[Cet article est extrait de notre numéro spécial “Nous les femmes”, dédié à des paroles d’autrices sur la condition des femmes à travers le monde.]
Il y a vingt-cinq ans, j’ai subi en Égypte un avortement “clandestin”, et quatre ans plus tard aux États-Unis, un avortement “légal”. Si je mets des guillemets, c’est parce que je refuse à l’État quelque contrôle que ce soit sur mon utérus. Je lui nie tout pouvoir de décréter ce qui est légal et ce qui ne l’est pas en ce qui concerne mes avortements. L’État peut aller se faire foutre avec ses opinions sur ce que j’ai le droit de faire ou de ne pas faire de mon utérus. Ce sont des décisions qui n’appartiennent qu’à moi.
Je n’avais pas été violée. Je n’étais pas malade. Ces grossesses ne me mettaient pas en danger. Je n’avais pas encore d’enfant. Simplement, je ne voulais pas être enceinte. Je ne voulais pas d’enfant. Alors j’ai avorté deux fois. Je suis heureuse d’avoir avorté. Ces avortements m’ont donné la liberté de vivre la vie que je voulais.
Pourtant je n’avais rien écrit jusqu’à présent sur le sujet. Pourquoi ? Comment se fait-il que j’aie été capable de mettre en danger ma sécurité, ma vie même, en rédigeant des articles sur un régime militaire, et pas sur mes avortements ?
Cela fait des années que je me mets au défi d’écrire cet article. Manquerais-je de courage ? Je ne le crois pas. Pendant des années, par mon travail de journaliste pour différents médias, j’ai révélé les violations des droits humains commises par le régime égyptien. Le régime me connaissait nommément, mon téléphone était sur écoute, j’étais suivie dans la rue. L’État m’a envoyé sa police antiémeute, qui m’a cassé les deux bras et m’a agressée sexuellement. Ses services de renseignement militaires m’ont bandé les yeux et soumise à un interrogatoire. Le même régime m’a mis des cyberespions sur le dos avant de me mettre en une d’un journal avec le qualificatif de “militante du sexe” – façon de dire une pute. Non, ce n’est pas de courage que j’ai manqué.
Alors qu’est-ce qui m’empêchait, moi, Mona Eltahawy, née en Égypte dans une famille musulmane, d’écrire un témoignage à la première personne dans lequel je dirais ouvertement, sans honte, que j’avais avorté à deux reprises, que j’étais heureuse de l’avoir fait, et que si j’étais à nouveau tombée enceinte j’aurais avorté une troisième fois parce que je ne veux pas d’enfant ?
Il y a la réponse simple : je savais qu’il était infiniment plus risqué d’écrire sur mes deux avortements que de m’en prendre à un régime militaire qui pourtant il y a dix ans aurait pu me tuer dans la rue à coups de gaz lacrymogène. Et il y a la réponse compliquée, comme dans la chanson de Billie Holiday [Crazy He Calls Me] : “The difficult, I’ll do right now. The impossible will take a little while”. [“Le difficile, je m’en occupe tout de suite. L’impossible prendra un peu plus de temps.”]
“L’intime est plus dangereux que le politique”
L’intime est toujours politique, évidemment. Et là d’où je viens, l’intime est plus dangereux que le politique. Je viens d’un pays qui détient le record du nombre de femmes et de filles ayant subi des mutilations génitales au nom du contrôle de la sexualité féminine. C’est vous dire à quel point baiser, quelque chose d’intime, est politique, et ses conséquences plus encore.
Si je n’avais jamais écrit sur mes avortements, c’est peut-être parce qu’à mon réveil après le premier, j’étais persuadée que j’allais le payer de ma vie – payer le fait d’avoir fait l’amour, le fait d’être tombée enceinte et le fait d’avoir avorté.
Sur le chemin de la clinique, j’ai demandé à mon petit ami, qui était au volant, de s’arrêter dans une librairie : je voulais acheter un Coran que je le chargeais de donner à ma famille après ma mort, en leur disant que je les aimais – je n’ai pas dit “si je meurs”, j’ai dit “après ma mort”. Quand je me suis réveillée de l’anesthésie, mon petit ami me tenait la main. Mes premiers mots ont été : “Je suis vivante ?”
Je ne voulais pas écrire sur cette expérience, car c’était donner du grain à moudre aux connards antiavortement qui veulent nous dissuader par la peur de subir cette intervention médicale, en réalité moins risquée qu’un accouchement. Il n’empêche que quand il est “clandestin”, l’avortement est traumatisant.
L’intime est parfois plus dangereux que le politique, et source d’une plus grande oppression que la tyrannie d’un régime militaire en Égypte ou des fanatiques religieux au Texas.
J’ai eu de la chance, car quand j’ai découvert que j’étais enceinte, un cousin de mon petit ami a pu m’orienter vers un gynécologue-obstétricien du Caire, qui réalisait des avortements dans sa clinique. J’ai eu de la chance, car j’avais les moyens de payer l’intervention. La pénalisation de l’avortement ne permet pas de l’éradiquer, ni même de le rendre plus rare. Elle le rend plus dangereux, voire mortel, pour les plus pauvres et les plus vulnérables, qui ne sont pas davantage à l’abri d’une grossesse.
Mon deuxième avortement était “légal” et ne me vouait pas à la mort. Là encore, j’ai eu de la chance. Nous étions en 2000, à Seattle. Je n’ai pas eu à faire des kilomètres pour trouver une prise en charge. Je n’ai pas eu à m’absenter de mon travail, au risque de perdre de l’argent que je n’avais pas, ni à trouver à me loger faute de pouvoir subir une IVG près de chez moi.
Avorter est normal : le besoin de parler
Quand j’avais 19 ans (soit dix ans avant mon premier avortement), je travaillais comme baby-sitter d’un nourrisson d’une enseignante de l’université saoudienne où j’étudiais. Un jour que je le gardais dans son bureau, j’ai assisté, entre elles et ses amies, toutes arabes et musulmanes donc, à la conversation la plus incroyable qu’il m’ait été donné d’entendre sur le sujet. Toutes ces enseignantes se racontaient le nombre d’avortements qu’elles avaient subis, et certaines précisaient que parfois c’était une contraception défaillante qui était à l’origine d’une grossesse non désirée.
J’aurais aimé avoir un groupe d’amies comme celui-ci pour parler de mes avortements quand j’y ai eu recours. Dans ce bureau d’université, il y avait de l’amour et de la bienveillance, et aucun jugement. Ces femmes échangeaient librement et parlaient de l’avortement comme de la chose banale et normale qu’il est, au fond. Entendre des femmes en parler normalisait l’IVG. Et là est l’essentiel : avorter est une chose normale.
C’est à New York, juste avant la pandémie, que j’ai vécu ce qui s’approche le plus de ce moment de partage bienveillant et chaleureux. À l’occasion d’une exposition intitulée “Abortion is Normal”, je me suis fait une nouvelle amie, l’artiste Jaishri Abichandani, qui y exposait son œuvre The Diamond at the Meeting of My Thighs [“Le diamant au creux de mes cuisses”]. Et j’ai eu le coup de poing de ma vie avec ce qu’elle m’a dit d’une autre de ses œuvres sur l’avortement, Shrine to the Abortion Goddess [“Autel à la déesse Avortement”] : “C’est un autel à toutes ces femmes qui [en avortant] se sont choisies elles-mêmes.”
Moi aussi, c’est moi que j’ai choisie. C’est exactement ce que j’ai fait lors de mes deux avortements. Et aujourd’hui, je le dis.
Ces enseignantes pouvaient échanger sur leurs avortements, aussi, parce qu’elles étaient toutes hétérosexuelles, mariées, mères de famille. Mais nous avons tous besoin de tels échanges – nous aussi qui venons de pays où l’avortement est un crime, de pays déterminés à nous punir si nous avons l’audace de revendiquer la liberté de nos corps et de nos désirs y compris hors des normes, de pays qui prétendent contrôler nos corps et sanctionner toute relation sexuelle hors du cadre du mariage entre un homme et une femme.
Toutes celles qui peuvent parler doivent le faire. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir parler, et d’y survivre.
Je n’ai que trop tardé à écrire ces lignes. Je les dois depuis longtemps à toutes celles qui me ressemblent et se voient si rarement représentées dans les témoignages d’avortement.
Manquerais-je de courage ? Pas un seul instant. Mais le courage faiblit et s’étiole quand on ne s’en sert pas assez, tel un muscle qui a besoin d’un entraînement plus exigeant. Je me lance donc le défi de dire et d’écrire ce qui me fait le plus peur, ce que j’ai tant évité de dire et d’écrire, et je relève ce défi. Faire ce qui me fait le plus peur, ce qui me fait peur rien que d’y penser, voilà toujours, toujours, l’impératif le plus catégorique.
Avorter est normal.
N’oubliez jamais qu’il y a autour de vous des femmes qui ont avorté, même si elles ne vous en ont pas parlé, ou pas encore. Aux États-Unis, une femme sur quatre a déjà avorté. Parmi elles, il y a moi.
Mona Eltahawy
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