L’un après l’autre, les corps flottant sur le Mékong ont été retrouvés, enroulés dans des toiles de jute serrées par des cordes, dérivant le long de la rive thaïlandaise, face au Laos.
Les cadavres présentaient tous les trois les mêmes caractéristiques : les visages étaient défigurés, et leurs entrailles évidées avaient été remplies de ciment. Mais les tueurs ont dû bâcler le travail : les corps ont refait surface, le premier le 26 décembre 2018, le deuxième le 27 et le dernier le 29. Tout cela dans un rayon de vingt kilomètres.
S’ajoute à cette terrible histoire un autre élément, qui a relancé l’affaire et vient d’apporter un mystère supplémentaire à la triple exécution : si les tests ADN menés par la police thaïlandaise ont montré que le deuxième et le troisième corps étaient ceux de « Puchana », 54 ans, et « Kasalong », 47 ans, surnoms de deux dissidents thaïlandais réfugiés au Laos depuis le coup d’Etat militaire de mai 2014, l’identité du premier corps n’a pas pu être prouvée : le cadavre a disparu…
Aujourd’hui, l’épouse de Surachaï Danwattannusorn, 77 ans, ex-maoïste affilié au défunt Parti communiste thaïlandais – qui était lui aussi réfugié au Laos et dont l’on est sans nouvelles depuis la mi-décembre 2018 – affirme que le cadavre manquant est celui de son mari. Elle a récemment déposé une plainte auprès de la police du district de Tha Uthen, situé dans la province de Nakhon Phanom, le long du Mékong.
« J’ai la conviction que le premier corps est celui de Surachaï », affirme Pranee, dite « Pa Noï », la femme du dissident, dans un restaurant d’un centre commercial de la périphérie de Bangkok. « Les deux autres cadavres étaient ceux de ses amis, et Surachaï a disparu en même temps qu’eux », ajoute-t-elle.
Crime de lèse-majesté
Le 25 février, quand Pa Noï a été reçue par un policier de Tha Uthen, elle a eu la surprise de rencontrer un inspecteur qui ne savait rien du premier cadavre. « Il m’a dit : “Je n’ai aucune information. Vous pensez bien que si l’on m’avait signalé qu’un corps flottait sur le fleuve, je me serais précipité”… »
Selon Somyot Prueksakasemsuk, célèbre opposant et journaliste rencontré avec Pa Noï, le modus operandi des trois meurtres était bien le même. Cet homme de 58 ans est sorti de prison début 2018, après sept ans d’incarcération pour crime de lèse-majesté, loi dont la junte s’est abondamment servie depuis cinq ans pour régler leur compte aux voix discordantes. Somyot s’étonne que la police ne sache rien : « Le premier cadavre a été retrouvé par des pêcheurs qui ont aussitôt prévenu le chef de village le plus proche. Lui-même a ensuite signalé la découverte aux policiers. Je le sais, j’ai moi-même rencontré un journaliste qui a couvert l’affaire. »
Depuis que Surachaï avait fui au Laos pour échapper à la répression militaire après le putsch, Somyot était resté en contact téléphonique avec lui. Les deux opposants au régime s’étaient naguère connus en prison, tous deux ayant fait les frais de cette même loi de lèse-majesté qui permet d’embastiller tout contrevenant à quinze ans de prison.
Depuis sa retraite secrète de l’autre côté du grand fleuve, où les dissidents thaïlandais bénéficient de certaines complicités dans la police laotienne, Surachaï lui avait dit « avoir peur », et que sa situation était « dangereuse ».
Exécutions de style mafieux
L’ancien maoïste, dont les photos publiées dans les journaux thaïlandais montrent un homme coiffé d’une casquette verte à l’étoile rouge, avait des raisons de s’inquiéter : deux autres dissidents ont été kidnappés en 2016 et 2017 par des hommes cagoulés et vêtus de noir, à Vientiane, capitale du Laos. L’un d’eux avait appartenu aux « chemises rouges », mouvement de soutien à l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, renversé lors d’un précédent coup d’Etat militaire, en 2006. On n’a plus jamais entendu parler d’eux. « Cela fait donc sans doute cinq morts », dit Somyot.
Les macabres découvertes ont fini par faire du bruit jusque dans certains cercles diplomatiques de Bangkok. Le bureau régional des Nations unies a précisé que l’un de ses diplomates allait entrer en relation avec la police locale de la province de Nakhon Phanom. Pa Noï, la veuve probable, accuse : « Il y a une très forte possibilité que des militaires soient impliqués dans ces trois assassinats. »
L’armée nie toute responsabilité dans ces exécutions de style mafieux. « Ces gens vivaient au Laos, hors de notre juridiction », s’est défendu le lieutenant général Tharakorn Thamwinthorn, commandant de la deuxième armée de la région Nord-Est. « On n’avait aucune prise sur eux. Ont-ils rencontré des problèmes avec des gens là-bas ? Qui sait ? », a-t-il ajouté, cité par l’agence Reuters.
Surachaï sortait tout droit d’une époque oubliée des jeunes Thaïlandais. Celle des années 1960 et 1970, quand bataillaient dans les jungles du royaume des milliers de maquisards du Parti communiste thaïlandais, soutenus par Pékin. Ces derniers finirent par abandonner définitivement le combat à la fin des années 1980, après que le gouvernement d’alors eut proposé une amnistie.
« Je crains que l’on ne sache jamais la vérité »
Surachaï fut l’un des chefs de la guérilla. Dans son genre, c’était un peu une légende. L’attaque, à des fins de propagande, d’un convoi transportant des pièces de monnaie pour une valeur de plus de 1 million de bahts (environ 28 000 euros) lui avait valu une incarcération de seize ans. Il avait récemment été réincarcéré pendant trois ans pour crime de lèse-majesté : l’homme, un républicain patenté, n’était pas tendre envers la monarchie. C’est après sa dernière libération qu’il avait gagné le Laos.
« Je crains que l’on ne sache jamais la vérité », redoute son épouse. Quant à Surachaï, il risque de rester à l’avenir dans les mémoires sous la forme d’un titre de polar noir : « Le disparu du Mékong ».
Bruno Philip