En toile de fond des élections italiennes du 4 mars, il y a une situation économique extrêmement préoccupante. Certes, comme partout ailleurs en Europe, la croissance est revenue. Sur l’année 2017, elle devrait atteindre 1,5 % en données corrigées des effets de calendrier. C’est son plus haut niveau depuis 2010, mais il n’y a cependant guère de raisons de pavoiser. Car, structurellement, l’économie italienne fonctionne au ralenti, au regard des autres économies européennes, et accumule un retard désormais considérable.
Du reste, l’enthousiasme a été une nouvelle fois refroidi le 14 février dernier, lorsque la première estimation de la croissance du troisième trimestre est ressortie à 0,3 % sur trois mois, alors que le consensus tablait sur un chiffre de 0,4 %, égal à celui du troisième trimestre. Malgré les prévisions toujours martelées par les économistes d’une « accélération » de la croissance, celle-ci évolue sur un rythme très modéré. Trop modéré pour la troisième économie de la zone euro.
Entre le 1er trimestre 1999 et le deuxième trimestre 2017, le PIB n’a ainsi progressé en volume que de 8 %. C’est une croissance extrêmement faible, même pour un pays à la très modeste dynamique démographique comme l’Italie. En euros constants, le PIB par habitant du pays est ainsi en 2016 inférieur de 1,5 % à son niveau de 1999. Sur la même période, ce même indicateur a progressé de 12,5 % en France et de 23,8 % en Allemagne. Autrement dit, l’Italie ne s’enrichit plus depuis près de 20 ans. Et, à la différence de l’Espagne, par exemple, le pays n’a pas connu, après la crise, de rattrapage rapide.
Cette situation a évidemment des conséquences sur le plan social. Le chômage a bondi en Italie à un niveau jamais vu depuis la publication des données harmonisées en 1983 à 13 %. Il est actuellement plus bas, à 10,8 %, mais il reste historiquement très élevé. Parallèlement, le revenu disponible brut – le pouvoir d’achat – demeure proche de celui de 1999 et les inégalités figurent parmi les plus élevées de la zone euro, plaçant le pays derrière la Grèce et l’Espagne.
Évolution du PIB par habitant en euros constants, depuis 1999, en Italie, France et Allemagne. © FRED, Réserve fédérale de Saint-Louis
L’Italie semble donc engluée dans une croissance atone et accumule du retard. C’est là le cœur du problème. Contrairement à plusieurs autres pays de la zone euro, la Péninsule n’a pas connu avant la crise financière de bulles ou d’excès, qui auraient rendu un ajustement violent inévitable. Pas de bulle immobilière, pas d’explosion de la dette privée. Les salaires ont certes progressé, mais pas davantage que leurs équivalents français et espagnols, notamment en termes réels. Du reste, la preuve de l’inexistence d’excès de ce point de vue réside dans l’évolution de la demande intérieure. La consommation des ménages entre le premier trimestre de 1999 et le deuxième de 2007 a progressé de 6,6 %, soit autant qu’en Allemagne, 16 points de moins qu’en France et 28,6 points de moins qu’en Espagne. Quant à l’investissement, il a crû au même rythme que la moyenne de la zone euro et trois fois moins vite qu’en Espagne.
Y aurait-il eu alors un excès de dépenses dans le secteur public ? En réalité, si la dette de l’État italien était déjà élevée au début des années 2000, proche de 100 % du PIB, elle est restée quasiment stable avant la crise et l’État a été assez peu dépensier sur la période. Les dépenses de consommation des administrations ont ainsi progressé de 12,3 % entre le premier trimestre 1999 et le deuxième trimestre de 2007. C’est 4 points de moins que la moyenne de la zone euro, 2,3 points de moins que la France et 35,4 points de moins que l’Espagne ! Difficile alors d’identifier une dépense excessive de l’État sous l’impulsion de la baisse des taux d’intérêt.
Évolution des PIB en volume en France et en Italie © FRED, Réserve fédérale de Saint-Louis
Bref, l’Italie défie l’explication souvent avancée sur les effets négatifs de l’entrée dans la monnaie unique. Il n’y a pas eu de bulle mais, au contraire, une croissance déjà trop réduite, qui a affaibli le pays lorsque la crise financière a éclaté. Comme le souligne Francesco Saraceno, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), « l’Italie a alors été rattrapée par l’effet de contagion ».
En 2011, les marchés ont douté de la soutenabilité de la dette italienne, dans la foulée des exemples grecs, espagnols, irlandais et portugais. Et en réponse, le gouvernement de Mario Monti, qui avait remplacé Silvio Berlusconi en novembre 2011, a donné aux marchés ce qu’ils voulaient : une politique de traitement d’une bulle financière à un pays qui n’en avait pas connu.
Cette politique a consisté à comprimer encore davantage la demande intérieure par l’austérité salariale et budgétaire sur une économie déjà frappée par la crise. Elle a été dévastatrice. La croissance s’est effondrée de 6,2 % entre le deuxième trimestre de 2011 et le premier de 2013 et le PIB n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant l’arrivée de Mario Monti au Palais Chigi, le Matignon italien, voilà plus de six ans.
Cela a encore aggravé le cercle vicieux dans lequel l’Italie était enfermée depuis le milieu des années 1990 : les entreprises ont contracté leurs investissements et les ménages leur consommation. Parallèlement, la qualité des bilans des banques, très dépendants des PME locales, s’est dégradée et a causé une crise bancaire.
Celle-ci s’est traduite par une réduction de la production de crédit, qui a encore réduit la demande intérieure. Au deuxième trimestre 2017, la consommation des ménages est ainsi encore inférieure de 1,8 % au niveau qu’elle avait six ans plus tôt, l’investissement affichant, lui, un recul de 9,4 %. Cumulé avec les effets de la crise financière, le bilan donne froid dans le dos : − 3,8 % pour la consommation et − 22,4 % pour l’investissement sur dix ans !
Le mystère de la faible croissance de la productivité
Cette « erreur économique majeure », comme le dit Éric Dor, économiste à l’IESEG Business School de Lille, laisse l’économie italienne en lambeaux. Si les exportations repartent et que l’excédent commercial persiste, ce dernier ne parvient pas à dynamiser la croissance et reste dépendant de la faiblesse des importations. En six ans, le déficit d’investissement est de 17,4 points par rapport à la France, de 21,1 points par rapport à l’Allemagne et de 15,7 points par rapport à l’Espagne.
Or, ce déficit est particulièrement grave, car depuis 20 ans, le mal italien est celui de la faiblesse de la croissance de la productivité. Selon Eurostat, la productivité réelle du travail italienne en 2016 était inférieure de 1,4 % à celle de 1995, alors qu’elle a crû de 14,97 % en moyenne dans la zone euro et de 18,71 % en France. Et une productivité plus faible réduit la capacité d’investissement et de distribution aux salariés des entreprises, et, à moyen terme, affaiblit la demande intérieure.
On voit donc où réside le problème italien : une productivité faible que l’on essaie de stimuler par des réformes structurelles mal avisées qui réduisent encore la demande intérieure et affaiblissent in fine la productivité. Mais une question demeure : indépendamment de la malheureuse expérience Monti, pourquoi cette faiblesse de la productivité en Italie ? C’est un des mystères les plus débattus par les économistes sur l’économie péninsulaire. Les facteurs de cette situation sont nécessairement multiples et beaucoup s’auto-entretiennent.
Évolution de la productivité et de ses composantes dans plusieurs pays entre 1996 et 2006. © Zingales & Pellegino, 2014
Francesco Saraceno insiste sur l’effet du modèle économique de l’après-guerre, qui s’est fracassé dans les années 1990 sur la mondialisation et la création de la monnaie unique. « Ce système était fondé sur des PME dont la performance reposait sur un réseau local, sur une production de biens à faible valeur ajoutée et sur une innovation de procédés qui ne nécessitait pas d’investissements importants en R&D », précise l’économiste.
Quant aux grands groupes, « protégés par un capital verrouillé, familial et des participations croisées, ils bénéficiaient du soutien direct ou indirect de l’État grâce à la dépense publique et à des dévaluations régulières ». La mondialisation et la concurrence des pays émergents ont réduit les marchés disponibles pour les entreprises italiennes, souvent trop petites et trop peu innovantes.
Parallèlement, le traité de Maastricht et la convergence pour entrer dans l’euro empêchaient les ajustements habituels. Les entreprises italiennes auraient pu réagir par de l’innovation. Certaines l’ont fait et l’Italie dispose de quasi-monopoles sur certaines niches, un peu comme l’Allemagne, notamment dans le domaine du luxe ou de l’ameublement haut de gamme comme les cuisines.
Mais le mouvement a été trop réduit et, affirme Francesco Saraceno, « les habitudes et la protection de l’État des années d’après guerre ont réduit la capacité d’innovation d’une grande partie du capitalisme italien ». Dès lors, ne demeurent que les rentes et la productivité en pâtit.
Pour certains, le nœud du problème est la monnaie unique. En empêchant l’ajustement monétaire, l’euro a empêché l’Italie de conserver sa compétitivité et a ainsi pesé sur les bénéfices, donc sur la productivité et la demande intérieure. Il ne resterait alors comme option que la dévaluation interne, comme celle pratiquée par Mario Monti, dont on a vu les effets désastreux.
Cette idée est au cœur des programmes eurosceptiques italiens et a alimenté les doutes sur l’euro d’une grande partie de la population. Il est vrai que le ralentissement de l’économie est intervenu au moment de l’entrée dans l’union monétaire et que les politiques menées pendant la crise ont aggravé le mal italien. Mais Francesco Saraceno estime que « le problème n’est pas tant l’euro que les politiques dominantes dans l’union monétaire ».
Le problème, c’est surtout que les dirigeants comme Mario Monti ont identifié l’euro à leurs solutions nocives en en faisant une condition sine qua non au maintien dans la zone euro. Et les eurosceptiques ont profité de l’occasion pour prouver que l’euro s’identifiait à ces solutions. Une alliance de circonstance qui arrangeait tout le monde, mais qui simplifie le débat.
Évolution de l’emploi total en Italie. © IESEG
Car, comme on l’a vu, le problème de fond est plus large. Il n’est pas sûr que des dévaluations successives eussent permis à l’Italie de régler la crise du modèle qui s’est ouverte dans les années 1990. Comme le rappelle Francesco Saraceno, le modèle fondé sur les dévaluations des années 1950 aux années 1980 était un des visages économiques du régime, dominé par la Démocratie chrétienne, et dont le revers était le « capitalisme de connivence » organisé par ce parti. Une forme d’organisation qui est arrivée à bout de souffle en 1992 et qui a entretenu des pratiques de rente qui ont nui à l’économie italienne.
Face à la critique de l’euro, beaucoup d’économistes – et la Commission européenne – se focalisent sur la question de la mauvaise allocation des ressources induite par les rigidités du marché intérieur italien. Ces rigidités conduiraient à maintenir des ressources excessives dans des secteurs peu performants, maintenant la productivité à un niveau faible et conduisant à un chômage élevé et à des créances douteuses massives dans les bilans des banques.
Une autre cause souvent avancée est l’inefficience de l’État. La qualité de la gouvernance publique s’est dégradée, engendrant un environnement peu propice aux entreprises. Ces deux raisons sont celles qui sont le plus souvent avancées et qui ont amené les dirigeants européens et italiens à proposer une libéralisation des marchés du travail et des biens et une réduction du poids de l’État comme remèdes au mal économique italien.
Évolution du chômage en Italie. © FRED
L’ennui, c’est que ces remèdes, comme on l’a vu, sont souvent pires que le mal et n’ont pas toujours mené à des résultats probants. La réforme du marché du travail, le fameux Jobs Act, ne semble ainsi pas avoir été décisive pour faire décroître un chômage qui, s’il a baissé depuis la fin de la récession, est encore aujourd’hui le double de son niveau d’avant-crise.
En février 2018, le taux de chômage est même remonté au-dessus de 11 % et l’essentiel des créations d’emplois sont en CDD… Quant à l’inefficience publique, c’est une explication un peu courte. Comme l’a montré une étude récente comparative de France Stratégie, l’Italie est, avec le Japon, un des pays les moins administrés du monde, autrement dit un des pays où l’emploi public est le plus faible.
L’inefficience de l’État est peut-être aussi le fruit d’une sous-capacité du secteur public qui, souvent, se traduit par une bureaucratie accrue et des délais élevés. Dans ce cas, la réduction des crédits publics est rarement une bonne solution. Du reste, on peut constater que les pays avec un État faible et un haut niveau de libéralisation, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, souffrent aussi d’une très faible croissance de la productivité. Là encore, l’explication est trop simple.
Certains avancent la question démographique. Le pays affiche un taux de fécondité de 1,34 enfant par femme, un des plus faibles d’Europe et la population se contracte depuis 2014. En 2017, selon l’Istat, elle a reculé de 100 000 personnes, soit – 0,16 % des 60,49 millions de personnes. Le solde naturel (différence entre naissances et décès) est négatif de 184 000 personnes. À titre de comparaison, la France a connu une progression de 0,3 % de sa population en 2017, principalement explicable par le solde naturel. En théorie, une population plus jeune et plus dynamique favorise la productivité. Mais ce n’est pas une règle.
Comme on l’a dit, il n’existe pas de facteurs uniques à la crise italienne de la productivité. Outre la question bancaire, qui s’améliore lentement, il faut citer le poids de l’économie parallèle ou du crime organisé, l’inaptitude des politiques à développer le sud du pays, qui est redevenu une zone économiquement en crise permanente, mais aussi la question du recul de la qualification de la main-d’œuvre (fruit des politiques de restrictions budgétaires depuis 25 ans). Mais d’autres pistes sont aussi évoquées…
Une crise des élites
Une étude de 2014, mise à jour en octobre 2017, signée par deux économistes, Bruno Pellegrino, de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) et Luigi Zingales, de l’université de Chicago, a mis en avant « l’absence de méritocratie comme principale cause du problème de productivité en Italie ». Pour les deux auteurs, la gestion des firmes italiennes repose principalement sur un modèle fondé sur la loyauté plutôt que sur le mérite.
Ce système protège les élites économiques, mais réduit la capacité d’innovation et d’adaptation. Ce résultat est complémentaire d’une étude de 2010 qui insistait sur l’âge élevé des dirigeants d’entreprise italiens et leur manque d’adaptation. Bref, la crise de l’économie italienne est aussi une crise des élites italiennes. Et il est donc assez logique qu’elle débouche sur des offres politiques populistes.
Ce problème, que l’on peut identifier sur le plan politique lorsque l’on songe aux solutions appliquées durant la crise, se traduit également dans le fameux déficit Target-2 de la zone euro, qui donne une photographie des flux de capitaux au sein de l’union monétaire. Éric Dor constate que la Banque d’Italie affiche un déficit record de plus de 439 milliards d’euros et que la Bundesbank dispose d’un excédent, record lui aussi, de 907 milliards d’euros.
Que signifient ces chiffres ? Que les investisseurs italiens refusent d’investir dans leur pays mais préfèrent transférer leurs fonds ailleurs en zone euro et de préférence en Allemagne. C’est la traduction directe de la méfiance envers l’économie italienne et, donc, du sous-investissement chronique du pays.
Reste une question centrale pour l’économie italienne, qui hante la campagne électorale : celle de la dette. À 131 % du PIB, la dette publique italienne est la troisième plus élevée de la zone euro. Pendant la crise, elle a été utilisée pour imposer les politiques d’austérité. Mais ce sont précisément ces politiques qui, en pesant sur la croissance, ont alourdi ce ratio d’endettement.
Comme dans d’autres cas, en voulant lutter par de l’austérité contre la dette publique, on a aggravé le problème. Cela n’est pas nouveau pour l’Italie, qui dégage régulièrement depuis 20 ans des excédents publics primaires (hors service de la dette) sans parvenir à réduire la dette, bien au contraire. En coupant notamment dans l’investissement public, la gestion de la dette a contribué à l’affaiblissement de la productivité.
En d’autres termes, si la dette est un problème, c’est d’abord parce qu’on s’en est beaucoup trop soucié… Bref, s’il est juste de s’inquiéter du poids de la dette dans la baisse des dépenses publiques, il semble erroné de promouvoir encore une baisse de ces dépenses pour réduire la dette, en dépit des évidences passées et de la faiblesse chronique de la croissance italienne.
L’économie italienne demeure donc, malgré la très faible éclaircie des derniers trimestres, dans une situation préoccupante. Plusieurs épées de Damoclès demeurent suspendues au-dessus de la Péninsule. D’abord, aucun véritable retournement en termes de productivité ne s’annonce et le manque cumulé d’investissements semble désormais très difficile à combler.
Les exportations se portent bien, mais sont insuffisantes et concentrées principalement sur les entreprises du nord-est du pays. Tout cela laisse présager une croissance faible pendant encore longtemps et, comme en 2011, une vulnérabilité en cas de trou d’air conjoncturel exporté ou de tensions sur le marché de la dette. Or, comme le souligne Éric Dor, « que se passera-t-il lorsque la BCE commencera à vendre ses titres de dettes italiennes ? ». Si les taux réels s’envolent, le pays risque de vouloir rassurer les marchés avec une nouvelle cure d’austérité mortifère.
La situation économique est donc une part centrale de la crise politique italienne. Cette dernière est la réaction à des erreurs de politique économique et à une crise des élites économiques du pays. Après deux décennies perdues, l’avenir semble toujours aussi sombre pour la Péninsule. Et l’offre politique peine à trouver des réponses, renforçant le cercle vicieux dans lequel la crise politique et la crise économique s’entretiennent l’une l’autre. « L’Italie demeure le pays le plus préoccupant de l’union monétaire », résume Éric Dor. Et l’union monétaire ne peut guère se permettre une crise dans la Péninsule…
Romaric Godin