Dans sa préface Nassira Hedjerassi parle, entre autres, de « repenser le féminisme, à l’aune de la question de la classe sociale et de la race », du féminisme radical révolutionnaire, de l’imbrication des systèmes de domination, de « cette intrication à laquelle font face notamment les femmes noires », de solidarité politique non réduite à « la reconnaissance d’une oppression posée comme commune »…
La préfacière souligne aussi « le trait propre à l’écriture » de bell hooks, la mise en avant d’éléments biographiques, d’expériences personnelles, « S’écrire. Se réinventer. S’autoriser ». Elle aborde sa rencontre avec les textes et la pensée de l’auteure.
Nassira Hedjerassi met en avant le risque de dépolitisation, lié à l’institutionnalisation universitaire, de la notion d’intersectionnalité, d’une « dilution de l’axe structurel par la centration sur la construction des subjectivités, ce qui viderait ce concept de sa portée politique et subjective » (P. Hill Collins). Elle parle de « myopie et insuffisance des analyses féministes occidentales » (le terme trop vague d’occidentale ne permet pas de prendre en compte des travaux de féministes radicales d’ici et un crée une sorte de bloc indifférencié).
En parlant de bell hooks, la préfacière souligne certaines positions, « Reprenant des axes de pensée marxiste, elle met au jour les attaches idéologiques et les arrière-fond culturels, qui sont à la fois déterminés socialement et prédéterminent quant à eux, la structure de l’agir individuel comme celle des appareils institutionnels », la relecture historique de la période de l’esclavage, la solidarité et le « commun » au delà des différence. Elle aborde aussi la violence épistémique, la marginalisation des personnes dominées, la non prise en compte des rapports entre pays occidentaux et pays du tiers monde qui affectent les femmes de ces pays, la lutte des femmes qui ne peut être réduite à « la contamination par l’Occident ou la simple imitation par les africaines de valeurs euro-américaines », les productions « coléreuses », les analyses contextualisées historiquement sur les politiques de genres africaines…
Je reste dubitatif sur le caractère expansif de la notion de « classe moyenne » (j’y reviendrai), la notion de « décolonisation des savoirs » ou de « décolonisation de la production des savoirs ».
« les marges sont à la fois un site « imposé par les structures oppressives » mais aussi « un site de radicale possibilité, un espace de résistance » »
Dans sa préface à l’édition de 2000 (le livre a été publié en 1984 – sans compter le temps pour qu’il atteigne la petite et lointaine province française), bell hooks parle de féminisme visionnaire, de la rébellion des femmes contre le sexisme, de théorie féministe, d’« imbrication entre le genre, la race, et la classe », de la nécessité d’une théorie qui « étudierait notre culture depuis une position féministe ancrée dans une compréhension du genre, de la race et de la classe », de critique interne essentielle à tout mouvement progressiste, de langage simple et commun pour répandre les idées, du féminisme calomnié et discrédité, des victoires féministes toujours en danger…
Elle commence ainsi sa préface à l’édition de 1984 : « Etre dans la marge, c’est faire partie d’un tout, mais en dehors de l’élément principal ». Je mets cet élément en relation avec un fil qui parcoure le livre, lutter pour mettre à bas toutes les dominations. L’auteure souligne le manque de complexité, de globalité et d’exhaustivité de la théorie féministe et indique « Tout au long de mon travail, mes idées ont été modelées par la conviction que le féminisme doit devenir un mouvement politique de masse si l’on veut qu’il ait un impact révolutionnaire significatif sur la société ».
Lire aujourd’hui cet ouvrage, et cela reste à la fois nécessaire et passionnant, implique de prendre en compte les contextes socio-économiques, politiques et institutionnels des Etats-Unis (mais pas seulement) des années 80 (et celles plus antérieures), les débats portés par les mouvements féministes et/ou Africain-Etatsuniens et d’autres populations dominées, les points aveugles d’autres discours dont une (bonne) partie du « mouvement féministe blanc » ou du mouvement ouvrier étasunien – débats recoupant ou non ceux qui eurent lieu en France et Europe de l’ouest dans cette période.
bell hooks souligne que les mots d’ordre et les préoccupations mises en avant par « le » mouvement féministe blanc ne correspond pas à la situation de la grande masse des femmes étasuniennes. Elle parle « de femmes au foyer blanches aisées », de classes moyennes voire de femmes bourgeoises. La stratification sociale aux USA est certes différente de celle de l’Europe de l’ouest, je ne pense cependant pas que le mouvement féministe blanc puisse être réduit à ce que dit l’auteure. Une chose est de signifier que les préoccupations et les mots d’ordre ne correspondent qu’aux besoins d’une fraction des femmes – et qu’il est donc injustifié d’en faire l’universel décrété des femmes – autre chose est de contester sa contribution à la subversion partielle aux rapports sociaux. Mais la position de l’auteure à quelque chose à voir avec sa radicalité, « placer la lutte féministe dans un cadre politique radical », le refus de laisser de coté certaines oppressions., la prise en compte de la situation de la majorité des femmes.
Reste que ce type de débats a aussi traversé le mouvement noir, sans qu’il soit possible d’attribuer unilatéralement au coté réformiste ou au coté révolutionnaire une « vertu » que l’autre coté ne partagerait pas. (voir par exemple Caroline Rolland-Diamond : Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle), mouvements-revendications-et-luttes-radicales-la-face-afro-americaine-des-usa/). Pour en terminer avec cet aparté, les femmes blanches qui se sont battues pour le droit à avoir un emploi salarié et qui ont travaillé comme salariée subordonnée, non seulement ont mené un combat légitime mais elles ne peuvent être considérées comme bourgeoises sous le prétexte que leur revenu permettait un enrichissement familial.
Combattre le faux universel décrété par un groupe, la sororité affirmée sans prise en compte des différentiations était et reste nécessaire, souligner que le particulier limité ne fait pas sens pour d’autres – d’autant qu’il est porté par des couches plus privilégiées, dénoncer l’uni-dimensionnalité et les trous noirs des analyses et des propositions relève de la lucidité politique et d’objectifs de mobilisations de masse que l’auteure soulève souvent et de manière pertinente dans son ouvrage. J’y reviendrai.
Cependant la dénonciation du caractère unidimensionnel des propositions de féministes blanches doit-être mis en rapport avec l’analyse de la structure socio-économique étasunienne « modelée par la politique raciale de la suprématie blanche ». Il convient de bien entendre l’auteure lorsqu’elle analyse les diverses formes oppressives du sexisme, la non-détermination unique, les marqueurs de privilège de race et de classe, les conditions propres d’oppression des femmes noires, les attitudes condescendantes des unes, les menées pour « silencier les femmes noires », le poids de l’oppression raciste sexiste et classiste.
Les hommes noirs et les femmes blanches peuvent agir « en oppresseuses et en oppresseurs ou être opprimé·e·s » ou dit autrement « les femmes blanches et les homme noirs connaissent les deux cotés ». Les mouvements de libération « pour défendre leurs intérêts » menés par ces deux groupes l’ont été « tout en soutenant l’oppression perpétuelle d’autres groupes ». L’expression de bell hooks est nette et précise, radicale et porteuse d’ambition émancipatrice pour toustes. Elle propose aux femmes noires de critiquer l’hégémonie dominante sexiste, classiste et raciste et partir de leur marginalité « pour imaginer et créer une contre-hégémonie ».
Il y a donc bien un fil, déjà signalé, pour construire une alternative globale, regroupant la majorité des dominé-e-s, construire une sororité pleine et combattante, une universalité réelle et non abstraite. Je souligne la force de ces idées qui irriguent bien des analyses de bell hooks. Une illustration particulièrement bien argumentée de ce que je nommerai un programme d’émancipation, de destruction des rapports sociaux imbriqués de classe, de sexe, de racisation, partant de caractéristiques historiques concrètes et situées. Une volonté affichée d’une égalité sociale qui anéantirait l’ensemble des privilèges.
J’a particulièrement apprécié les critiques de l’auteure sur la focalisation sur l’identité, ses développements sur l’idéologie de la suprématie masculine, les interactions entre femmes, la solidarité politique à construire, les propositions de réelle démocratie, l’estime de soi, les préoccupations économiques et la place du travail, l’alphabétisation et la nécessité d’apprendre à lire et à écrire, l’unification de la théorie et de la pratique – « une praxis féministe véritablement libératrice », les combats contre les violences masculines envers les femmes et contre les enfants, (lire aussi les pages contre les « autres » violences, racistes, militaristes, patriarcales, etc.), l’éradication de l’hétérosexisme, les femmes comme « des êtres politiques »….
Et comme déjà indiqué, l’insistance à s’adresser au plus grand nombre, de prendre ne compte les besoins de toutes les femmes.
Outre le point déjà soulevé, certains éléments me paraissent discutables dont une vision peu historique de l’institution sociale familiale. La famille n’est pas seulement un lieu de « domination sexiste », c’est aussi un lieu d’extorsion du travail gratuit des femmes, le lieu principal des violences sexuelles – contre les filles et les femmes – sans oublier les viols conjugaux. Certes, et l’auteure a raison de le rappeler, c’est aussi un lieu « de solidarité régulier et permanent ». Un rapport social plutôt qu’un lieu, dont ni les un-e-s ni les autres, sauf exception, ne peuvent s’abstraire… Rien n’indique cependant que cette institution sociale puisse être un lieu d’émancipation future…
Quoiqu’il en soit, l’auteure donne sur la parenté des pistes, non confinées à la famille, la « parentalité révolutionnaire », l’égalité entre « maternité » et « paternité », les prises en charges collectives ou communautaires, qui ouvrent me semble-t-il d’autres horizons.
Féminisme révolutionnaire, propagation par la lutte, refus du dualisme, éradication des systèmes de domination… Un livre au souffle chaud du féminisme révolutionnaire.
Didier Epsztajn
De l’auteure :
Ne suis-je pas une femme ?. Femmes noires et féminisme, luttes-pour-legalite-raciale-et-les-droits-des-femmes/
En complément possible :
Black femininism : Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, textes choisis et présentés par Elsa Dorlin, sujet-politique-du-feminisme-
Comment s’en sortir ? #1 – « Les murs renversés deviennent des ponts. Féminismes noirs », les-murs-renverses-deviennent-des-ponts/