la France », poursuit-il. Seuls le Danemark, la Suède et la République tchèque ont voté contre la proposition de la Commission.
La France, elle, avait pourtant fortement pris position contre. En décembre dernier, l’ex-ministre de l’Environnement Ségolène Royal avait jugé « inacceptable » la définition de la Commission [2]. Le nouveau ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, au micro de Jean-Jacques Bourdin, avait indiqué fin juin qu’il ne « céderait rien sur ce sujet » [3].
Il s’explique de ce revirement dans une interview à Libération mardi 4 juillet. « Jusqu’au bout, je n’étais pas du tout certain de voter le texte », assure-t-il. Pour le faire, « il y avait un certain nombre de conditions que j’ai obtenues, à l’exception d’une seule. »
« Aujourd’hui, la France a fait le choix politique de ne pas s’opposer »
Ces conditions sont détaillées dans un communiqué publié mardi 4 juillet à la mi-journée [4], qui se réjouit de « ce vote [qui] met fin à quatre années de retard pour l’interdiction de ces substances dangereuses. ». Parmi les concessions obtenues, la réévaluation de substances supplémentaires, une stratégie globale permettant de prendre en compte toutes les voies d’expositions aux perturbateurs endocriniens (jouets, cosmétiques et emballages alimentaires inclus), 50 millions d’euros pour la recherche sur le sujet, et enfin une évaluation rapide de l’impact de cette nouvelle définition des perturbateurs endocriniens (PE).
Toujours dans Libération, Nicolas Hulot se félicite donc d’avoir fait « basculer dans le giron un certain nombre de substances qui, pour l’instant, en étaient tenues à l’écart ». Il admet n’avoir « pas eu gain de cause sur la levée de l’exemption - que défendent notamment les Allemands - de certains produits qui ont été conçus pour être des PE. »
« Cela veut dire que l’on va évaluer quelques substances de plus, mettre un peu plus d’argent dans la recherche, et renforcer une stratégie européenne qui existe déjà, explique François Veillerette. C’est plutôt positif, mais en fait, ce n’est pas grand-chose. Rien n’a été gratté sur les deux points essentiels et problématiques de la définition. »
Pourquoi le gouvernement français a-t-il lâché en échange de si peu ? « Je ne me l’explique pas, confie à Reporterre Corinne Lepage, pourtant soutien d’Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle [5]. J’avais déjà trouvé les réponses de Nicolas Hulot à Jean-Jacques Bourdin assez évasives sur ce sujet-là. »
« Depuis le début, la dynamique au niveau de l’État français est de ne pas faire obstacle à l’avancée européenne, observe François Veillerette. Ils veulent être dynamiques, européens, positifs. Nous n’avons pas arrêté de leur dire que, même si c’est désagréable de dire non à la Commission, il faut se battre. Mais aujourd’hui, la France a fait le choix politique de ne pas s’opposer. »
Mais ce sont quelques mots glissés dans le communiqué français qui l’inquiètent le plus. Celui-ci met en avant des « mesures nationales » destinées à renforcer l’action sur les perturbateurs endocriniens en France. Il indique que « les ministres de la Transition écologique et solidaire, des Solidarités et de la Santé, et de l’Agriculture et de l’Alimentation, saisiront l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire] pour mener une évaluation des risques des produits les plus utilisés contenant ces substances. »
Une phrase à lire attentivement. François Veillerette relève tout d’abord que seuls les « produits les plus utilisés » sont concernés. Et surtout, ils seront soumis à une « évaluation des risques ». « Cela signifie que l’on peut tolérer un produit dangereux s’il est peu présent dans l’environnement. Mais cette méthode ne fonctionne pas pour les PE, car leur impact n’est pas lié à la quantité, mais au moment d’exposition - la grossesse par exemple -, à l’effet cocktail - la plupart du temps on est exposé à plusieurs PE en même temps et leur impact est décuplé -, sans compter qu’ils ont un effet transgénérationel. » En résumé, l’exposition à la moindre petite molécule de PE au mauvais moment peut avoir des conséquences à très long terme...
« L’évaluation des risques, c’est exactement ce que veut l’industrie. Or, on avait obtenu avec le règlement européen de 2009 une possibilité d’interdire les PE sur la base de leur dangerosité : si un produit est dangereux pour la santé, on ne le met pas sur le marché. Remplacer le danger par le risque, c’est une capitulation idéologique majeure », regrette encore le porte-parole de Générations Futures.
Mais tout n’est pas terminé pour autant. Le texte approuvé hier doit désormais passer devant le Parlement Européen. Les ONG l’appellent à refuser cette définition des PE.
Marie Astier (Reporterre), 5 juillet 2017
* https://reporterre.net/Hulot-a-cede-sur-les-perturbateurs-endocriniens
Perturbateurs endocriniens : vous ne verrez plus votre maison de la même façon
Dans Perturbateurs endocriniens, la menace invisible, François Veillerette et Marine Jobert tirent la sonnette d’alarme : nous vivons un empoisonnement généralisé. En cause, ces infimes produits toxiques, omniprésents dans notre environnement.
« Nous baignons dans une soupe chimique généralisée qui nous détraque », explique Marine Jobert. La journaliste vient de publier avec François Veillerette, porte-parole de l’association Générations futures, un livre noir, une sorte de polar où le crime semble parfait, les coupables restant dissimulés. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une fiction. Le titre : Perturbateurs endocriniens, la menace invisible.
120 pages qui perturbent le lecteur. « Nous avons voulu écrire ce que la science nous hurle depuis vingt-cinq ans », précise la journaliste. « Ces substances chimiques sont dangereuses, le monde dans lequel nous vivons est contaminé de manière lourde et durable. » Bisphénol, parabènes, biocides, retardateurs de flamme… Tous les jours, nous utilisons des produits chargés de substances toxiques, soupçonnées de favoriser cancers, diabète, et autres maladies de la reproduction.
« Ils se trouvent dans l’air que nous respirons, les aliments que nous mangeons, l’eau que nous buvons, dans les habits et les cosmétiques que nous utilisons chaque jour. » Et pourtant, peu d’entre nous ont conscience de leur contamination.
Tourmente chimique
Pour Marine Jobert, le déclic est arrivé lors de sa grossesse. Soucieuse de protéger son enfant à naître, elle a lu des ouvrages sur les produits chimiques... et ce fût la stupéfaction. Elle a découvert un « monde pris dans une tourmente chimique ». Nous vivons entourés de produits chimiques qui embrouillent et contaminent notre système hormonal. « J’ai fait des cauchemars pendant des semaines, puis j’ai perdu mon insouciance, et j’ai changé ma perception du monde. »
Malgré un ton alarmant, le livre n’est pas un cri de désespoir. « Découvrir l’existence des perturbateurs endocriniens est une chance », expliquent les auteurs en préambule. « Car comment se prémunir contre quelque chose dont on ignore tout, à commencer par son existence ? » Etudes et rapports scientifiques à l’appui, pas question pour eux de sombrer dans la paranoïa.
Au fil des pages, ils décortiquent donc cette « soupe toxique », décryptent un désordre chimique global, questionnent l’inaction politique de ces dernières années. Car la catastrophe sanitaire, qui coûterait plus de 150 milliards d’euros par an à l’Europe, ne date pas d’hier.
La première étude sur l’impact des produits chimiques sur la santé des animaux remonte à 1991. Dès 2005, des chercheurs découvrent près de 300 molécules, dont plusieurs poisons, dans les corps chétifs de dix bébés états-uniens. Et pourtant, « la dangerosité de ces substances reste ignorée de manière sidérante par les pouvoirs publics », s’exclame Marine Jobert.
Epopée anti-démocratique
A qui la faute ? Les auteurs décrivent comment les lobbys de l’industrie chimique sont parvenus à minimiser les risques, semer le doute et détricoter les réglementations. « La menace est invisible car les perturbateurs endocriniens ne se voient pas, mais elle est aussi invisible dans les débats publics », observe la journaliste.
« Nous assistons à une épopée anti-démocratique », ajoute François Veillerette. Générations Futures a d’ailleurs porté plainte l’an dernier contre le ministre Stéphane Le Foll pour « mise en danger de la vie d’autriui. » En cause, son manque de réactivité (et d’activité) quant à la réduction des pesticides.
Si le chapitre sur la question des lobbys semblera à certains peu fourni, le livre se clôture sur une série de conseils « d’hygiène chimique ». Munis d’un sac poubelle et « d’une dose de bonne humeur », les lecteurs sont invités à faire le vide dans leurs placards. Fini le gel douche industriel, exit la bouilloire en plastique et gare aux coussins ! En quelques lignes, les auteurs transforment votre nid douillet en enfer toxique. Une chose est certaine, vous ne verrez plus votre maison de la même manière.
Bref, on achève la lecture du livre plutôt déprimé, un poil résigné, et surtout franchement scandalisé, mais muni des outils pour combattre ce fléau invisible.
Lorène Lavocat (Reporterre), 14 mars 2015
Perturbateurs endocriniens, la menace invisible, Marine Jobert, François Veillerette, Préface de Nicolas Hulot, Ed. Buchet Chastel, 144 p., 12.00 €.
https://reporterre.net/Perturbateurs-endocriniens-vous-ne
Les méthodes des lobbies pour empêcher la réglementation des perturbateurs endocriniens
La Commission européenne a échoué mardi 30 mai à définir ce que sont les perturbateurs endocriniens. L’Union européenne cherche depuis des années à réglementer ces substances qui, en affolant nos hormones, posent un problème majeur de santé publique. Les lobbies ont énormément retardé le processus européen, comme l’explique à Reporterre la journaliste Stéphane Horel.
Actualisation - 31 mai 2017 - La saga continue. Les États européens devaient se prononcer sur la définition des perturbateurs endocriniens mardi 30 mai. Pour la cinquième fois, le vote a été reporté, à cause d’une absence de majorité qualifiée. « C’est une bonne nouvelle, car cela signifie une énième déconvenue pour la proposition inacceptable de la Commission », estime l’association Générations futures. Cette définition est jugée très restrictive notamment par l’Endocrine Society et des associations de lutte contre les pesticides, qui craignent que la majorité des perturbateurs endocriniens ne puissent y être inclus. De nombreux pesticides et substances échapperaient alors à une réglementation adaptée. La décision devrait tout de même intervenir avant l’été. La position de la France sera déterminante : lors des précédentes réunions, elle s’était opposée à cette définition. « Nous attendons de notre ministre de l’Écologie, Nicolas Hulot, une très grande fermeté sur ce dossier. La France se doit de continuer d’être un pays leader et se doit de réussir à convaincre d’autres États-membres à la rejoindre sur ses positions », a déclaré François Veillerette, porte-parole de Générations futures.
Actualisation - Mercredi 1 mars - La Commission européenne a renoncé mardi 28 février à présenter au vote ses « critères d’identification » des perturbateurs endocriniens. Les représentants des Etats membres de l’Union européenne, rassemblés au sein du Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la sécurité animale devaient examiner sa proposition. La Commission continue à creuser son retard de plus de trois ans. Les critères devaient en effet être adoptés en décembre 2013. Son non-respect du délai légal lui a valu d’être condamnée, en décembre 2015, par la Cour de justice européenne. (Source : Le Monde).
- Mardi 28 février - Plus de trois ans de retard. La Commission européenne devait fournir une définition des perturbateurs endocriniens (PE), ces molécules qui interagissent avec nos hormones et sont présentes dans de nombreux produits du quotidien, d’ici à décembre 2013. Mais ce mardi 28 février 2017, la Commission européenne en présente la quatrième version aux États membres de l’Union. Elle n’est que légèrement modifiée, par rapport à celle de décembre 2016, qui n’avait pu obtenir la majorité. Reste l’exception majeure introduite à la demande de l’Allemagne : les pesticides spécialement conçus pour être des perturbateurs endocriniens seraient exclus de la définition. « C’est absurde ! C’est comme si on interdisait les armes à feu, sauf celles conçues pour tuer les gens », estime François Veillerette, porte-parole de l’association Générations futures.
Par ailleurs, cette définition requiert trois éléments pour classer une substance comme perturbateur endocrinien : démontrer qu’elle a un effet, démontrer son mode d’action, et démontrer la relation de causalité entre les deux. Or, « une exposition à deux mois de grossesse peut avoir des effets 25 ans plus tard, note M. Veillerette. Le niveau de preuve est extrêmement élevé. Avec cette définition, il n’y aurait qu’entre zéro et deux substances classées ! »
Pourquoi autant d’années pour obtenir une définition aussi restrictive ? C’est ce que permet de comprendre le travail de Stéphane Horel. Pendant trois ans, la journaliste a enquêté sur les lobbies et suivi la bataille silencieuse qui se mène dans les couloirs de la Commission européenne contre la réglementation des perturbateurs endocriniens. Intoxication, paru en octobre 2015 (éd. La Découverte), et toujours d’actualité. Entretien.
Reporterre — Comment avez-vous commencé à travailler sur les perturbateurs endocriniens ?
Stéphane Horel — J’ai commencé en 2006, parce que j’écrivais un livre [1] sur les polluants chimiques dans l’environnement quotidien. Quand on vous explique qu’il y a des substances chimiques qui peuvent interagir avec le système hormonal, on saisit tout de suite l’enjeu. Mais à l’époque, personne n’en parlait. Dans les archives du journal Le Monde, il n’y avait pas une seule occurrence de l’expression « perturbateur endocrinien ».
En 2012 j’ai assisté à une conférence organisée par la Commission européenne sur la règlementation des perturbateurs endocriniens. À l’époque, j’avais commencé à me former sur les techniques des lobbies. Là, le cours se déroulait devant moi. La salle de 300 personnes était à moitié remplie par des lobbyistes, et les scientifiques que je connaissais depuis plusieurs années subissaient une pression énorme. Quand on parle de lobbying, c’est pour raconter comment une loi a été abîmée. Donc, je me suis dit, « on va le raconter en direct ».
Le problème est le temps que cela prend. C’est un travail au jour le jour pendant trois ans. Il faut être accroché comme une teigne au sujet et ne pas le laisser partir par lassitude. Il faut analyser des milliers de pages de documents internes de la Commission européenne, sa correspondance avec les lobbies, évidemment en anglais, avec des notions techniques. Cela exige un temps dont ne dispose pas un journaliste dans une rédaction.
Comment l’Union européenne s’est-elle intéressée aux perturbateurs endocriniens ?
L’alerte scientifique sur les perturbateurs endocriniens date de 1991, et dès 1999 l’Union européenne s’est dotée de ce que l’on appelle une « stratégie communautaire sur les perturbateurs endocriniens ». Mais le déclencheur de tout ce qui se passe aujourd’hui est un règlement de 2009 sur les pesticides : il posait que tout pesticide présentant des propriétés de perturbation endocrinienne devait être retiré du marché ou n’y pas entrer. Pour activer cette loi, il fallait se mettre d’accord sur la définition d’un perturbateur endocrinien. Une définition qui s’appliquerait dans tous les textes de loi européens.
Si cette définition inclut beaucoup de substances, elle peut avoir un impact important pour les industriels…
Dès le départ, toute l’industrie de la chimie s’est alliée à l’industrie des pesticides pour éviter une règlementation stricte. Dans les conférences, on voyait l’industrie du pneu, celle des jouets…
Car l’impact dépasse les perturbateurs endocriniens. Jusqu’à aujourd’hui, la plupart des règlementations chimiques dans le monde sont fondées sur ce que l’on appelle l’évaluation des risques. On fait des calculs puis, en fonction de l’exposition supposée, on décide de mettre ou pas un produit sur le marché. Le temps que l’on s’aperçoive qu’il y a un problème, il faut des chiffres, ou des dégâts constatés sur l’environnement ou sur les gens. Cela peut prendre 20 ans pour retirer un produit. C’est ce qui se passe avec les néonicotinoïdes et peut-être avec le glyphosate.
Mais le règlement sur les pesticides de 2009 a ce que l’on appelle une approche par le danger, on agit a priori. Si un produit est intrinsèquement dangereux, son accès au marché est interdit. C’est une stricte application du principe de précaution. Cela inaugurerait une nouvelle philosophie de règlementation et c’est un précédent qu’aucun industriel n’a envie de voir.
Comment une industrie se met-elle en action pour éviter une telle législation ?
Quand on dit « lobbies », cela entraîne tout un imaginaire, beaucoup de clichés. Tous les secteurs industriels ont des organisations de lobbying qui défendent leurs intérêts auprès des institutions européennes. Par exemple, la plus grosse organisation de lobbying européenne est le Cefic [European chemical industry council], le conseil européen de l’industrie chimique, qui dispose d’un budget annuel de 40 millions d’euros et de plus de 150 employés.
On ne parle pas de corruption ou de valises de billets. On parle d’organiser une proximité intellectuelle, de fournir les données, parfois des solutions toutes prêtes, dont les décideurs ont besoin pour réfléchir. Cela signifie prendre des rendez-vous, envoyer des courriels, des relances, écrire des documents que l’on met en pièce jointe. C’est extrêmement banal et assez ennuyeux. Il n’y a rien de spectaculaire.
Quels lobbies se sont mobilisés sur cette question des perturbateurs endocriniens ?
Il y a l’ECPA (European crop protection association), qui représente les vendeurs de pesticides (Monsanto, Dupont, Dow Chemicals). Certaines entreprises, comme Bayer ou BASF, sont aussi montées en première ligne et, dans une moindre mesure, Syngenta. Il y a le Cefic, qui représente 28.000 entreprises chimiques européennes. Après, il y a des acteurs moins actifs au quotidien, Plastics Europe et Cosmetics Europe. Il y a l’American chamber of commerce, qui représente les 160 plus grosses entreprises états-uniennes, dont Disney ou Google. Il faudrait ajouter Crop Life International, qui est l’organisation mondiale de lobbying de l’industrie des pesticides. Et puis l’American Chemistry Council, qui représente les industries chimiques états-uniennes. D’énormes moyens ont été engagés dans ce lobbying.
Une des stratégies racontées dans votre ouvrage est la bataille de l’industrie pour obtenir une étude d’impact, et ainsi ralentir de processus de décision…
Le climax de cette histoire s’est déroulé en 2013. C’était la date limite qu’avait la Commission européenne pour définir les perturbateurs endocriniens. La direction générale (DG) de l’Environnement était en charge de ce dossier et proposait un système de classification inspiré des cancérigènes : certains, probables, possibles. L’industrie n’en voulait pas, tout comme le reste de la Commission. Les lobbyistes ont fait en sorte que les autres services de la Commission européenne tuent la proposition de la DG Environnement. Un des moyens qu’ils ont employés a été de demander une étude d’impact. Cela a permis de gagner du temps, entre 12 et 15 mois.
Les lobbies influencent aussi le débat scientifique. Comment s’y prennent-ils ?
Toutes les stratégies de manipulation de la science, je les mets sous le terme « manufacture du doute ». Il s’agit de transformer le processus standard de la science, qui est de repousser les frontières de l’incertitude, afin d’introduire le doute dans l’esprit du décideur.
Il y a plusieurs façons de faire. D’abord, les lobbies ont recouru à des firmes telles que Exponent et Gradient, qui avaient fait leurs armes avec l’industrie du tabac. Elles emploient des scientifiques qui écrivent des articles publiés dans la littérature scientifique et qui minimisent le danger d’un produit. C’est très pratique pour mettre en pièce jointe d’un courriel à un décideur qui ne fait pas la différence entre un article écrit par des scientifiques indépendants ou de chez Gradient. Ils produisent aussi des articles qui attaquent ceux des scientifiques indépendants.
Ensuite, les industriels font appel à des scientifiques qui ont un emploi dans des universités, des instituts de recherche, ou même dans des agences. Ils leur octroient un financement de recherche pour être consultant, conseiller, pour créer des liens. Ces scientifiques ont le droit de collaborer avec des industriels, mais quand une institution publique les choisit pour être membres d’un panel d’experts, cela les met dans une situation de conflit d’intérêts.
Revenons-en à la bataille des perturbateurs endocriniens. Votre livre s’arrête en juin 2015. La Commission a demandé l’étude d’impact. Que s’est-il passé depuis ?
Publier le livre avant que ce soit terminé était volontaire. Comme pour dire : nous voilà au bord du ravin. Depuis, la Commission européenne a été condamnée par la Cour de justice européenne pour n’avoir pas respecté les délais et violé les traités de l’Union. Pourtant, la Commission a poursuivi son étude d’impact, malgré la condamnation de la plus haute instance de l’Union européenne.
Puis elle a présenté une définition des perturbateurs endocriniens en juin 2016. Depuis, cette définition est en discussion au sein d’un comité spécialisé, qui va en présenter ce mardi la quatrième version. Personne n’est content, y compris l’industrie. Et la Commission dit que, si personne n’est content, c’est qu’elle a bien fait son travail. C’est extraordinaire !
Entretien avec Stéphane Horel, 30 mai 2017. Propos recueillis par Marie Astier
* https://reporterre.net/Les-methodes-des-lobbies-pour-empecher-la-reglementation-des-perturbateurs