Dix ans de luttes pour arriver à 29 jours de grève de la faim l’hiver dernier. Voila ce qu’il aura fallu à des paysans sans terre de l’île de Negros, située au cœur de l’archipel philippin, pour obtenir un bout de terrain à cultiver. Pourtant, ce qu’ils demandent n’est rien de plus que l’application du programme de réforme agraire CARP [1]. Initié en 1988, d’une durée de dix ans, il a déjà été prolongé une fois et doit normalement prendre fin en 2008. Sans avoir atteint ses objectifs de redistribution d’une partie des terres aux familles paysannes.
Au moment de leur indépendance en 1946, les Philippines héritent des Espagnols et des Américains de structures foncières totalement inégalitaires. Aujourd’hui encore, sur Negros, les haciendas dominent le paysage agricole. Les paysans qui y travaillent sont contraints de reverser une large partie de leur récolte aux propriétaires. Les sociétés multinationales se spécialisent dans les cultures d’exportation comme la canne à sucre, les hévéas, les bananiers ou les cocotiers, aux dépens des cultures vivrières. Les paysans sont embauchés comme ouvriers et les compagnies touchent la quasi intégralité des larges bénéfices qui en découlent. L’île, connue sous le nom de ‘‘sugarlandia’’ [2], est considérée comme le bastion du féodalisme dans le pays.
La grève de la faim entamée en février dernier par des paysans de la hacienda Velez-Malaga dans le Negros occidental constitue la dernière étape de leur combat. Pendant des années, des terres leur ont été promises par le ministère de la Réforme agraire (MRA). En 1996, celui-ci décide que l’hacienda doit être soumise au programme CARP, mais le propriétaire foncier Roberto J. Cuenca porte l’affaire devant la justice pour annuler la décision. Le transfert de terres est repoussé. En 2002, le MRA attribue à 122 paysans sans terre un certificat collectif de propriété pour 114 hectares, à Velez-Malaga. Il ordonne à plusieurs reprises le transfert de 446 ha de terres aux 122 paysans, mais Cuenca bloque systématiquement toutes les étapes.
En janvier dernier, les paysans tentent de prendre possession des terres qui leur reviennent de droit, mais des gardes de la plantation ouvrent le feu. Un paysan est tué, de nombreux autres sont blessés. Face à l’impasse dans laquelle ils se trouvent, les paysans choisissent alors de s’installer dans des tentes devant le MRA, à Quezon sur Negros, et d’entamer une grève de la faim. D’après le syndicat paysan Task Force Malapad [3] qui les soutient, « l’installation n’aurait pas été possible sans l’aide des défenseurs des paysans, des groupes religieux, des réseaux de solidarité, des étudiants, des artistes. » Une mobilisation de toute la société civile.
Une victoire pour tous les défenseurs du droit à la terre
Près d’un mois plus tard, le 22 mars, Nasser Pangandaman, ministre de la Réforme agraire, leur promet une installation très prochaine. Ils cessent la grève de la faim en signe d’ouverture et se préparent à leur transfert. Confrontés à des fermiers associés au grand propriétaire Roberto J. Cuenca qui empêchent l’accès des terres en formant une barricade humaine, les paysans sont protégés par plus de 300 policiers et soldats.
Une lutte pour la terre qui fédère des pans entiers de la société philippine.
Malgré l’autorisation du transfert donnée par Pangandaman lui-même, les jours qui suivent l’installation sont le théâtre de nouvelles violences. Cuenca tente des recours, de nouveaux affrontements opposent les paysans et ouvriers agricoles aux gardiens de l’hacienda. Après la mort de deux manifestants début juin, l’installation se poursuit donc dans des conditions extrêmement tendues. Mais même compliquée, même restreinte, cette réappropriation de terre intervient après une décennie de bataille acharnée dans les tribunaux et dans la rue. Elle constitue une victoire pour tous les défenseurs du droit à la terre et de la réforme agraire dans le monde.