Les mêmes groupes qui, tout au long, ont en sous-main entretenu le désordre profitent aujourd’hui d’une remise en ordre brutale. Mais, déjà, la nouvelle équipe est tiraillée entre les tenants d’une répression tous azimuts et des éléments plus modérés qu’effarouchent les arrestations massives, les exécutions exécutions sommaires, la torture dans les prisons, les bûchers de littérature jugée subversive en place publique, bref, tout ce qui est susceptible de nuire à l’image que souhaiteraient donner des dirigeants qui, pour l’essentiel, attendent leur salut de l’étranger et, plus précisément, de l’aide du « monde libre ».
Aux premières heures du 6 octobre, des centaines de nervis d’extrême droite, supervisés par la police complice, ont traqué des manifestants étudiants progressistes coincés dans l’enceinte de l’université de Thammasat à Bangkok. On a dénombré officiellement quarante et un morts. En fait, des témoins oculaires estiment estiment que le nombre des morts a largement largement dépassé la centaine. Des étudiants étudiants ont été lynchés, pendus, brûlés, au cours de scènes d’une sauvagerie sans précédent. Si cette extrême brutalité brutalité a stupéfié les observateurs, les victimes et même certains acteurs, le coup d’Etat en lui-même n’a pas surpris. surpris. Il était attendu depuis des mois [1].
L’opération a été menée par une large fraction des forces armées associée aux milieux civils monarchistes la nouvelle équipe a au moins deux caractéristiques : son attachement au trône et son orientation résolument pro-américaine.
Contrairement à une illusion répandue, les rivalités entre clans militaires n’ont pas été une garantie suffisante au maintien de la démocratie. Même privé de son chef, le général Krit Sivara, décédé en juin, le « groupe Krit » (où se retrouvaient les deux tiers des militaires d’active), promoteur et bénéficiaire du coup d’Etat, a réussi à neutraliser le clan du général en retraite Pramarn Adireksarn, pivot et caution militaire des gouvernement.
La mise à l’écart de ce clan a commencé dès avril, lorsque le général Pramarn a commis l’erreur d’abuser de ses fonctions pour tenter de promouvoir ses hommes à la tête des forces armées. Son principal poulain, le général Chalard, Chalard, se retrouve aujourd’hui en disgrâce l’ambitieux général Vitoon Yasawat, chef d’une clique apparentée à celle du général Pramarn, s’est vu contraint d’accepter une sinécure au Japon. Changements d’alliances et manœuvres en coulisse se sont cristallisés le 1er octobre avec l’annonce, comme le veut la coutume, des promotions annuelles à la direction des forces armées à l’occasion des départs à la retraite des officiers atteints par la limite d’âge. Le rapport des forces au sein de l’armée étant ainsi provisoirement gelé, les risques de « dérapage » diminuaient et l’alliance avec les forces civiles de droite devenait plus facile.
Kukrit puis Seni Pramot
Parallèlement, depuis le début d’août, on assistait à une savante entreprise de déstabilisation du gouvernement de Mom Rajawong Seni Pramot, dont le parti démocrate, majoritaire, majoritaire, était de plus en plus écartelé entre une aile gauche au poids croissant croissant et une fraction de droite ultra – conduite par le vice-ministre de l’intérieur, M. Samak Suntarawet – qui n’a vu son salut que dans une alliance avec l’armée.
Le retour, en août, à Bangkok de l’ancien dictateur Prapat Charusathien Charusathien allait jeter un discrédit total sur le gouvernement Seni, accroître les tensions à l’intérieur du parti démocrate, précipiter les réalignements au sein des forces armées et confirmer les étudiants progressistes dans leur dangereuse conviction qu’en manifestant pour l’expulsion du maréchal Prapat ils avaient fortement contribué à son départ. A peine le pays commençait-il à souffler – sans oser tirer les leçons des événements – que l’autre ancien dictateur, le maréchal Thanom Kittikachorn, se présentait à son tour à Bangkok (en tenue de bonze) et déchaînait un nouveau pandémonium.
Aussitôt, les étudiants manifestaient, avec d’autant plus de hargne que deux des leurs qui collaient des affiches dans la rue étaient pendus sans autre forme de procès par des policiers qui passaient par là... Victimes depuis plus d’un an des attaques systématiques systématiques des nervis d’extrême droite intouchables, redoutant que la police ne se retourne tout à fait contre eux et tenant très naïvement à ne jamais apparaître comme les agresseurs, les étudiants se contentèrent de manifester manifester nuit et jour dans l’enceinte de Thammasat où, le moment venu, ils vont être pris – et traités – comme des rats. La reconstitution publique qu’ils font de la pendaison de leurs camarades fournira à la droite le prétexte à son intervention elle les accuse à tort d’avoir prêté à l’un des deux « pendus » les traits du prince consort, crime de lèse-majesté expié dans le sang du 6 octobre.
Le rôle de l’armée
Tandis que les étudiants allaient aveuglément vers ce dénouement affreux, le gouvernement finissait de capoter. Fin septembre, Mom Rajawong Rajawong Seni Pramot remettait sa démission, la reprenait aussitôt pour former un nouveau cabinet. Il laissait au demeurant ce soin à un comité de six personnes qu’il désignait. La nouvelle équipe, constituée enfin le 5 octobre dans un contexte de crise croissante, consacrait le triomphe de l’aile gauche démocrate sur la droite et l’extrême droite. M. Samak Suntarawet était exclu du gouvernement. Le lendemain, c’était la tuerie de Thammasat : l’armée prenait le pouvoir ; M. Samak devenait un des principaux conseillers civils de la junte de vingt-quatre officiers supérieurs provisoirement installée aux commandes. Deux semaines plus tard, le 22 octobre, cette junte s’effaçait avec la formation du gouvernement de M. Thanin Kraïvitchien, Kraïvitchien, dont les milieux monarchistes civils et les militaires du « groupe Krit Sivara » se partagent judicieusement les portefeuilles. M. Samak est désormais ministre de l’intérieur ; le chef nominal de la junte, l’amiral Sa-ngad Chalowyoo, ministre de la défense. Le premier ministre, juriste doctrinaire de l’anticommunisme pur et dur, est un royaliste convaincu ; un royaliste civil et un militaire pro-américain ont été choisis comme vice-premiers ministres.
Qu’un gouvernement civil à forte participation militaire soit désormais sur l’avant-scène ne signifie nullement que l’armée est rentrée dans ses casernes : elle reste, bien au contraire, la véritable maîtresse du jeu, gênée cependant par certains éléments monarchistes. Les officiers les plus fidèles aux anciens dictateurs Thanom et Prapat veulent en effet venger les affronts d’octobre 1973 et de leurs années de semi-disgrâce (sans nécessairement porter à nouveau au pouvoir l’un ou l’autre des anciens dictateurs). Leur leader est le général Kriangsak Chamanand, véritable « homme fort » de la junte. Le roi, semble-t-il, s’efforce s’efforce de maintenir la balance égale entre ces militaires revanchards et ses propres fidèles, plus pondérés.
Inversement, la cruauté des événements du 6 octobre et des jours suivants, le caractère expéditif de la chasse aux progressistes qui se livre depuis lors (de trente à deux cents arrestations par jour), ne signifient pas nécessairement l’instauration en Thaïlande d’un régime à la Pinochet, dont les outrances dans la répression sont historiquement étrangères au royaume. En outre, le roi pas plus que les Américains n’ont intérêt à laisser se développer une situation du même type.
Outre les progressistes et libéraux traqués et emprisonnés, les forces perdantes dans ce coup d’Etat sont assez nettement une fraction au moins de la bourgeoisie féodale (dont le général Pramarn est un bel exemple) et la droite nationaliste qui avait soutenu jusque-là les orientations neutralistes affirmées en politique étrangère par les deux gouvernements précédents. Sans pouvoir prouver la participation de la C.I.A. au complot aussitôt dénoncée par Hanoï, on doit noter que le coup d’Etat bénéficie trop nettement nettement aux Etats-Unis pour qu’ils ne l’aient pas au moins toléré, voire encouragé. Dès sa nomination comme conseiller civil de la junte, M. Thanat Khoman, ancien ministre des affaires étrangères sous la dictature Thanom-Prapat et pro américain notoire, convenait qu’on allait assister à un rapprochement américano-thaïlandais. Le fait que le ministère des affaires étrangères incombe à l’ancien ambassadeur à Washington, M. Udapit Pachariyangkun, est tout aussi significatif que la remise en cause annoncée par la junte des accords d’évacuation et de restitution à la Thaïlande des bases américaines dans le pays. A l’évidence, le changement de régime à Bangkok répond aux vœux des militaires américains, dont l’aide active va être sollicitée dans la lutte contre le communisme à l’intérieur et aux frontières, et qui disposeront ainsi d’une base appréciée pour la déstabilisation des régimes indochinois.
La politique de normalisation des relations avec les pays indochinois a vécu ; les nouveaux dirigeants s’ingénient à agresser, verbalement au moins, tant Hanoï que Pékin et Moscou. Du même coup se trouve compromise l’image angélique cultivée par l’ASEAN, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, dont fait partie la Thaïlande, et affirme l’antagonisme entre l’Indochine socialiste et l’Asie du Sud-Est capitaliste. On aurait tort de sous-estimer cette évolution des le début de l’année, certains milieux militaires proches du palais évoquaient en privé la possibilité de « dépasser les contradictions internes en portant le conflit sur le plan extérieur ». Ce « scénario de l’impossible » envisage rien moins qu’un conflit ouvert avec le Vietnam et le Laos.
L’installation au pouvoir d’une équipe anticommuniste musclée va assurément ramener l’ordre, au moins pour un temps, et, de ce fait, peut être aussi une certaine confiance des investisseurs nationaux et étrangers qui, jusque-là, désertaient le pays. Mais on peut douter que les pesanteurs socio-économiques thaïlandaises permettent un miracle décisif dans ce domaine — surtout si la communauté chinoise, qui tient les rênes de l’économie, continue d’être inquiétée comme c’est le cas à présent.
La monarchie sort renforcée en apparence de l’intervention partisan accrue de Sa Majesté Bumibon Aduldet dans la vie publique. Mais, si le nouveau régime militaro-monarchiste paraît marquer des points à court terme, il discrédite et continuera de discréditer davantage les valeurs mêmes à partir desquelles il prétend lutter et que résume le slogan commun à toutes les formations de droite « Royauté, religion, nation ».En laissant les forces de droite couvrir de son prestige leurs basses manœuvres, le roi cesse d’apparaître comme le souverain de tous les Thaïlandais. Son silence devant le massacre des étudiants de Thammasat est sans doute une faute politique majeure. Du reste, la riposte ne s’est pas fait attendre : dès le lendemain du coup d’Etat, la Voix du peuple de Thaïlande, organe du parti communiste thaïlandais, prochinois, plaçait, pour la première fois dans l’histoire, le roi parmi les ennemis du peuple et de la révolution. Quand on sait le handicap que l’énorme prestige, jusque-là inentamé, du souverain imposait aux forces progressistes, on mesure l’ampleur du virage.
En réintroduisant dans la vie politique un manichéisme à la Foster Dulles, en confondant dans la même répression libéraux, progressistes, gauchistes et communistes, en démontrant ipso facto que le processus démocratique et la voie parlementaire sont illusoires et dangereux, le nouveau régime ne fournit-il pas des armes à ses ennemis ? Déjà, c’est par centaines que les étudiants et personnalités progressistes inquiétés rallient le Laos, d’où ils ne tarderont pas à rentrer dans les maquis du Nord et du Nord-Est pour grossir les rangs d’un P.C.T dont les règlements de comptes de Bangkok n’ont pas entaméles forces vives. Les dissensions internes du parti passeront nécessairement au second plan dans la lutte contre l’ennemi commun. Le parti ne peut que bénéficier de la radicalisation brutale ainsi provoquée. Il en appelle aujourd’hui à l’union des plus larges couches contre les « usurpateurs » de Bangkok et songerait même, dit-on, à fonder un contre-gouvernement. Si les promoteurs du coup d’Etat du 6 octobre entendent faire face à la menace communiste, ils semblent en fait lui avoir donné objectivement une consistance nouvelle.
Kao Tom