Des conseillers, intellectuels et dirigeants russes détaillent les enjeux de la guerre d’invasion de l’Ukraine. C’est bien « l’Empire du mensonge », c’est-à-dire l’Occident, qu’il s’agit de battre pour renverser l’ordre mondial. Pour Moscou, cette guerre est « existentielle » et la mobilisation du pays se fait dans une rhétorique aux accents désormais fascistes.
Six semaines après l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine, la signification de ce conflit d’une ampleur sans précédent en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale commence à s’éclaircir. Au-delà du sort de l’Ukraine, il s’agit bien pour le pouvoir russe de défaire « l’Empire du mensonge », c’est-à-dire l’Occident, selon la formule de Vladimir Poutine le 24 février, pour bâtir un ordre mondial radicalement nouveau.
Celles et ceux qui, le 24 février au matin, alors que de premiers missiles frappaient l’Ukraine, puis les jours suivants, ont dénié toute « rationalité » à Vladimir Poutine se sont trompés. Décrit tour à tour comme « malade », « isolé », « paranoïaque », « mal informé », le président russe venait de faire le choix « incompréhensible » d’une guerre qualifiée de « non-sens », et d’« erreur stratégique ».
Une erreur telle, ajoutaient d’autres experts, que Vladimir Poutine aurait peu de chances d’y survivre politiquement. Des trois forces organisant le pouvoir russe - services de sécurité, oligarques et armée –, certaines ne pourraient continuer à soutenir une présidence qui allait faire de leur pays le paria du monde…
Or, six semaines plus tard, Vladimir Poutine a renforcé sa situation de toute puissance dans une Russie transformée en camp militaire. Pas une voix dissonante ne s’est élevée parmi les élites politiques, économiques et sécuritaires. Des désaccords existent sans doute, certains ont été exprimés à demi-mot les premiers jours. Ils sont obstinément tus désormais. La guerre ne donne pas lieu à débat, mais à une surenchère guerrière et nationaliste aux relents fascistes.
Dans le même temps, la société a été placée tout entière sous le joug : interdiction des derniers médias indépendants et de réseaux sociaux ; contrôle d’Internet ; arrestations par milliers de personnes s’opposant à la guerre ; lois liberticides ; organisation de campagnes de délation. Une propagande déchaînée parachève cette construction d’un État totalitaire.
Le vocabulaire même a changé, tout comme les discours de Vladimir Poutine, en particulier celui du 16 mars qui n’a rien à envier à la rhétorique des pires moments du stalinisme. « Le peuple russe est capable de distinguer les vrais patriotes de la racaille et des traîtres, et de recracher ces derniers comme un moucheron qui aurait accidentellement atterri dans leur bouche. Je suis convaincu que cette purification naturelle et nécessaire de la société ne fera que renforcer notre pays », déclarait-il ce jour-là.
Les nombreux échecs de l’armée russe sur le terrain n’y ont rien fait. Les bombardements de populations civiles, la destruction de villes, les révélations de possibles crimes de guerre à grande échelle n’ont pas plus fragilisé le pouvoir. Bien au contraire, ces événements ont soudé un peu plus encore les élites russes. Et la population, selon des enquêtes d’opinion à peu près crédibles (celles du centre Levada), soutient massivement le régime.
Tous les paramètres sont ainsi réunis pour que cette guerre d’invasion d’un pays indépendant dure des mois, voire se transforme en une guerre totale débordant du seul cadre ukrainien. Car depuis le 24 février, de nombreux textes et discours de dirigeants russes ou de proches du pouvoir décrivent les vrais enjeux de ce conflit. Ils sont au nombre de trois.
1. La construction d’un « futur ordre mondial »
Le premier enjeu est clairement énoncé par un personnage clé de la politique étrangère russe depuis près de trente ans, Sergueï Karaganov, aujourd’hui proche de Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères. Ayant présidé de nombreux centres de recherche, conseillé Boris Eltsine mais surtout Vladimir Poutine, ayant laissé son nom à plusieurs doctrines, Karaganov a théorisé depuis longtemps l’inéluctable déclin de l’Occident, le nécessité de créer la « Grande Eurasie » et de se rapprocher de la Chine.
Longuement interrogé le 28 mars par le magazine britannique The New Statesman, Sergueï Karaganov place la barre très haut. « Pour l’élite russe, les enjeux de cette guerre sont très élevés, c’est une guerre existentielle », dit-il. « Cette guerre est une sorte de guerre par procuration entre l’Occident et le reste du monde - la Russie étant le summum du “reste” – pour un futur ordre mondial. La Russie ne peut pas se permettre de “perdre”, nous avons donc besoin d’une sorte de victoire. Et s’il y a un sentiment que nous perdons la guerre, alors je pense qu’il y a une réelle possibilité d’escalade. »
L’Occident ne récupèrera jamais sa puissance, d’ailleurs peu importe qu’il meure.
Sergueï Karaganov
Sergueï Karaganov prend soin d’insister. « Une défaite est impensable », et si cette perspective se dessine, la Russie fera « le choix de l’escalade » puisqu’il s’agit « d’une guerre existentielle ». La formule est millimétrée puisque la doctrine russe autorise le recours à l’arme nucléaire en cas de « menace existentielle ». Interrogé sur ce recours, le conseiller répond : « Je ne l’exclurais pas. Nous vivons dans une situation stratégique absolument nouvelle. »
Soulignant l’épuisement d’un « Occident qui ne récupèrera jamais sa puissance, et d’ailleurs peu importe qu’il meure », Karaganov décrit ce que pourrait être une victoire acceptable pour la Russie. « Je pense que cela impliquera la partition de l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre. Une partie de l’Ukraine deviendra un État ami de la Russie, d’autres pourraient être divisées. La Pologne se fera un plaisir de reprendre certaines parties de l’Ouest, peut-être que les Roumains et les Hongrois le feront aussi. »
Ce sont d’ailleurs les nouveaux objectifs énoncés par l’armée russe. Il s’agit de prendre un maximum de territoires, de villes et de ports dans l’est et le sud de l’Ukraine. Des négociations de paix pourront ensuite progresser à partir d’un rapport de force militaire qui impose cette partition du pays.
2. En finir une fois pour toutes avec l’Ukraine
Quand Dmitri Medvedev a pris la présidence de la Russie en 2008, avant de la restituer quatre ans plus tard à Vladimir Poutine, les diplomaties occidentales s’étaient enthousiasmées. Enfin un homme moderne, ouvert, prêt à de saines négociations avec l’Europe et les États-Unis… Dix ans plus tard, Medvedev est un des faucons les plus vindicatifs du régime.
Vice-président du Conseil national de sécurité, il a posté, le 5 avril, un texte incendiaire sur le premier réseau social russe VKontakte, reprenant plusieurs éléments de l’article de Vladimir Poutine de juillet 2021 expliquant que la nation ukrainienne n’existe pas et qu’il ne saurait donc y avoir d’État indépendant.
Sergueï Karaganov dit ne pas savoir « si l’Ukraine survivra, car elle a une histoire d’État très limitée, voire inexistante, et elle n’a pas d’élite à même de construire cet État ». Dmitri Medvedev est lui catégorique : l’Ukraine n’existe pas.
Il ne faut pas s’étonner que mentalement transformée en Troisième Reich, l’Ukraine subira son sort. « Au lieu d’être fiers des réalisations communes de leurs ancêtres, depuis 1991, une pseudo-histoire de l’État ukrainien a été écrite “sur le genou” et l’idée d’un seul peuple russe a été détruite [...] L’ukrainisme profond, alimenté par le venin antirusse et le mensonge total sur une pseudo-identité, est un immense fake. Ce phénomène n’a jamais existé dans l’histoire. Il n’existe pas non plus aujourd’hui », écrit Dmitri Medvedev.
Aidés par les Occidentaux pour mieux détruire la Russie, les bataillons nazis auraient donc pris le pays. « Cela fait trente ans que les fanatiques ukrainiens prient pour le Troisième Reich [...], il ne faut pas s’étonner que mentalement transformée en Troisième Reich, l’Ukraine subira son sort », ajoute-t-il.
Medvedev rappelle deux buts de guerre fixés par Vladimir Poutine : la « démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine ». « L’objectif est la paix des futures générations d’Ukrainiens et la possibilité de construire enfin une Eurasie ouverte, de Lisbonne à Vladivostok », conclut l’ancien président, citant une fois encore cette Eurasie, une obsession de la classe politique russe depuis maintenant vingt ans.
Deux jours seulement après l’entrée en guerre, l’agence officielle RIA Novosti publiait d’ailleurs une tribune (elle sera retirée quelques heures plus tard mais peut être lue ici et en français sur le site Desk Russie) qui actait déjà la victoire de Moscou et ses conséquences. Titrée « L’avènement de la Russie et d’un monde nouveau », son auteur est Piotr Akopov, un nationaliste fervent soutien de Poutine.
« La Russie retrouve son unité : la tragédie de 1991, cette catastrophe terrible de notre histoire, cette dislocation contre nature, tout cela a été surmonté », écrit Akopov en saluant l’acte historique de Poutine. C’est le retour du monde russe, « c’est-à-dire trois États, Russie, Biélorussie et Ukraine, qui font à présent corps sur le plan géopolitique », s’enthousiasme-t-il, ce qui va permettre de redéfinir les relations avec l’Occident.
« La construction d’un nouvel ordre mondial s’accélère, et ses contours se dessinent de plus en plus nettement à travers la toile en lambeaux de la mondialisation à l’anglo-saxonne. Le monde multipolaire est enfin et pour de bon devenu réalité », ajoute Piotr Akopov.
3. La construction d’un nouvel État totalitaire
« Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête », déclarait Vladimir Poutine en 2005. Dix-sept ans plus tard, c’est moins l’URSS que la puissance impériale russe que Vladimir Poutine veut retrouver. Convaincu que « l’Empire du mensonge » a fait de l’Ukraine sa marionnette pour attaquer la Russie, le président russe ne s’est jamais départi de cette culture du KGB dont il fut l’une des recrues en Allemagne de l’Est.
Dans une note de l’Ifri (Institut français des relations internationales), le chercheur Dimitri Minic détaille ce qu’est la compréhension des menaces stratégiques par les élites russes et les différents services de sécurité :
« L’initiative russe s’inscrit dans une perception radicalement hostile de l’environnement stratégique : Moscou ferait face à une guerre indirecte, non déclarée, sur tous les fronts, à l’exception d’une lutte armée interétatique que ses ennemis – les Occidentaux – n’oseraient pas encore lancer contre la Russie », écrit-il. « La perception qu’ont les élites politico-militaires russes est alimentée par deux croyances centrales : le monde extérieur est profondément hostile à la Russie, et les États-Unis sont omniscients et omnipotents. »
D’où cette guerre contre l’Ukraine pour liquider une fois pour toutes ce qui est qualifié de « menace existentielle ». Mais cette liquidation implique, contre les individus et les peuples, la construction d’un nouvel État totalitaire. C’est presque fait en Russie, où le contrôle des esprits par la propagande, et des corps par l’emprisonnement ou l’assassinat, est en voie d’achèvement.
Cela va devoir être fait en Ukraine, à l’issue d’une guerre dont il est dit que la Russie ne peut sortir que victorieuse sauf cataclysme européen ou mondial, comme l’explique Sergueï Karaganov. Aussitôt les intellectuels ultra-nationalistes et fascistes qui entourent le Kremlin se sont saisis de cette question : la guerre gagnée, comment mater, ou plutôt « dénazifier » le peuple ukrainien ?
L’Occident est lui-même collectivement le créateur, la source et le sponsor du nazisme ukrainien.C’est ainsi que l’agence officielle RIA Novosti, toujours elle, a publié le 3 avril une incroyable tribune de l’essayiste et politologue Timofeï Sergueïtsev (à lire ici et ici en français). Un tel texte, vu sa violence et sa logorrhée explicitement fasciste, n’aurait pas pu être publié sans un feu vert politique du pouvoir. Cela donne une idée de l’« ambiance » idéologique qui règne aujourd’hui parmi les élites russes.
Timofeï Sergueïtsev estime en effet que « le nazisme ukrainien représente une menace plus grande pour la paix et la Russie que le nazisme dans sa version hitlérienne ». De plus, « l’Occident est lui-même collectivement le créateur, la source et le sponsor du nazisme ukrainien ».
C’est donc un vaste plan qui devra être conduit « au moins sur une génération » puisqu’il s’avère que « la population est massivement nazie », annonce-t-il. Un plan fait de liquidation des élites et de tous les hommes combattants, de « rééducation » de la population, de répression systématique. Un 1984, de George Orwell, qui débute en 2022…
Sur le site Desk Russie, l’historienne Françoise Thom signale un autre texte, cette fois du politologue russe Vladimir Mojegov. Il permet de mieux comprendre comment cette guerre contre l’Ukraine déclenchée par Moscou porte des enjeux plus larges de sécurité internationale. « Notre objectif en Ukraine n’est pas de déplacer le foyer antirusse de mille kilomètres vers l’ouest, mais de créer sur nos frontières occidentales un pont et un tremplin vers une nouvelle Europe, non pas vers l’Europe actuelle du chaos et de la décadence, mais vers l’Europe de la tradition », écrit-il.
Là encore, on y retrouve la trace des discours de Vladimir Poutine, dénonçant un Occident décadent, en proie « à la théorie du genre », quand la Russie, avec sa religion orthodoxe, son conservatisme éternel et son autoritarisme de principe, sauverait le monde chrétien. Depuis un mois et demi, la guerre du président russe se développe ainsi dans cet univers idéologique, naviguant entre ultranationalisme guerrier et fascisme.
Il y a quelques années, peu de spécialistes, de diplomates et d’observateurs prenaient au sérieux cet habillage idéologique fanatique. Ils préféraient voir en Vladimir Poutine un homme fin manœuvrier, pragmatique, et comprenant les rapports de force. La guerre en Ukraine ne fait pas qu’invalider définitivement cette vision. Elle nous dit que le pire peut survenir et que le régime russe est prêt à une déflagration qui embraserait toute l’Europe.
François Bonnet
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