En face d’eux, Rodolfo Hernández, souvent surnommé le Trump colombien, un entrepreneur millionnaire qui fait l‘objet d’une enquête pour des contrats publics conclus avec l’entreprise de son fils alors qu’il était maire d’une grande ville Bucaramanga. Hernández a refusé tout débat pendant la campagne. Il n’a pas organisé de rassemblements publics et il s’est limité à une campagne sur Instagram, Twitter, Tik Tok, Whatsapp et d’autres réseaux sociaux. Il utilise aussi de nombreux messages publicitaires sur les radios locales de manière à capter l’électorat conservateur des campagnes. Sa campagne était riche en messages brutaux et souvent contradictoires par rapport à un programme officiel qu’il semblait ne pas avoir lu.
Ses deux drapeaux étaient la lutte contre la corruption et la fin de la « politicaillerie ». Tandis que les élites politiques traditionnelles de l’extrême-droite jusqu’au centre lui prêtaient allégeance après leur défaite au premier tour, il se montrait dédaigneux et affirmait qu’il ne s’embarquerait dans aucune alliance. Il ne dispose pas d’un véritable parti politique. Son parti, la « Ligue des Gouvernants Anti-corruption » est un parti personnel dont l’électorat est purement local (le département de Santander dont Hernández provient). Aux élections législatives de mars 2022, elle n’a obtenu que 1,2% des voix à l’échelle nationale.
La victoire de Petro et Marquez s’inscrit dans la continuité du soulèvement populaire du printemps 2021. Malgré la répression féroce, la nouvelle génération de jeunes activistes a poursuivi un travail d’organisation dans les quartiers populaires. Elle s’est identifiée à Francia Marquez. Elle s’est battue pour que Francia soit désignée comme candidate à la vice-présidence. Petro a hésité entre une ouverture vers le centre avec une candidate issue d’une grande famille libérale et Francia qui, par sa seule présence, marquait déjà une rupture importante avec les codes de la politique colombienne. Il a opté pour Francia. Les résultats des élections confirment la justesse de ce choix.
Le ticket Petro-Marquez l’emporte très largement à Cali avec 649.000 voix contre 347.000 pour le candidat anti-pétriste. Cette ville était l’épicentre du soulèvement du printemps 2021. Une fête immense y a éclaté dès l’annonce des résultats et elle s’est poursuivie pendant toute la nuit. Dans les autres villes principales, la victoire de la gauche est très nette à Bogotà, Barranquilla et Cartagena. Dans ces villes ainsi que dans la majorités des départements de la périphérie (la côte Atlantique au Nord, la côte Pacifique à l’Ouest et le Sud), la gauche a consolidé ses positions par rapport au premier tour. Cela correspond à la fois aux départements où les mobilisations de l’année dernière ont été les plus massives et, pour les deux côtes, où l’on trouve les plus importantes concentrations de population afro-colombienne. Dans la mesure où Hernández avait également choisi une candidate afro-colombienne pour la vice-présidence, il s’agit d’un vote conscient pour l’égalité à travers la lutte plus qu’une simple revendication identitaire.
Rodolfo Hernández, le « Trump » colombien est plus connu pour la violence de ses colères et sa capacité d’insulter que pour une quelconque cohérence politique. Il incarne une droite « anti-système » née en dehors des partis et des élites traditionnels. Il a joué sur la combinaison de plusieurs facteurs : un programme populiste très vague où l’essentiel tient en deux points : la lutte contre la corruption et la fin de la politicaillerie ; une attitude personnelle de bravades machistes où les insultes sont presque aussi nombreuses que les phrases articulées. Il a été soutenu en désespoir de cause par la droite et une partie importante du centre prêtes à voter pour un singe ou un âne plutôt que pour Petro. Il a mobilisé l’anti-pétrisme qui repose sur une assimilation mensongère entre Petro, ancien militant de la guérilla du M19 dans les années ’80 et les organisations armées issues historiquement de la gauche dont la violence aveugle contre les masses populaires constitue un repoussoir. La peur avait été efficace lors des élections de 2018. Enfin, Hernández incarne aussi l’amertume de la bourgeoisie des départements du centre et de l’est du pays qui considèrent, non sans tort, que l’élite politique provient principalement de Bogotà, de Medellín et de la côte Atlantique. L’addition de l’ensemble de ces facteurs lui permettait de rêver à une victoire. D’autant plus qu’Hernández présente des facettes contradictoires : machiste et conservateur, il ne s’oppose pas au mariage homosexuel, ni à l’avortement. Il reprend à son compte la revendication d’investissements dans l’éducation et la santé mais il se garde bien de préciser quelle serait la part du secteur privé. Comme le faisaient remarquer cyniquement les organisateurs de sa campagne : c’est un excellent produit qui peut se vendre dans tous les milieux à condition … qu’il ne parle pas trop. Au moment où les sondages le situaient nettement en tête par rapport à Petro, Catalina Oquendo écrivait un article dans le quotidien El País [1] un article au titre significatif : « Rodolfo Hernández et la stratégie de l’escargot [2] : se cacher jusqu’à ce qu’il gagne la présidence. » Elle soulignait : « Si Hernández était une énigme lors du premier tour, il joue maintenant à être imprévisible. Après que les politiciens de droite lui ont apporté leur soutien pour le second tour, qui aura lieu le 19 juin, M. Hernández a présenté des propositions plus modérées qui font appel au centre politique. Sur Twitter, il a présenté 20 points clés qui le différencient de l’uribisme, dans lesquels il mentionne son soutien à la dépénalisation de l’avortement (qui est déjà une loi), à la légalisation du cannabis médical et à l’accord de paix avec les FARC. Cependant, le manque de cohérence entre ses déclarations dans les médias, sur les réseaux sociaux et son projet de gouvernement déroute les électeurs ».
En mobilisant l’électorat jeune des quartiers populaires, la gauche a enrayé cette dynamique. Même si Hernandez a bénéficié à Medellín, d’un important report de voix de l’uribisme (extrême-droite au pouvoir depuis 2002 au niveau national), ses gains n’ont pas été suffisants pour compenser les presque trois millions d’électeurs qui se sont ajoutés à ceux qui avaient voté pour Petro et Marquez dès le premier tour. C’est ainsi que les élections du dimanche 19 mai ont connu le taux de participation historiquement le plus élevé depuis 1998 avec 58,07%.
Francia Marquez est la première femme afrocolombienne à devenir vice-présidente du pays. Au cours de la campagne, Petro a garanti qu’elle détiendrait le ministère de l’Egalité, un poste stratégique dans un pays aux riches ressources où la majorité de la population vit dans la pauvreté. Tout au long de la campagne, elle a démontré qu’elle adhérait pleinement à l’alliance tout en gardant une indépendance critique par rapport aux tentatives d’élargir la coalition à des politiciens centristes.
Ces résultats mettent fin au suspens que reflétaient les sondages. Immédiatement après le premier tour qui s’est déroulé le 29 mai 2022, Hernandez l’emportait face à Petro. Au fur et à mesure que la campagne avançait, l’écart entre eux se réduisait dans les sondages. Les derniers sondages, réalisés une semaine avant le scrutin, indiquaient une très légère majorité en faveur de la gauche. Cette tendance s’est manifestement consolidée au cours des derniers jours de la campagne.
Dans son premier discours après la victoire, Petro a demandé au procureur de « libérer la jeunesse ». Il faisait allusion aux 200 jeunes activistes de Primera Línea (organisation populaire assurant l’autodéfense des quartiers pauvres contre la répression policière) qui sont encore emprisonnés depuis le printemps 2021. Il a montré par là qu’il était conscient que sa victoire était aussi une des conséquences du soulèvement populaire.
La passation des pouvoirs doit se faire le 7 août. Petro et Marquez devront gouverner sans disposer d’une majorité parlementaire. Le « Pacto Histórico » (coalition de gauche et centre-gauche) est arrivé en tête aux élections législatives de mars mais il dispose de moins d’un quart des sièges dans les assemblées parlementaires.
Laurent Vogel