Emmanuel Macron vient d’effectuer une visite officielle à Alger afin de mettre en œuvre une « réconciliation mémorielle » entre les sociétés française et algérienne sur la guerre qui les a déchirées entre 1954 et 1962.
En juillet 2020, déjà, le président avait confié à l’historien Benjamin Stora une « mission sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Six mois plus tard, ce dernier rendait son rapport comprenant des recommandations concrètes pour faciliter la réconciliation. En octobre 2021, Emmanuel Macron déposait une gerbe nationale sur les berges de Seine à la mémoire des militants algériens tués par la police française en 1961.
Ces démarches étaient, certes, motivées par un besoin d’affronter le passé, par les tensions récentes entre la France et l’Algérie, par des problèmes irrésolus d’intégration dans l’Hexagone, et sans doute des préoccupations politiques lors de la campagne électorale du président sortant en 2022. Il est néanmoins frappant de constater à quel point l’Algérie occupe une place beaucoup plus importante que celle de l’Indochine dans la mémoire française. Et cela, malgré le fait que la guerre d’Indochine, qui a opposé la France au Vietnam d’Hô Chi Minh entre 1945 et 1954, fut la guerre de décolonisation la plus violente du XXᵉ siècle.
Comment expliquer cet oubli relatif du Vietnam à une époque où la France semble plus prête qu’auparavant à regarder son passé colonial en face ?
La « rive algérienne » de la mémoire française
La prédominance algérienne s’explique par divers facteurs. Le premier, démographique, fait ressortir le maigre poids de la population des « Français d’Indochine » – 35 000 personnes en 1945 – comparé au million de « Français d’Algérie » qui se comptaient de façon assez stable entre 1945 et 1962. Après la guerre d’Algérie, la majorité d’entre eux s’installèrent en France. Le poids politique et l’influence mémorielle des Français d’Indochine resteront toujours plus modestes par rapport à ceux des Français d’Algérie installés en France après 1962.
Le deuxième facteur tient à l’origine des combattants eux-mêmes. Pour garder l’Algérie française, Paris ne vit d’autre choix que d’imposer la conscription aux jeunes Français de métropole. Un million et demi de soldats français furent ainsi envoyés en Algérie. La guerre terminée, des porte-paroles, des associations, des maisons d’édition, d’anciens colons aussi, échangeront souvenirs, traumas, commémorations.
En Indochine, la situation était très différente : le gouvernement français avait fait appel au Corps expéditionnaire, à la Légion étrangère, mais surtout aux soldats de son Empire. La majorité des « anciens d’Indo » étaient en fait originaires de l’Indochine, du Maghreb et l’Afrique subsaharienne. La guerre terminée, ils ont ramené leur mémoire avec eux. L’homme qui a bâti la dalle commémorative à Diên Biên Phu en 1992, pour honorer les soldats tombés pour la France dans cette bataille historique de 1954, était un Allemand, un ancien de la Légion.
Troisième facteur : si des dizaines de milliers de harkis algériens, qui s’étaient battus comme supplétifs aux côtés des Français, s’installèrent en France après 1962 avec leur famille, les soldats vietnamiens ayant combattu les troupes d’Hô Chi Minh auprès des Français d’abord, puis des Américains jusqu’à la chute de Saigon en 1975, refirent principalement leur vie en Amérique du Nord. La diaspora vietnamienne en France ne peut pas être comparée à la diaspora vietnamienne aux États-Unis, ni à celle des Algériens en France. Le poids politique et mémoriel de cette communauté vietnamienne de France est en conséquence beaucoup plus faible. En 2019, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) comptait 846 400 immigrés algériens résidant sur le territoire français. La même année, l’Institut national d’études démographiques (INED) estimait à 1 207 000 le nombre d’enfants d’immigrés algériens résidant en France, soit 2,1 millions de personnes sur deux générations.
La diaspora vietnamienne en France est la deuxième dans le monde après celle des États-Unis, laquelle est forte de 2 100 000 membres. L’Insee dénombrait en 2018 159 000 personnes résidant en France nées dans toute l’ex-Indochine française (Cambodge, Laos, Vietnam) ainsi que 153 000 descendants directs d’au moins un parent né en ex-Indochine française, soit 312 000 au total.
Que le président Macron se soit récemment adressé aux « petits-enfants de la guerre d’Algérie » sans penser à évoquer leurs homologues vietnamiens est révélateur à cet égard.
Soulignons aussi que la guerre d’Algérie ne s’est jamais internationalisée comme ce fut le cas en Indochine. Cela a permis aux hommes politiques et anciens combattants français de présenter la guerre d’Indochine comme une lutte anticommuniste dans le cadre d’une coalition occidentale, non comme une guerre coloniale qu’elle fut assurément. La sortie de la France de la guerre d’Indochine apparut ainsi moins comme une défaite coloniale qu’un simple passage de flambeau anticommuniste aux Américains dans un lointain pays en Asie. Certes, la guerre d’Algérie eut un volet international, mais elle fut surtout une affaire coloniale. L’Indochine restera un enjeu géopolitique majeur dans les relations internationales jusque dans les années 1990.
Enfin, les intellectuels français critiques de la guerre d’Indochine à l’époque se comptent sur les doigts d’une main. En revanche, la liste de ceux qui se sont opposés au conflit algérien est longue : Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Jacques Derrida, Franz Fanon et Pierre Bourdieu pour ne citer qu’eux. Même le cinéma français écarte les Vietnamiens. On voit les centurions français de la guerre d’Indochine dans les films de Pierre Schoendoerffer comme La 317ᵉ Section ou Le Crabe-tambour. On suit les soldats français dans les camps communistes après Diên Biên Phu. Mais on cherche en vain un film critique portant sur la toile de fond coloniale de la guerre d’Indochine qui serait comparable à la Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo.
Et la « rive vietnamienne » ?
Les Vietnamiens auraient pu demander des comptes à Paris à la fin de la guerre en 1954. Mais ce n’était pas si facile. La guerre américaine éclipsa vite celle d’Indochine dans les années 1960. Puis survint la troisième guerre d’Indochine, qui opposa les communistes cambodgiens, vietnamiens et chinois en 1979. Les atrocités se cumulaient, s’écrasaient les unes sur les autres. Se préoccuper de l’Histoire, de la mémoire, quand le pays est encore en guerre ou tout est à reconstruire peut sembler difficile à entreprendre.
De nos jours, le gouvernement communiste du Vietnam ne tient pas particulièrement à se souvenir de ces pans conflictuels. Il répète à l’infini une histoire nationaliste héroïque, où la célèbre victoire sur l’armée française à Diên Biên Phu est un chaînon glorieux, primordial en termes mémoriels. Mais pour Hanoi, il est hors de question de réclamer la repentance de la France pour la guerre d’Indochine. Les massacres commis par l’armée française à la fin des années 1940 se commémorent au niveau local jusqu’à nos jours, mais le gouvernement actuel ne laisserait jamais ces « My Lai français » mettre en danger ses relations avec la France.
Sans doute aussi, Hanoi, accolé à une Chine déterminée à jouer un rôle prédominant dans l’Indopacifique, ne souhaite pas mettre en cause ses relations discrètes, mais très importantes, avec les Américains et les Français. Au Moyen-Orient, aucun voisin de l’Algérie n’est une puissance un tant soit peu comparable à la Chine. Les dirigeants algériens ont donc les mains plus libres pour mobiliser différemment la mémoire vis-à-vis de la France.
Le contraste est patent entre la pensée mémorielle à Hanoi et à Alger, quand on songe à la volonté des dirigeants algériens depuis Abdelaziz Bouteflika, le président algérien entre 1999 et 2019, et son successeur, Abdelmadjid Tebboune, de faire le procès de la colonisation à la France. En 2021, le ministre algérien de la Communication a demandé « la reconnaissance officielle, définitive et globale, par la France, de ses crimes […] la repentance et des indemnisations équitables ». Emmanuel Macron, dans sa réplique, a suscité la colère de la classe dirigeante à Alger en déclarant que l’Algérie s’est construite « sur une rente mémorielle » et « une haine de la France ». En signe de protestation, le président algérien rappela son ambassadeur de Paris. Aucun dirigeant communiste à Hanoi n’aurait jamais entamé un tel échange avec le gouvernement français.
France-Vietnam : la réconciliation s’est-elle vraiment déjà faite ?
Au Vietnam comme en France, les dirigeants préfèrent regarder vers l’avenir. Ce fut déjà évident au début de la normalisation des relations franco-vietnamiennes à la fin de la guerre froide. Lorsque le président François Mitterrand effectua une visite officielle au Vietnam en 1993 pour ouvrir un nouveau chapitre diplomatique, il mit surtout l’accent sur l’avenir.
Initiant une sorte de rituel qui continue jusqu’à nos jours, Mitterrand se rendit cependant sur le site de Diên Biên Phu pour saluer l’héroïsme des combattants français tombés dans cette bataille épique, pour « ressentir tout ce qu’un Français peut éprouver devant le sacrifice de nos soldats, sans oublier les autres ». Dans ce voyage, Mitterrand était notamment accompagné de Pierre Schoendoerffer. Ce dernier venait de sortir son dernier film, Dien Bien Phu, qui louait justement l’esprit de « sacrifice » des soldats français lors de cette perte « tragique » et pourtant « héroïque » que fut la bataille de Diên Biên Phu.
Emmanuel Macron ne s’est jamais rendu au Vietnam, mais il y a envoyé son premier ministre Édouard Philippe, en visite officielle en 2018. Celui-ci déposa solennellement une gerbe devant le monument aux morts français à Diên Biên Phu. Il évoqua la guerre franco-vietnamienne rapidement avant de se tourner vers l’avenir :
« Nos deux pays, parce qu’ils sont réconciliés avec leur passé regardent avec plus de force encore leur avenir partagé. »
Son homologue vietnamien fit une déclaration allant dans le même sens. En effet, à la différence du gouvernement algérien, les dirigeants vietnamiens veulent éviter de souligner le passé colonial afin de mettre l’accent sur un nouveau « partenariat stratégique » en Asie. Pour Paris et Hanoi, la réconciliation est déjà acquise. Il faut tourner la page.
Toutefois, les cicatrices de la guerre sont encore présentes dans le tissu social vietnamien. Selon Bernard Fall, un million de Vietnamiens sont morts lors du conflit indochinois (contre 21 000 décès français). La plupart étaient des civils. Mais peu de journalistes, écrivains ou chercheurs ont enquêté sur les blessures de la guerre d’Indochine vécues par les Vietnamiens. Et pourtant, de nombreux monuments commémorent les pertes civiles causées par la guerre. Il suffit de regarder au-delà de Diên Biên Phu.
Plusieurs Vietnamiens nous ont aussi laissés leurs témoignages. Il faut les lire. Car briser un mur de silence est une chose, mais un manque d’écoute pérennise l’oubli.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Christopher Goscha, Professor, Université du Québec à Montréal (UQAM)