En 2006, Muhammad Yunus et la Grameen Bank ont reçu et accepté le prix Nobel de la Paix. Yunus correspondait en tous points au profil du candidat idéal : suffisamment de social et aucune odeur de soufre ! A l’époque déjà, nous savions que l’œuvre de Yunus n’était pas aussi claire et révolutionnaire qu’on le prétendait. Un livre paru sous son nom en 2007, Vers un nouveau capitalisme | [1], nous permet d’aller plus loin dans l’analyse et la compréhension du « phénomène » Yunus ainsi que de la Grameen Bank.
Quelques mots tout d’abord pour faire savoir comment ce livre est tombé entre nos mains : c’est révélateur en soi. En mai 2008, nous accompagnons Philippe Diaz au Festival de Cannes où son film, « The End of Poverty ? », a été sélectionné dans le cadre de la Semaine de la Critique internationale. Là-bas, Philippe nous invite à nous rendre à une réunion dédiée à la Grameen Bank et à son créateur Muhammad Yunus. Cette réunion convoquée par une fondation philanthropique doit avoir lieu sur un bateau. Elle sera consacrée à la lutte contre la pauvreté. Avec Philippe Diaz, nous nous préparions justement ce jour-là à participer à une petite manifestation de rue sur la Croisette avec ATTAC et d’autres associations locales, histoire de rappeler les priorités dans la cacophonie friquée qu’est le Festival de Cannes. Arrivés au lieu du rendez-vous, nous réalisons avec surprise que la rencontre en l’honneur de Yunus a lieu sur un yacht de milliardaire loué pour la circonstance. Grimpant aux étages (c’est une véritable villa de luxe flottante), parmi les fauteuils de cuir, les milliers d’euros de fleurs blanches, de mets coûteux, nous prenons un exemplaire des quelques livres de Yunus trônant parmi les coupes de champagne. Personne n’a l’air de s’y intéresser vraiment et il n’y eut aucune prise de parole pour présenter ce livre, Yunus et/ou son œuvre. Philippe Diaz n’aura pas une seule opportunité de parler de son film : les personnes présentes ont l’air de se soucier de la pauvreté comme du dernier de leur souci. Alors ce livre, quid ? Sa lecture allait-elle contrebalancer le choc éprouvé sur le yacht ?
Des partenariats explicites
Pas vraiment. Le livre commence par un coup de foudre et la décision d’un partenariat entre Mohamad Yunus et l’entreprise multinationale Danone [2]. Les capitalistes adorent ce type de partenariat « social », code de conduite et autres fumisteries, cela permet de garder la main à la fois sur le cœur et sur le portefeuille : il existe plusieurs fondations dédiées à la promotion de l’entreprenariat social comme la Fondation Skoll, fondée par Jeff Skoll (le premier employé et l’ancien président d’Ebay), et la Fondation Schwab (le fondateur du Forum économique mondial de Davos) (p. 67) ; en septembre 2007, Intel et Grameen Solutions ont signé un protocole d’accord (p. 142 ) ; le Grameen Trust reçoit une donation de la Fondation MacArthur, puis des dons supplémentaires de la Banque mondiale, de la Fondation Rockefeller, de l’USAID (p. 143) ; le même trust a signé un accord de partenariat avec le Crédit Agricole (p. 144) : Grameen Capital India est créée en partenariat avec Citibank India et ICICI Bank (p. 266). Tout au long du livre, on retrouve donc, autour de Yunus et de ses créations, des acteurs clé du capitalisme… et pas du nouveau capitalisme !
Le social-business remplace la responsabilité collective
Yunus a la parole onctueuse d’un évêque mondain. Il se gargarise à tout bout de champ du mot « social », témoigne de ses bons sentiments, abuse de proclamations idéalistes … et fait des affaires. Le livre veut expliquer et promouvoir le social-business. Quelle en est sa définition ? « C’est une entreprise créée pour répondre à des objectifs sociaux. Un social-business est une société qui ne distribue pas de dividendes. Elle vend ses produits à des prix qui lui permettent de s’autofinancer. Ses propriétaires peuvent récupérer la somme qu’ils ont investie dans l’entreprise après un certain temps mais nulle part de profit ne leur est versée sous forme de dividendes. Au lieu de cela, les profits réalisés par l’entreprise restent en son sein afin de financer son expansion, de créer de nouveaux produits ou services, et de faire davantage de bien dans le monde » (p. 18-19). Il faut noter que des régies d’Etat, des services publics, pourraient fonctionner sur ce principe, les contribuables étant les « investisseurs » de la chose publique.
Cette réflexion, on peut la faire tout au long de la lecture du livre : Yunus n’envisage à aucun moment de réaliser son action « sociale » en passant par l’Etat ou en partenariat avec l’Etat. Il critique le service public et l’Etat qu’il considère incapables de régler les problèmes par manque d’argent (il ne se demande pas à quoi est dû ce manque), à cause de l’indifférence publique (les mouvements sociaux en lutte contre les privatisations comptent pour du beurre) et d’autres dysfonctionnements (p. 64). Les exemples de social-business qu’il donne entraînent ce même questionnement (p. 54) : « un social-business qui conçoit et commercialise des polices d’assurance maladie permettant aux pauvres d’accéder à des soins médicaux abordables » : pourquoi pas la sécurité sociale de l’Etat ? « un social-business qui développe des systèmes de production d’énergie renouvelable et les vend à un prix raisonnable aux communautés rurales qui, autrement, ne pourraient financer leur accès à l’énergie » : « un social-business recyclant les ordures, eaux usées et autres déchets »… Des tâches de cet ordre peuvent relever de la responsabilité de l’Etat et sont réalisables sous forme de services publics si l’Etat en possède les moyens financiers et la volonté politique.
Pourquoi les investisseurs placeraient-ils leur argent dans un social-business ? Par philanthropie (p. 57) à large échelle mais avec l’avantage, après avoir récupéré la mise de départ, de rester propriétaire de l’entreprise avec la seule perspective « excitante » (sic) de déterminer son activité future.
Les développements suivants commencent à montrer combien est fine la couche de social qui recouvre le projet (le fond de teint craquelle : l’effet cosmétique n’est pas garanti) et combien le « nouveau » capitalisme ressemble furieusement à l’ « ancien » !
Nouveau capitalisme ?
Les social-business opèrent sur le même marché (p. 59) que les entreprises traditionnelles. Donc, non seulement ils entrent en concurrence avec ces entreprises mais ils sont en concurrence entre eux… et que le meilleur gagne ! Il y a donc des perdants quelque part et ces perdants, ce ne sont pas seulement un patron, un investisseur, ce sont des travailleurs et leurs familles De plus, la concurrence entre les social-business les obligera à accroître leur efficacité. Dans le cadre capitaliste, puisqu’il n’est à aucun moment question de le remettre en cause, cela ne peut que se réaliser par l’exploitation des travailleurs, des producteurs de matières premières.
Pour Yunus, la compétition reste le moteur, les prix diminuent et les consommateurs sont ravis. L’augmentation des cadences de travail, la diminution des coûts salariaux et du nombre d’emplois…, cela n’existe pas sur la planète yunusienne. Il rétorque que la concurrence entre les social-business sera différente de celle entre les entreprises dont l’objectif est de maximiser les profits. Pour celles-ci, l’enjeu est exclusivement financier tandis que la concurrence entre social-business est une question de fierté (!) (p. 61). Les compétiteurs resteront amis (encore !) : ils appendront les uns des autres, ils pourront fusionner, ils se réjouiront de voir d’autres social-business arriver sur le marché (toujours !).
Les choses continuent à s’éclaircir quand on apprend qu’en fait, il y a un second type de social-business : ceux-là sont détenus par les pauvres (ce processus n’est détaillé nulle part), cherchent à maximiser le profit et à donner des dividendes.
Le premier type de social-business (décrit plus haut) pouvait recouvrir la notion de service public, tout en excluant l’Etat du projet ; le second type, c’est en fait la privatisation tous azimuts en ce sens qu’elle se réalise à tous les niveaux d’échelle, de la production de biens ainsi que de services (santé, éducation…), mais en tout bien tout honneur puisque ce sont les pauvres qui sont censés en profiter.
Quelle est la logique de ce deuxième type de social-business ? C’est très simple : la propriété de la société est attribuée aux habitants à bas revenu en leur vendant des actions à bas prix qu’ils achètent grâce à des prêts émanant d’organisations de micro-crédit qu’ils remboursent avec les profits. La boucle est bouclée.
Yunus reconnaît quand même au détour d’une phrase que ce qu’il propose ne tient pas la route (p. 69) : « Un modèle économique combinant la recherche du profit et la motivation altruiste pourrait-il exister ? Cela pourrait se concevoir : 60% d’objectifs sociaux et 40% d’objectifs liés à la recherche de gains privés. Mais dans le monde réel, il sera très difficile de gérer des entreprises ayant des objectifs conflictuels. » En effet, c’est conflictuel.
Pour rendre les choses moins conflictuelles, le vocabulaire peut aider. « Afin d’attirer les investisseurs, je propose de créer une bourse spécialisée qui pourrait porter le nom de ‘bourse sociale’ » (p. 62). Des institutions financières d’un genre nouveau (?) pourront enfin être créées pour répondre aux besoins financiers des social-business : des fonds sociaux de capital à risque, des fonds sociaux et, bien sûr, un marché boursier social (p. 269). Des agences de notation spécialisées pourraient être créées pour évaluer certains aspects des entreprises à vocation sociale (p. 278). La création d’une instance de régulation et d’information pour les social-business… (p. 279) Chaque jour, le Social Wall Street Journal donnera les dernières nouvelles des progrès et des revers des social business (p. 287). Il y aura un indice Dow Jones social qui reflètera la valeur des actions de quelques-uns des plus importants social-business du monde (p. 289). Alors, à ce stade, on ne sait plus trop que penser : est-ce de l’humour, de la bêtise, de l’inconséquence ou de la malhonnêteté ?
Le système de Yunus tend d’ailleurs à ce que ce second type de social-business prenne le pas sur le premier : « Bien que nombre d’entre elles aient un statut d’organisation à but non lucratif, nous avons progressivement entrepris de rapprocher leur mode de fonctionnement de celui d’une entreprise classique. Elles ont ainsi été encouragées à entrer dans le monde des affaires tout en conservant leurs objectifs sociaux » (p. 141).
Le social-business basé sur l’endettement
La Grameen Bank est-elle un social-business ? En tous les cas, elle fait des bénéfices et distribue des dividendes. Essayons de voir comment Yunus combine cela avec la volonté de sortir des millions de personnes de la pauvreté. Car certains passages du livre témoignent de la mégalomanie galopante qui frappe Yunus quand il parle de son action contre la pauvreté : « Nous avons juré que nos efforts auraient un impact important et mesurable sur la pauvreté. Plus spécifiquement, nous nous sommes engagés à aider 100 millions de familles à sortir de la pauvreté grâce au microcrédit et à d’autres services financiers. En nous fondant sur les estimations selon lesquelles environ 5 personnes bénéficient des effets positifs du microcrédit lorsqu’il concerne une famille (chiffre que l’expérience du monde en développement permet de considérer comme approximativement exact), nous pouvons espérer qu’un demi milliard d’individus sortiront de la pauvreté au cours de la prochaine décennie – ce qui correspond aux objectifs du millénaire pour le développement » (p.121). Les Nations unies peuvent aller se rhabiller, Yunus fait le travail à lui tout seul !
La question principale pour Yunus est : « comment autoriser la moitié la plus fragile de la population du globe à rejoindre le courant principal de l’économie mondiale et à acquérir la capacité de participer aux libres marchés ? » (p. 31). Yunus part du postulat que l’économie mondiale fonctionne bien via le libre marché : le seul problème des pauvres, c’est d’avoir le pied à l’étrier. Accéder à un premier prêt leur ouvrira la voie. Les banques considèrent que les pauvres ne sont pas solvables ? Elles refusent de leur accorder des prêts ? Lui, va tester le prêt aux pauvres. Yunus et ses équipes réalisent un véritable forcing à ce sujet : « Quand un emprunteur tente d’esquiver une offre de prêt en prétextant qu’il n’a pas d’expérience des affaires et ne veut pas prendre cet argent, nous cherchons à le convaincre qu’il peut avoir une idée d’activité économique à créer » (p. 40) Endettez-vous d’abord, on verra après ce que vous arriverez à faire…
En fait, cela ressemble étrangement aux propositions avantageuses des IFI qui, pendant les années 1950 et 1960, pour créer un marché de clients, ont appâté les gouvernements du Sud. Quand ceux-ci ont été ferrés et que les règles du jeu ont été modifiées, ils ont dû payer de plus en plus. Les gouvernements remboursent, ils n’arrêtent pas de le faire, mais leurs pays sont plus que jamais pris dans la spirale de l’endettement, de la dépendance et de la pauvreté. Yunus et toutes les institutions de microcrédit qui ont imité la Grameen Bank proclament haut et fort, avec admiration même, que les taux de remboursement des femmes, des pauvres, sont irréprochables. Les institutions du Nord sont plus discrètes à ce sujet, mais c’est la même réalité.
Quel est le bilan de la Grameen Bank ? « Aujourd’hui, la Grameen Bank accorde des prêts à plus de 7 millions de pauvres, dont 97% de femmes, dans 78.000 villages du Bangladesh. Depuis son ouverture, la banque a distribué des prêts pour un montant total équivalant à 6 milliards de dollars. Le taux de remboursement est actuellement de 98,6%. Comme toute banque bien gérée, la Grameen Bank réalise habituellement un profit. Elle est financièrement autonome et n’a pas eu recours à des dons depuis 1995. Les dépôts et les autres ressources de la Grameen Bank représentent aujourd’hui 156% de son encours de crédit. La banque a été rentable depuis qu’elle existe sauf en 1983, 1991 et 1992. Mais ce qui importe plus que tout, c’est que, selon une enquête interne, 64% de ceux qui ont été nos emprunteurs durant au moins cinq ans ont dépassé le seuil de la pauvreté » (p. 96-97).
Les remboursements effectués par les pauvres peuvent certainement être vérifiés dans les livres de comptes de la Grameen Bank. Mais ce qui reste plus difficile à évaluer, c’est le dépassement du seuil de pauvreté. Tout d’abord, dès qu’on gagne par jour 1 cent de dollar au-dessus du seuil de pauvreté (quelle que soit la manière dont ce seuil est calculé), on n’est plus comptabilisé comme pauvre alors que la vie réellement vécue n’a pas changé. Ensuite, on peut se poser d’autres questions : si un pauvre continue à emprunter au-delà de 5 ans, quelle en est la cause ? Yunus considérerait sans doute qu’il est sur la route des affaires, qu’il est entré de plain pied dans l’économie mondiale. Mais cela peut être le résultat de l’obligation et de la difficulté, voire l’impossibilité, de rembourser définitivement le capital emprunté (les prêts sont flexibles, les dettes peuvent être rééchelonnées, restructurées comme dans le cas des pays emprunteurs). C’est une situation qui doit se présenter régulièrement quand on sait que, pour Yunus, 20%, c’est un taux d’intérêt tout à fait habituel, que ses programmes de micro-crédit centrés sur la pauvreté proposent deux zones de prêt : la zone verte qui correspond au taux du marché plus jusqu’à 10 points et la zone jaune au coût du marché plus 10 à 15 points.
« Si vous passez suffisamment de temps parmi les pauvres, vous découvrirez que leur pauvreté vient de ce qu’ils ne peuvent conserver le fruit de leurs efforts. La raison en est claire : ils ne contrôlent pas le capital. Les pauvres travaillent au profit de quelqu’un d’autre qui détient le capital » (p. 190). Yunus découvre donc l’existence des classes et du prolétariat. Pour ne plus être pauvre, une seule solution : devenir capitaliste !
Les multinationales et le show-social-business
Le livre commençait en évoquant le partenariat avec Danone, revenons-y. « Vendre des yaourts Grameen Danone à des familles aisées, ce n’est pas dans les objectifs d’un social-business… » Donc, si on veut garder le label, « la solution consiste à accroître notre production et à vendre nos yaourts à tout le monde ». A la page suivante, on tient toutefois à préciser que « c’est un projet qui ne présentait guère d’intérêt financier pour Danone…. » et, plus sidérant encore, deux pages plus loin, on note en passant que « les spécialistes de Danone étudiaient l’environnement concurrentiel de Grameen Danone : comment fonctionnaient les producteurs locaux d’aliments et de boissons » (p. 220-227). Point très intéressant : il y avait là, avant Danone, des gens qui vendaient ce type de produits et qui ont donc subi la concurrence de l’association entre la Grameen Bank et Danone. Que sont-ils devenus ? Les nouveaux pauvres du nouveau capitalisme de Yunus ?
On arrive vite à parler (petit) profit et (petits) dividendes car, alors que les deux partenaires (Yunus et Danone) s’entendent sur la définition du social-business, à la dernière minute, on ajoute au protocole d’accord une clause prévoyant un dividende symbolique de 1%. Yunus prétend ne plus être d’accord avec cette clause. Pourtant, il semble régulièrement confronté à ce type de problème (p. 157-159) : « La propriété de Grameen Phone est actuellement partagée entre deux sociétés : Telenor, Norvège, (62% des parts) et Grameen Telecom (38%). (…) Grameen Phone est devenue l’entreprise la plus importante du Bangladesh avec plus de 16 millions d’abonnés (…) j’avais l’intention de transformer Grameen Phone en social-business en transférant aux pauvres la majorité des parts de la société. Mais Telenor refuse de céder ses parts [ben, tiens] alors qu’il devait réduire sa participation à moins de 35% après 6 ans… ». Conflictuelles, disions-nous plus haut, la recherche du profit et la motivation altruiste ?
Pour Yunus, « le social-business est la pièce manquante du système capitaliste. Son introduction peut permettre de sauver le système » (p. 171). Le tout est de savoir s’il faut sauver un système mortifère. Yunus essaye de nous présenter des fausses solutions. Ne tombons pas dans le piège.
Lire ce livre vous met constamment au bord de la nausée, du dégoût et de l’indignation. C’est donc un livre à conseiller pour comprendre le monde… et s’indigner. Finalement, le yacht de milliardaire à Cannes était bien adapté pour accueillir un tel ouvrage…
Denise Comanne
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