Ils sont quelques-uns à avoir fait le choix de partir sitôt les premières explosions entendues sur le sol ukrainien. C’est le cas de l’ancien premier ministre de la Finlande Esko Aho (1991-1995), de l’ex-chef du gouvernement italien Matteo Renzi (2014-2016) ou de leur homologue autrichien Christian Kern (2016-2017). Tous trois siégeaient depuis quelques années dans les conseils d’administration ou de surveillance de grandes entreprises russes. Et ils ont immédiatement démissionné.
François Fillon, lui, a pris quelques jours de réflexion avant de se décider à abandonner ses mandats russes. L’ancien premier ministre français (2007-2012), candidat malheureux à l’élection présidentielle de 2017, avait rejoint le conseil d’administration du géant russe de la pétrochimie Sibur, en décembre 2021. Un groupe dirigé par l’une les plus grandes fortunes de Russie, Leonid Mikhelson, et par Gennady Timchenko, autre proche de Vladimir Poutine, aujourd’hui sanctionné par la Grande-Bretagne.
Quelques mois plus tôt, en juin 2019, il avait déjà intégré le conseil d’administration d’une autre société russe, Zarubezhneft, spécialisée dans le développement et l’exploitation des gisements d’hydrocarbures, notamment à l’étranger, et détenue par l’État. Vivement critiqué à l’époque, l’ancien chef du gouvernement s’était défendu en regrettant une présentation « caricaturale » de ses positions sur la Russie, avec laquelle il disait prôner « un dialogue dans l’intérêt de l’Europe ».
C’est peu ou prou ce qu’il a répété jeudi matin, dans un court texte publié sur Twitter quelques heures après le lancement de l’offensive russe. « En 2014, j’ai regretté les conditions de l’annexion de la Crimée et aujourd’hui je condamne l’usage de la force en Ukraine », a notamment écrit François Fillon, avant d’ajouter un « mais » : « Mais depuis dix ans, je mets en garde contre le refus des Occidentaux de prendre en compte les revendications russes sur l’expansion de l’Otan. »
Cette justification n’a pas suffi à éteindre la polémique naissante. Très tôt, plusieurs responsables politiques ont accusé l’ancien premier ministre de se rendre « complice » de Vladimir Poutine (Clément Beaune, secrétaire d’État aux affaires européennes) et d’être « allié d’un dictateur qui engage la guerre en Europe » (
Des « attaques minables » pour le patron des sénateurs Les Républicains (LR) Bruno Retailleau, qui a assuré que « jamais [son ami] ne serait engagé dans le conseil d’administration d’une société russe […] s’il y avait une sorte de conflit avec les intérêts supérieurs de son pays ». Du côté de la droite LR, la plupart ont d’abord balayé le problème en expliquant, à l’instar de la candidate Valérie Pécresse, que « François Fillon a le droit de faire sa vie » et qu’« on doit le laisser tranquille ».
Tous ceux qui permettent cette guerre d’agression russe devraient être au courant qu’ils pourraient être sanctionnés.
Tom Tugendhat, président du Comité des affaires étrangères britanniques
Mais d’autres, plus rares, l’ont toutefois pressé de réagir face à la situation. « Pour l’honneur de la France et de son histoire, vous devez démissionner », a notamment tweeté le directeur général de la Fondapol Dominique Reynié, ancien élu UMP (ex-LR). C’est chose faite et annoncée dans une tribune à paraître dimanche dans Le JDD. L’ancien chef du gouvernement y change de ton et indique que « Vladimir Poutine est le seul coupable d’avoir enclenché un conflit qui aurait pu, qui aurait dû être évité ».
Plus de « mais » et un soulagement dans les rangs de LR, où l’on s’inquiétait de cet entêtement. Ces dernières heures, la pression s’était faite d’autant plus forte que le nom de François Fillon avait été cité, sur Channel 4, parmi la liste des cibles potentielles de sanctions britanniques, par le député conservateur et président du Comité des affaires étrangères britannique, Tom Tugendhat. Et ce, en raison de sa « coopération aux intérêts économiques de Vladimir Poutine ».
« Boris Johnson [le premier ministre du Royaume-Uni – ndlr] n’a pas listé individuellement les personnalités qui doivent être sanctionnées mais je lui ai demandé de cibler ceux qui ont coopéré avec le système économique de Poutine, avait déclaré Tom Tugendhat, jeudi. Des gens comme l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder [1998-2005 – ndlr] ou l’ancien premier ministre français François Fillon. » Et d’ajouter : « Je ne sais pas s’ils seront sanctionnés, mais je pense que tous ceux qui permettent cette guerre d’agression russe devraient être au courant qu’ils pourraient l’être. »
Plusieurs situations problématiques côté français
De telles sanctions sont-elles possibles en France ? L’idée commence à émerger chez certains responsables politiques. « La France devrait geler les avoirs de François Fillon pour sa coopération avec le régime russe », a ainsi tweeté le secrétaire national d’EELV, Julien Bayou, peu avant l’annonce de sa démission. Interrogé par Mediapart sur ce point, l’Élysée s’est contenté de répondre « n’avoir pas de commentaire à faire ».
Si les situations de François Fillon et Gerhard Schröder figurent parmi les plus problématiques – en tant que hauts responsables dans leurs pays respectifs, ils ont eu à connaitre des dossiers stratégiques et sensibles qui ne devraient pas tomber entre les mains d’« intérêts étrangers hostiles à nos démocraties », pour reprendre l’expression de Raphaël Glucksmann, qui préside la commission Inge sur les ingérences étrangères en Europe –, ils ne sont pas les seuls à s’être laissé tenter par la Russie.
Comme eux, plusieurs autres hauts responsables européens sont venus grossir, au fil des ans, le cercle des influenceurs de Vladimir Poutine, comme le souligne un récent rapport du Parlement européen, adopté par ladite commission le 25 janvier dernier. Ce texte sera voté en plénière à Strasbourg, au mois de mars, mais sa publication a déjà créé de nombreux remous.
Un mélange des genres douteux, devenu intenable depuis le début de l’offensive militaire.
« Certains pays sont particulièrement actifs dans le domaine de la captation et de la cooptation des élites, en particulier la Russie et la Chine, mais aussi l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe », indique le rapport, citant notamment le cas de l’ancien premier ministre finlandais Paavo Lipponen qui, comme Gerhard Schröder, avait rejoint Gazprom « pour accélérer le processus de candidature pour Nord Stream 1 et 2 ».
Dans la longue liste des personnalités ayant mêlé leurs intérêts aux intérêts russes, on retrouve aussi l’ex-ministre autrichienne des affaires étrangères Karin Kneissl (2017-2019), membre du conseil d’administration de Rosneft, géant pétrolier russe dirigé par Igor Setchine, si proche de Vladimir Poutine que sa société a été surnommée « le ministère de l’énergie du Kremlin ». En septembre 2017, Gerhard Schröder avait été élu président de ce même conseil d’administration.
« On a dressé la liste à la fois des dirigeants politiques, des hauts fonctionnaires, des dirigeants d’institutions culturelles ou des dirigeants de grandes écoles qui se retrouvent à travailler pour des intérêts chinois ou russes, une liste qui fait plusieurs pages… », notait récemment Raphaël Glucksmann. On y retrouve notamment l’ancien ministre Maurice Leroy, devenu directeur général adjoint du Grand Moscou, qui s’est dit « profondément triste de cet acte de guerre », sans autre commentaire.
D’autres personnalités françaises, issues du monde politique, du business ou de la haute fonction publique, sont connues pour avoir collaboré avec des sociétés proches du Kremlin. Parmi eux : l’eurodéputé Rassemblement national (RN) Thierry Mariani, longtemps considéré comme l’un des « mauvais génies » de Moscou à l’étranger. Le journaliste Clément Fayol, auteur de Ces Français au service de l’étranger (Plon), en dresse ici une liste non exhaustive.
L’ancien député et ancien conseiller à l’Élysée Jean-Pierre Thomas (Rusal, géant russe de l’aluminium) ; l’ancien patron d’EDF et de Veolia Henri Proglio (Rosatom, agence russe de l’énergie atomique) ; l’ancien ministre et directeur du Fonds monétaire international (FMI) Dominique Strauss-Khan (RDIF, fonds souverain créé par le gouvernement de la Fédération de Russie) ; l’ancien patron du renseignement à la DGSE Alain Juillet (Russia Today).
Un mélange des genres douteux – « une forme légale et insidieuse de corruption », selon Raphaël Glucksmann –, devenu intenable depuis le début de l’offensive militaire. « Depuis cette nuit, la RZD [Russian Railways, chemins de fer russes – ndlr] est effectivement devenue partie intégrante d’une logistique de guerre, avait déclaré l’ancien chef du gouvernement autrichien Christian Kern au quotidien Der Standard. Mes pensées vont aux victimes de cette agression insensée. »
Esko Aho avait quant à lui expliqué au journal finlandais Helsingin Sanomat avoir « complètement perdu confiance dans [sa] capacité à comprendre la logique de ce que fait la Russie en ce moment ». « La dernière étape n’a pas été une grande surprise. Au cours des deux dernières semaines, cette évolution semblait inévitable. Il était évident que cela n’allait pas bien se terminer », a indiqué celui qui siégeait jusqu’alors au conseil d’administration de la Sberbank, l’une des principales banques russes.
François Fillon, qui estimait, en juin 2021, que les sanctions prises à l’encontre de Moscou pour son action en Ukraine étaient « stupides et illégales », a fait ce choix « avec tristesse », en raison « des hommes et des femmes de grandes valeurs, ouverts sur le monde » rencontrés chez Sibur et Zarubezhneft. Un choix qui a inspiré ce commentaire au conseiller régional Horizon Laurent Bonnaterre : « Fillon aura donc eu besoin de plusieurs jours de guerre illégale et de la menace de lourdes sanctions financières britanniques et européennes pour enfin mettre fin à sa sournoise collaboration grassement payée avec l’infâme dictature russe ! #lamentable #traitre »