Avec les risques d’incidents militaires dans la péninsule coréenne, la politique à l’égard de Pyongyang est plus que jamais un test de l’efficacité des approches destinées à enrayer la prolifération nucléaire. Dans le cas de la République populaire démocratique de Corée (RPDC), où l’ancien président Bill Clinton est arrivé mardi 4 août pour tenter d’obtenir la libération de deux journalistes américaines, le même scénario - un pas en avant, deux pas en arrière - se répète depuis une vingtaine d’années. Une impasse qui appelle une politique plus efficace.
En 1994, l’administration Clinton avait passé un accord avec Pyongyang : gel des activités nucléaires sous la surveillance de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) en échange d’aide et de garanties de sécurité. Une politique qui porta ses fruits - la production de plutonium fut arrêtée - jusqu’en 2002, quand George Bush fit voler en éclats l’édifice. Sept ans plus tard, la donne est différente : la RPDC dispose de la capacité nucléaire. Sans doute a-t-on franchi le seuil en-deça duquel elle aurait pu renoncer à sa « force de dissuasion ».
Il y a une constante dans le traitement de la question nord-coréenne qui n’est pas étrangère à la répétition des crises : le fossé entre l’approche des décideurs politiques et les analyses de chercheurs qui ont étudié ce régime. Ces derniers en donnent une image non pas plus rose, mais plus complexe qu’un « Etat voyou » qu’il faut simplement « sanctionner ».
Une fois de plus, estiment ces chercheurs, les sanctions du Conseil de sécurité seront inefficaces : « Le régime est immunisé contre la pression étrangère », estime Andrei Lankov, de l’université Kookmin, à Séoul. Si tant est que l’étranglement de la RPDC ait un effet - à coup sûr, celui d’aggraver la crise humanitaire qui y sévit -, cette politique prendra du temps et permettra au régime de renforcer son arsenal. « L’espoir d’une révolte de la population est vain », poursuit M. Lankov : habitée par « une mentalité d’assiégée », entretenue par la propagande, celle-ci serre les rangs dans l’adversité.
Les historiens de la RPDC mettent en lumière le fait, négligé, que le régime a su s’approprier le farouche patriotisme coréen. Un nationalisme viscéral, ethnique, galvanisé au cours de l’histoire d’un pays vassal de la Chine, humilié par la colonisation japonaise puis spolié de son indépendance en 1945 par la division de la péninsule. Erigé en doctrine d’Etat, ce « nationalisme blessé » a fait de la RPDC un bastion de l’identité coréenne.
Assorti à la coercition totalitaire, celui-ci explique la résistance du régime à l’effondrement de l’URSS, à la dramatique famine de la seconde moitié des années 1990 puis à la léthargie économique et aux souffrances de sa population. Il explique aussi que l’outrance dans la condamnation du régime ne fait que le cabrer : « La RPDC ne demande pas à être aimée ; elle exige d’être respectée », note Rudiger Frank, spécialiste de ce pays à l’université de Vienne. « En ridiculisant ses tentatives pour acquérir une force de dissuasion, nous gagnons une petite victoire de propagande mais nous incitons Pyongyang à y consacrer davantage de force. » Les sanctions sont un « message » mais elles ne résolvent pas le problème.
Une approche réaliste suppose de prendre en compte deux facteurs. D’abord une réalité, souligne Georgy Toloraya, directeur du programme de recherche sur la Corée à l’Académie des sciences russes : « Le régime est en place et le reste. » Depuis la mort de Kim Il-sung (1994), de « bons esprits » prédisent l’effondrement imminent du régime. L’hypothèse n’est pas à exclure mais elle n’est pas d’actualité et, quelles que soient les inconnues sur la santé de Kim Jong-il, il est peu probable que le régime change de politique.
Ensuite, il faut tenir compte des demandes de la partie adverse et ne pas aborder le sujet uniquement en termes de non-prolifération nucléaire et de désarmement unilatéral de la RPDC. « Le problème coréen est plus ancien que la question nucléaire », rappelle Charles Armstrong, directeur du Centre de recherches coréennes à l’université Columbia, dans Far Eastern Economic Review d’Hongkong.
La politique de Pyongyang n’est en rien « éradiquée », estime-t-il : elle est inscrite dans une logique de longue date. Pour M. Armstrong, Pyongyang veut « être reconnu de facto puissance nucléaire, comme le Pakistan et Israël » et « obtenir l’assurance que son système n’est pas menacé ». « L’invasion de l’Irak en 2003 a été une leçon, ajoute-t-il. Sans dissuasion la RPDC est vulnérable. » « La belligérance nord-coréenne, souligne-t-il, est le résultat de la situation de guerre avec les Etats-Unis qui prévaut dans la péninsule depuis soixante ans. » En 1953 ne fut signé qu’un armistice et, tant que subsistera cet état de fait, la même cause produira les mêmes effets.
« La RPDC se sent menacée et les Etats-Unis n’ont rien fait pour la rassurer », déclarait récemment Henry Kissinger à la télévision. L’ancien secrétaire d’Etat américain a ajouté, dans le New York Times, que « les Etats-Unis doivent clarifier leurs objectifs » et « négocier certaines menaces spécifiques de la Corée du Nord au lieu de chercher à éliminer la capacité de celle-ci à les mettre en œuvre ». En d’autres termes, faire preuve de réalisme politique.
Philippe Pons
* Paru dans Le Monde daté du 5 août 2009. LE MONDE | 04.08.09 | 14h16 • Mis à jour le 04.08.09 | 14h16.
Mission accomplie pour Bill Clinton à Pyongyang
Pyongyang Envoyé spécial
Brève - à peine dix-huit heures -, la visite à Pyongyang de l’ancien président américain Bill Clinton pourrait néanmoins enclencher une nouvelle dynamique dans les relations entre les Etats-Unis et la République populaire de Corée (RPDC). Reçu dès son arrivée, le 4 août, par « le Dirigeant » Kim Jong-il, avec lequel il a dîné dans la soirée à l’invitation de la commission de défense nationale, organisme suprême de l’Etat, M. Clinton était porteur, selon Pyongyang, d’un message verbal du président Obama. Ce que la Maison Blanche a démenti, qualifiant la visite de « privée ».
« Les questions actuelles entre les Etats-Unis et la RPDC ont été discutées de manière sincère et les deux parties entendent les régler par la voie du dialogue, précise le communiqué officiel. M. Clinton était porteur d’un message du président Obama reflétant le point de vue de ce dernier pour améliorer les relations entre les deux pays. » Bill Clinton n’était accompagné d’aucun journaliste et n’a pas fait de déclaration avant son départ.
Arrivé à Pyongyang mardi, il est reparti le lendemain à l’aube avec les deux journalistes américaines, Euna Lee et Laura Ling, condamnées en juin à douze ans de prison pour être entrées illégalement en RPDC à la frontière chinoise. Elles avaient été graciées dans la nuit. Le communiqué ajoute que M. Clinton a présenté ses excuses à Kim Jong-il « pour cette violation des lois nord-coréennes ».
Au-delà de la libération des deux journalistes, la visite à Pyongyang de l’ancien président américain a permis d’entamer un dialogue direct entre les Etats-Unis et le régime nord-coréen sans faire perdre la face à l’une ou l’autre des parties. A la suite de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant la RPDC pour ses tirs de missiles et son second essai nucléaire, le régime de Pyongyang a déclaré qu’il ne retournerait « jamais » à la table des négociations à six (deux Corées, Chine, Etats-Unis, Japon et Russie). Washington et ses alliés demandent pour leur part la reprise dans ce cadre des pourparlers sur la dénucléarisation de la RPDC.
En repartant rapidement de Pyongyang, Bill Clinton a cherché à couper court aux spéculations sur la portée politique de sa visite. Bien qu’il y ait eu coordination entre l’ancien président et la Maison Blanche, officiellement, cette visite « privée » était « d’ordre humanitaire ».
La venue à Pyongyang d’une personnalité telle que Bill Clinton est pour le régime un « geste positif d’ouverture » de Washington qui a tout lieu de satisfaire la fierté nationale : la visite de l’ancien président américain est pour Pyongyang la démonstration que les deux pays sont sur un plan d’égalité. Sur la photo officielle en pied avec Bill Clinton, le « Dirigeant » Kim Jong-il arbore un sourire rayonnant qu’on ne lui avait pas vu depuis qu’il a réapparu en public à la suite d’un accident de santé l’été dernier.
Pour Pyongyang, Bill Clinton n’est pas un émissaire quelconque : c’est non seulement l’ancien président des Etats-Unis (et l’époux de la secrétaire d’Etat américaine) mais aussi l’homme politique américain qui a été le plus loin dans le début de rapprochement entre les deux pays.
En automne 2000, à la suite de la visite à Pyongyang de la secrétaire d’Etat de l’époque, Madeleine Albright, Bill Clinton était sur le point de se rendre en RPDC pour y signer un accord portant sur l’arrêt des essais de missiles, assorti d’un traité de paix et de la normalisation des relations entre les deux pays. A l’époque la production de plutonium était gelée, sous surveillance des inspecteurs de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), en vertu de l’accord de 1994.
La proximité de la fin de son mandat avait cependant dissuadé au dernier moment Bill Clinton de se rendre à Pyongyang. Il devait reconnaître par la suite avoir « commis une erreur ». L’administration Bush allait balayer les laborieux acquis de la fin du second mandat de Bill Clinton en déclenchant la seconde crise nucléaire en octobre 2002. Quatre ans plus tard, la RPDC procédait à son premier essai nucléaire.
La visite d’un émissaire américain pour obtenir la libération des deux journalistes « couvait depuis plusieurs semaines mais on l’attendait pas aussi rapidement », commente une source diplomatique occidentale à Pyongyang. Le régime avait récemment rappelé être disposé à des entretiens directs. « Les négociations à six sont mortes. Elles étaient devenues un tribunal où la RPDC était en position d’accusé. Nous sommes en revanche ouverts à toute autre forme de dialogue direct avec les Etats-Unis », fait-on valoir au ministère des affaires étrangères à Pyongyang.
La semaine dernière le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, s’était déclaré favorable à des contacts directs entre les Etats-Unis et la RPDC et avait annoncé être lui-même prêt à se rendre à Pyongyang.
La visite de Bill Clinton suscite en revanche des « grincements de dents » à Séoul et à Tokyo qui ont adopté une attitude dure à l’égard du régime nord-coréen : cette visite paraît à leurs yeux « trop précipitée » alors que la RPDC est l’objet des sanctions internationales à la suite de ses tirs de missiles et de son second essai nucléaire en avril et elle apparaît comme une « récompense à la mauvaise conduite ».
Dans un premier temps, le voyage de Bill Clinton n’a pas eu un grand écho à Pyongyang. Les images de l’ex-président américain à sa descente d’avion avaient été présentées jeudi soir après des nouvelles locales. Le tête-à-tête a en revanche fait l’objet d’une plus large couverture. Bien que Washington tende à minimiser la portée politique de la visite de Bill Clinton, la glace paraît rompue entre les Etats-Unis et la RPDC. La rencontre avec M. Kim Jong-il est le premier tête-à-tête de haut niveau entre les deux pays depuis la rencontre de Jimmy Carter et de Kim Il-sung en 1994 qui avait permis de désamorcer la première crise nucléaire. Dans ce cas également, il s’agissait d’une visite « privée » de l’ancien président américain.
Cette fois, en envoyant Bill Clinton à Pyongyang - un choix longuement débattu parmi d’autres candidats possibles, selon la presse américaine -, l’administration Obama a-t-elle simplement voulu « s’enlever une épine du pied » (l’affaire des journalistes arrêtées pouvait devenir un élément de pression sur les Etats-Unis) ou bien explorer de nouvelles voies de dialogue avec Pyongyang ?
Philippe Pons
* Article paru dans le Monde, édition du 06.08.09. LE MONDE | 05.08.09 | 14h07 • Mis à jour le 06.08.09 | 11h49.
Bill Clinton rencontre Kim Jong-il
Les deux journalistes ont été condamnées à douze ans de travaux forcés pour avoir franchi la frontière sans autorisation, pour « dénigrement » du régime et pour un « crime grave » dont les juges nord-coréens n’ont pas précisé la teneur.
Lncien président américain Bill Clinton a rencontré le leader nord-coréen, Kim Jong-il, mardi 4 août à Pyongyang à l’occasion d’une visite surprise liée à l’emprisonnement dans ce pays de deux journalistes américaines, ont rapporté les médias officiels nord-coréens. Selon une radio nord-coréenne, il y a eu un « large échange d’opinions (...) empreint de sincérité » lors du dîner entre les deux hommes.
Il s’agit de la première visite d’une telle figure de la politique américaine dans ce pays depuis celle de Madeleine Albright en 2000. Le mari de l’actuelle secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, a été accueilli à l’aéroport Sunan de Pyongyang par Yang Hyong-sop, vice-président du présidium de l’Assemblée suprême du peuple (Parlement), et par le vice-ministre des affaires étrangères, Kim Kye-gwan, a annoncé l’agence nord-coréenne KCNA.
Des images télévisées ont montré un Bill Clinton en costume noir salué à sa descente de l’avion par les responsables nord-coréens et serrant la main d’une petite fille qui lui a remis un bouquet de fleurs. « Dès son arrivée, il commencera à négocier avec la Corée du Nord pour la libération des journalistes », affirme l’agence sud-coréenne Yonhap, citant une source non spécifiée. La Maison Blanche a décrit la visite de Bill Clinton comme une « mission d’ordre seulement privée destinée à garantir la libération des deux Américaines », et s’est refusée à la commenter. Selon la chaîne ABC, M. Clinton a pu rencontrer les deux journalistes, Laura Ling et Euna Lee. Cette information n’a été confirmée officiellement dans l’immédiat.
« CRIME GRAVE »
Laura Ling et Euna Lee ont été arrêtées le 17 mars alors qu’elles venaient d’entrer – illégalement – en territoire nord-coréen venant de Chine. Elles ont été condamnées à douze ans de travaux forcés pour avoir franchi la frontière sans autorisation, pour « dénigrement » du régime et pour un « crime grave » dont les juges n’ont pas précisé la teneur.
Lors d’un entretien téléphonique, Laura Ling avait dit à sa sœur Lisa Ling qu’elle reconnaissait avoir violé la loi nord-coréenne. « Nous avons besoin de l’aide de notre gouvernement. Nous sommes désolées pour tout ce qui est arrivé, mais maintenant nous avons besoin d’une médiation diplomatique », avait ajouté la journaliste.
Selon le New York Times, l’administration Obama réfléchissait depuis plusieurs semaines à dépêcher un envoyer spécial à Pyongyang. Il s’agit de la première mission officielle de l’ancien président depuis l’élection d’Obama. Cependant, la Maison Blanche a démenti que l’ancien président américain ait apporté un « message verbal » de M. Obama, comme l’indiquait les médias nord-coréens. Hillary Clinton, qui a entamé, mardi, un voyage de 11 jours en Afrique, suit de très près le dossier de ces deux journalistes.
Bill Clinton est le deuxième ancien président américain à visiter la Corée du Nord après Jimmy Carter en 1994. Ce dernier avait alors rencontré Kim Il-sung, le père de l’actuel leader Kim Jong-il, pour tenter d’apaiser les tensions sur le nucléaire nord-coréen. De nombreux observateurs estiment que Pyongyang entend utiliser les deux journalistes pour obtenir des concessions de la part de Washington sur ce dossier. Barack Obama s’est jusqu’ici refusé de lier leur sort au dossier nucléaire.
* LEMONDE.FR avec AFP et AP | 04.08.09 | 06h21 • Mis à jour le 04.08.09 | 20h31.