L’inflation, la vie chère sont clairement devenues les premières préoccupations des classes populaires et de la population en général, avec en premier lieu l’explosion des factures d’énergie, mais aussi l’alimentation, les loyers, tous les biens de première nécessité.
Et à travers ces mobilisations, une fois de plus, a été éclairée la réalité du capitalisme français.
TotalEnergies
C’est TotalEnergies qui, dans cette période, a cristallisé la colère populaire à plusieurs titres. Ce groupe est issu de deux compagnies nationales (Elf et Total) privatisées en 1994. C’est aujourd’hui la 1re entreprise française par le chiffre d’Affaires… qui ne paie pratiquement jamais d’impôt sur les sociétés en France, n’a rien versé depuis 2019. Cette société, développée avec l’appui de l’Etat depuis son origine, est la 5e mondiale du secteur de l’énergie, une des principales responsables des émissions de gaz à effet de serre (GES), avec une politique de développement international qui s’accommode du régime de Poutine, des dictatures comme en Birmanie et des projets dévastateurs pour l’environnement et les populations comme le projet pétrolier sur les rives du lac Albert, avec un pipeline chauffé à 50° traversant l’Ouganda et la Tanzanie, ou celui de prospection gazière en eaux profondes au large de l’Afrique du Sud. Ceci alors que le groupe prétend se développer exclusivement vers les énergies renouvelables.
Par ses superprofits, TotalEnergies est largement ressorti du lot : 18,8 milliards d’euros au premier semestre 2022 (multipliés par 3 par rapport au 1er semestre 2021), alors que les 70% de salariés qui utilisent une voiture pour aller travailler ont vu les prix des carburants augmenter de 20% depuis janvier 2020.
Il est également apparu que le PDG de Total, Patrick Pouyanné, avait vu son salaire augmenter de 52% en 2022. Championne du capitalisme français, l’entreprise va également verser 2,62 Mds de dividendes exceptionnels cet automne et son patron touchera, lui-même, 1 million d’euros de dividendes en 2022. Même si nombre de PDG du CAC40 dépassent largement les 5,9 millions de Pouyanné, notamment Bernard Charles (Dassault Systèmes) plus de 44 millions d’euros perçus en 2021 ou Carlos Tavares (PSA/Stellantis), avec 19,5 millions d’euros ! Dans tous les cas, la rémunération des patrons du CAC 40 a doublé entre 2020 et 2021 pour atteindre 8,7 millions en moyenne et Pouyanné en est devenu le symbole, symbole d’un système où chaque crise voit les inégalités s’aggraver et « le ruissellement » des richesses produites « remonter » des exploitéEs aux exploiteurs – les salaires des grands patrons français sont souvent bien moindres que ceux de leurs homologues allemands, 15,4 millions (+83%) en moyenne pour les patrons du Dax (l’équivalent allemand du CAC 40). En Angleterre, 13,5 millions d’euros (+143%) pour les 100 patrons du FTSE.
La journée du 29 septembre
Pour rappel, dans une note du 23 septembre de la DARES, le ministère du Travail annonçait que sur un an, le salaire mensuel de base « avait augmenté de 3,1 % pour le tertiaire, de 3,0 % pour l’industrie, et de 2,6 % pour la construction ». Et donc, avec l’inflation, « En euros constants et sur la même période [le salaire mensuel de base] diminue respectivement de 2,9 %, 3,0 % et 3,4 % pour chacun de ces secteurs (tertiaire, industrie et construction) » [1].
De même, pour les fonctionnaires, avec une augmentation de 3,5% du point d’indice (qui sert au calcul de la rémunération) en juillet 2022, les augmentations de 2010 à 2022 auront été au total de 4,7% face à une inflation cumulée de 20,4%... soit 15,7% de diminution par rapport au salaire de 2010 !
Le 29 septembre fut une journée de grève nationale, avec une forte mobilisation notamment dans l’énergie, le nucléaire, les transports, l’Education nationale, la construction automobile, l’agroalimentaire, les services sociaux. La CGT avançait comme mots d’ordre un SMIC à 2000 euros brut, des augmentations de salaire au niveau de l’inflation, la remise en place de l’échelle mobile des salaires, l’indexation des salaires et des pensions sur l’inflation, une réelle égalité des salaires entre les femmes et les hommes. Solidaires avait une plate-forme similaire. Ces exigences étaient traduites de façon plus précise dans beaucoup de grèves : augmentation des salaires et pas de primes, de 10% ou mieux 300 à 400 euros pour tous les salaires.
Les manifestations ont été largement plus nombreuses que les journées précédentes de janvier et mars 2022. Les syndicats annoncèrent 250000 personnes dans les rues.
Dès le 27 septembre, les salariés des 5 raffineries Total et des 2 d’Exxon se mettent en grève. Grève très majoritaire à plus de 70%, à l’appel de la CGT, 1er syndicat dans les raffineries chez Total et Exxon suivi de FO chez les 3000 opérateurs, pour des augmentations de 7,5% chez Exxon, de 10% chez Total. Grève reconduite chaque jour en assemblée générale par les grévistes eux-mêmes, grève qui est devenue le point de référence du mouvement pour les salaires. Ce mouvement de grève reconductible avait été préparé par le syndicat, membre de la FNIC (fédération nationale des industries chimiques), syndicat oppositionnel dans la CGT et affilié à la FSM.
Face à la question des salaires et à la grève des raffineries, le gouvernement essaie de jouer sur plusieurs cartes. D’abord dire que les grandes entreprises et Total notamment devraient négocier des augmentations. Exxon accepte de négocier et obtient le 10 octobre un accord de la CFDT et de la CGC pour 5% d’augmentation générale et 3000 euros de prime. D’abord bloquée sur une position inflexible (pas de négociation avant novembre pour les négociations annuelles obligatoires (NAO 2023), puis pas de nouvelle négociation sans arrêt de la grève), sous pression du gouvernement, la direction de Total avance les NAO 2023. Elle obtient le 14 octobre la signature d’un accord par la CFDT et la CGC qui n’ont jamais appelé à la grève. Finalement, la direction a concédé 5% au 1er novembre plus une prime d’au moins 3000 euros et 2% de mesures individuelles.
Les opérateurs en grève et la CGT ont refusé cet accord et continuent le mouvement. Les raffineurs ont la capacité de bloquer l’approvisionnement des dépôts et des stations-service. En quelques jours, la paralysie partielle va s’installer. La Direction de Total et le gouvernement vont tout faire pour casser la grève. D’abord en prétendant que les accords sont majoritaires (ce qui est vrai au niveau de l’ensemble de TotalEnergies, mais pas du tout dans les raffineries en grève) pour faire croire que la CGT essaye de continuer une grève minoritaire. Ensuite, en prétendant que les opérateurs gagnent de 4000 à 5000 euros et sont des privilégiés. Fake news relayée abondamment par les médias alors que, devant les raffineries, les opérateurs travaillant en horaires décalés 7/7, souvent ayant des dizaines d’années d’ancienneté, montrent leur feuille de paye entre 2500 et 3000 euros. Après avoir fait une campagne médiatique pour monter les automobilistes contre les grévistes, la Première ministre Elisabeth Borne (alors que les Républicains critiquent l’inaction du gouvernement) brandit l’arme de la réquisition des grévistes. Symboliquement, plusieurs opérateurs d’Exxon et de Total seront réquisitionnés pour « débloquer » les raffineries. Si la reprise sera votée chez Exxon, la grève se poursuivra dans toutes les raffineries Total jusqu’au 20 octobre.
La journée le 18 octobre
Le problème est que, après le 29 septembre, les raffineries resteront le seul secteur en grève reconductible et que l’intersyndicale n’a fixé aucune nouvelle date pour poursuivre et amplifier la mobilisation sur les salaires. Cela tient à plusieurs facteurs : l’éclatement syndical, seuls la CGT, Solidaires et la FSU étant dans l’appel au 29 ; l’orientation de la direction confédérale CGT qui voulait, à la rentrée, prioriser la recherche d’un front commun contre la réforme des retraites et la recherche de l’alliance avec la CFDT et l’UNSA.
Le déclencheur d’une nouvelle journée le 18 octobre par la CGT, Solidaires, FSU et FO aura finalement été déterminé par la poursuite de la grève dans les raffineries et la provocation du gouvernement avec les réquisitions des grévistes des raffineries. Bien qu’annoncée moins d’une semaine à l’avance, cette nouvelle journée de grève sera aussi mobilisatrice que celle du 29 septembre, avec souvent des cortèges plus importants dans les villes et une ambiance plus combative, même si les enseignants ne furent guère mobilisés dans un laps de temps aussi court.
De même, beaucoup de centres SNCF sont entrés en grève, malgré le peu de préparation et les obligations de déclaration avant de se mettre en grève. Mais les tentatives de reconduction de militants Sud Rail et de militantEs combatifs de la CGT ne furent pas suivis au-delà de 48h. Seul le secteur de l’énergie, avec les salariéEs de 10 centrales nucléaires a lancé une grève reconductible au lendemain du 29. Restant isolés, les grévistes des raffineries ont repris le travail le 20 octobre. Mais il est clair qu’une mèche lente a été allumée sur les salaires et le pouvoir d’achat. CGT, Solidaires, FSU et FO ont lancé un appel à une nouvelle journée de grève le 10 novembre (enjambant les congés scolaires de la Toussaint) et Solidaires, CGT à une journée intermédiaire de mobilisation le 27 octobre.
La suite ?
De nombreux appels intersyndicaux sont mis sur pied, notamment dans les Transports et l’enseignement professionnel. Même de façon chaotique, une mobilisation centrale peut se construire sur les salaires et le pouvoir d’achat. Cependant, cela va imposer une forte pression unitaire de mobilisation à la base et des initiatives de mobilisation populaires liant les exigences sur les salaires à toutes les autres questions de pouvoir d’achat. Il existe déjà des axes allant dans ce sens dans les plates-formes de la CGT et de Solidaires : la baisse à 5,5% ou suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, l’augmentation et l’indexation sur l’inflation des retraites et de tous les revenus de remplacement, notamment des allocations chômage, l’encadrement à la baisse des loyers, la baisse des prix des carburants et de l’énergie par la suppression de taxes et la ponction sur les revenus des sociétés productrices, le développement des réseaux de transport public et la gratuité sur les réseaux locaux et régionaux.
De plus, la question d’une autre répartition de richesses produites est, évidemment et massivement, posée dans la société. Cela concerne les salaires et tous les revenus sociaux, mais cela concerne aussi tout le système fiscal et la redistribution. Sur cette question, alors que les budgets de la Santé, de l’Education sont en berne, un groupe d’économistes de Lille [2] vient de calculer précisément le montant total des aides publiques aux entreprises : en 2019, il s’est monté à 157 milliards d’euros, premier poste budgétaire, soit 1/3 du budget de l’Etat, deux fois plus que le budget de l’Education nationale. De plus, alors que le patronat s’insurge sur le « poids écrasant » des prélèvements obligatoires, il apparait que chaque année l’augmentation des aides aux entreprises s’accompagne d’une baisse de tous les prélèvements obligatoires. Cela n’inclut pas évidemment « l’optimisation fiscale » légale et l’utilisation des paradis fiscaux, ni la fraude fiscale proprement dite.
La marche du 16 octobre
La combat sur les salaires et les revenus sociaux est donc directement lié à un combat anticapitaliste contre la vie chère. En ce sens, la marche initiée le 16 octobre par la NUPES va dans le sens de ce rassemblement populaire indispensable liant les batailles pour les salaires et toutes les autres exigences concernant le coût de la vie, la bataille contre la hausse des prix des loyers, des transports, de l’énergie, de l’alimentation, tout autant de postes qui font que la hausse du coût de la vie des ménages populaires est bien supérieure à l’inflation calculée par l’INSEE.
La marche du 16 octobre a rassemblé des dizaines de milliers de manifestantEs à Paris, à l’appel des partis de la NUPES (FI, EELV, PS, PC), du NPA et de nombreuses associations, et malgré le refus de la CGT, de la FSU et de Solidaires de s’y joindre, beaucoup de militantEs et de drapeaux syndicaux étaient présents. Un appel de plusieurs centaines de responsables syndicaux à y participer témoignait de l’accueil positif de cette initiative dans les milieux militants du syndicalisme.
Les semaines et les mois qui viennent devront, notamment localement, faire converger toutes ces initiatives en évitant évidemment les positions de « puissance dominante » qu’a pu prendre la France insoumise pour la préparation du 16 octobre. Mais il serait salutaire que dans les villes, des initiatives unitaires d’un front commun social et politique puissent se construire.
Car, parallèlement aux conflits sur les salaires, la rentrée parlementaire a confirmé à la fois la pression de l’extrême droite et de la droite extrême et la volonté du gouvernement Macron-Borne de passer en force, se considérant comme une majorité de fait pouvant imposer sa politique malgré son échec aux élections législatives de juin dernier.
Dans beaucoup de pays européens, les partis institutionnels sont obligés de nouer des alliances parlementaires, faisant des compromis pour former une majorité de gouvernements. Pour des raisons opposées, le parti de Macron (Renaissance) et les Républicains, malgré leur proximité néolibérale, n’ont ni cherché ni abouti à la formation d’une telle alliance. Dès lors tout vote parlementaire se termine par un diktat du gouvernement, imposant aux autres partis soit de laisser passer le projet de loi, soit de faire l’alliance de toutes les oppositions pour imposer la démission du gouvernement. La Constitution française, avec son article 49.3, permet au gouvernement de faire passer sans vote chaque année le Projet de loi des finances (PLF), le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) et un autre projet de loi par session parlementaire. Le gouvernement minoritaire d’Elisabeth Borne vient déjà d’utiliser ses deux jokers pour le PLF et le PLFSS en se permettant ainsi de ne pas intégrer des amendements pourtant votés par la majorité des députéEs (par exemple celui d’une taxe sur les superprofits). La NUPES, comme le RN, a présenté des motions de censure du gouvernement vouées à être minoritaires. Dans tous les cas, la mise en échec du gouvernement et de sa politique patronale ne pourra venir que des mobilisations sociales qu’il faudra continuer à développer dans les semaines qui viennent.
Léon Crémieux