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Cet article d’Ana Sladojević a été initialement publiée par Sbunker. Cette version éditée est republiée par Global Voices avec autorisation.
Dans le contexte du tournant décolonial dans l’art, la culture et le monde universitaire au cours des dix dernières années environ, ainsi que des mouvements sociaux tels que Black Lives Matter [fr], le thème de la race a regagné l’attention mondiale. Dans la région post-yougoslave, cependant, de nombreuses personnes ont tendance à nier l’existence du racisme lorsqu’on les interroge à ce sujet.
Cela est dû à une idée fausse répandue selon laquelle les régions ou les pays qui n’ont pas été directement impliqués dans le projet colonial sont en quelque sorte immunisés contre le racisme. Le concept de colonialité montre cependant que l’héritage du colonialisme demeure dans les structures de pouvoir, inscrites dans différents formats sociaux et culturels de la modernité. Cela souligne, entre autres choses, l’omniprésence mondiale de la race, ce qui signifie qu’aucune région ne devrait être exemptée de la refonte actuelle de ses conséquences.
Cet article, basé sur le projet de conférence de l’ Académie de l’Institut Musine Kokalari 2023 , examine le thème de la race et de la racialisation, en gardant à l’esprit les résultats des récentes études universitaires.
Processus de racialisation
Compte tenu du mépris de longue date de la région pour cet important sujet , il semble pertinent de souligner que la race n’est pas un fait biologique ou scientifique. Il s’agit d’une construction sociale utilisée depuis les positions de pouvoir pour exprimer les différences humaines de manière hiérarchique. En tant que telle, elle a eu des conséquences graves et néfastes sur la vie des gens.
Lorsqu’on pense au racisme, la plupart des gens l’identifieront au racisme anti-Noirs. En effet, la présence mondiale de la « ligne de couleur » rend toujours les vies des Noirs et des Marrons plus vulnérables que celles des Blancs. Pourtant, le racisme ne repose pas uniquement sur la couleur de la peau. De nombreuses autres catégories sociales, notamment l’origine ethnique, la religion, la classe sociale, la citoyenneté et autres, peuvent contribuer aux processus de racialisation. Au lieu d’un racisme singulier, il serait plus juste de parler de racismes différents, qui ne sont pas statiques : ils sont relationnels, et ils évoluent aussi dans le temps.
Les concepts de racisme institutionnel et systémique suggèrent en outre que le racisme n’est pas un acte de violence isolé ou un point de vue biaisé d’un individu, mais plutôt une forme généralisée d’inégalité dirigée contre des groupes de personnes par le biais du processus de racialisation.
Les Balkans comme frontière
La compréhension des concepts de race et de racialisation doit tenir compte des continuités et des discontinuités de cette région avec la modernité occidentale. Il existe des exemples complexes et séculaires d’empires et de nations, ainsi que différentes influences régionales, qui compliquent les tentatives de généralisation sur cette partie du monde.
Si l’on considère l’histoire plus récente, la notion d’appartenance ethnique, en particulier à partir des guerres des années 1990, est restée prédominante dans l’explication des relations interrégionales, aux dépens d’autres notions telles que la race. Avant cela, depuis les années 1960, les principes anticoloniaux et antiracistes de la Yougoslavie faisaient partie de la politique étrangère, et s’exprimaient également à travers son engagement dans le Mouvement des non-alignés [fr]. Même si l’anticolonialisme et l’antiracisme peuvent être compris comme un héritage historique positif auquel il faut se connecter, le manque de reconnaissance des processus de racialisation dans la Yougoslavie socialiste nous incite à observer de tels héritages d’un œil critique. D’autant plus que l’ignorance de la race ou le daltonisme, comprise à tort comme une forme d’antiracisme, s’est répandue dans les pays de la région post-yougoslave, se transformant en de nouveaux ensembles de relations racialisées.
Dans son livre « White Enclosures. Racial Capitalism and Coloniality along the Balkan Route », Piro Rexhepi utilise des exemples de Bosnie, du Kosovo, d’Albanie et de Bulgarie pour montrer comment la cartographie géopolitique racialisée de cette partie du monde a réapparu après la guerre froide. Observant de tels processus dans le cadre plus large des relations de pouvoir internationales, il dépeint une situation complexe des États des Balkans comme étant à la fois (néo)colonisés et instrumentalisés dans la protection de l’homogénéité euro-atlantique blanche/chrétienne, retournée contre des groupes racialisés tels que les Roms, les musulmans et les minorités ethniques, les migrants. Il contextualise les Balkans comme une zone frontalière, en référence à la migration le long de la « route des Balkans » et aux mesures [fr] de renforcement des frontières de l’UE qui ont suivi .
Suprématie européenne des « Gadjo (Blancs) »
Selon Rexhepi, le racisme institutionnel et systémique dans les Balkans touche particulièrement les personnes qui se trouvent à l’intersection des identités rom [fr] et musulmane. Cela se manifeste sous la forme de déplacements forcés, de démolitions de maisons, de restrictions de mouvement et de refus du droit aux documents personnels la complexité et l’importance des formes superposées de marginalisation sont également soulignées dans son travail.
Jelena Savić écrit à partir d’une position éclairée par l’expérience vécue des Roms en Serbie et dans la région. Elle s’inspire de la théorie critique de la race, de la théorie de la blancheur et de la théorie féministe noire, basées aux États-Unis, pour montrer comment les inégalités racialisées s’étendent à tous les domaines de la vie, y compris le logement, l’éducation, l’emploi, les soins de santé et les questions juridiques. Analogue au sac à dos des privilèges blancs invisibles tel que décrit par Peggy McIntosh pour le contexte américain, Savić met en évidence les privilèges que les Gadjo blancs– qui est un nom romani pour les non-Roms – a sur les Roms. Bien que son expérience soit plus étroitement liée à la région post-yougoslave, le concept de « suprématie gadjo européenne », qu’elle a inventé pour désigner une position naturalisée ou « non marquée » de la blancheur européenne dans le processus de racialisation des Roms, concerne l’Europe en général.
Avec qui pensons-nous
Savić et Rexhepi appliquent de telles méthodes et interprétations dans leur propre travail qui donnent la priorité aux perspectives et aux expériences des individus les plus vulnérables et des groupes les plus marginalisés – y compris leurs histoires occultées au fil du temps. Ils montrent tous deux que la personne avec qui nous choisissons de penser dictera notre capacité à nous désengager de la colonialité du savoir et de l’être, tandis qu’une partie importante de ce travail décolonial consistera à reconnaître nos propres positions.
Mais quel impact cela aura-t-il sur les hiérarchies racialisées ? Prendre conscience du privilège ne signifie pas nécessairement être prêt à y renoncer. Et même être prêt à y renoncer ne garantit pas que nous reconnaîtrons tous les cas dans lesquels nous continuons à perpétuer certaines formes de violence épistémique et autre sans même le savoir. La longue lutte contre le racisme qui s’annonce nécessite à la fois de désapprendre et de dénaturaliser certaines « vérités », comme le daltonisme (post)yougoslave, et – comme le souligne Savić – d’être prêt à se sentir mal à l’aise dans le processus.
Sbunker
Traduit par Abdoulaye Bah
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