Qu’ils affirment s’en démarquer ou le prendre comme modèle, Mai 68 demeure une référence quand on parle des mouvements étudiants. En réalité, Mai 68 a été bien plus qu’une mobilisation de la jeunesse : ce fut la plus grande grève générale du XXe siècle, ayant failli renverser le régime.
Ces événements constituent une référence traumatisante pour les gouvernants. Premier ministre en 1986, Chirac retire le projet de réforme Devaquet, comme Balladur retire le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994, par crainte de la jonction entre luttes étudiantes et mobilisation sociale dans les entreprises. En 1995, si Juppé accorde très vite des budgets supplémentaires à plusieurs universités mobilisées pour tenter d’éteindre un mouvement étudiant s’amplifiant, c’est que commence la grève dans le secteur public.
D’autres mobilisations dans les universités, tout aussi importantes, sont restées confinées : grève générale de 1972 des étudiants en lettres contre la réforme des centres de formation des maîtres, grève générale des étudiants, aux côtés des lycéens qui en sont la colonne vertébrale et des collégiens, contre la loi Debré (réforme des sursis) et l’instauration du Deug. En 1976, une très longue grève débute à Nantes, en janvier, se généralise et se prolonge jusqu’en avril, s’opposant à la « réforme du deuxième cycle ».
Coordination
Au-delà de l’objet manifeste de chacune de ces grandes luttes, s’exprime un même contenu latent. Ces mouvements protestent tout d’abord contre la situation de la jeunesse : répression policière en 1968, embrigadement dans l’armée en 1973, sporadiquement dans les lycées autour du « l ycée caserne » et du régime disciplinaire, pour la liberté d’expression. À d’autres moments, le plus souvent, il s’agit du refus de réformes sélectives : déjà, en 1968, l’insurrection étudiante est précédée de la contestation de la réforme Fouchet. Enfin, il ne faut pas oublier les mobilisations moins homogènes, plus sporadiques, car concernant des réformes devant s’appliquer et s’adapter localement, comme celle des premiers cycles universitaires, en 1984, ou la mise en place du nouveau système dit LMD [1] s’étalant sur quatre ans.
Certaines mobilisations ont lieu en « positif » : pour l’augmentation de budget, des créations de postes, des dédoublements de cours, etc. Mais, par nature, ce sont des enjeux locaux difficilement nationalisables, sauf quand la pénurie touche tout le monde, comme en 1995. Enfin, et c’est le cas du CIP en 1994 et du contrat première embauche (CPE) en 2006, ce qui touche au code du travail, et donc à la situation et aux statuts professionnels des étudiants devenant des salariés.
Entre 1968 et aujourd’hui, le nombre d’étudiants est passé de 500 000 à 2,5 millions. Même si massification n’équivaut pas à démocratisation, de nombreuses couches sociales accèdent à l’université. Ainsi, dans chaque famille, il y a un chômeur et un étudiant, ce qui ne permet plus - comme l’avaient fait en 1968 les bureaucraties ouvrières - d’enfermer les étudiants dans un ghetto au nom de leur origine et devenir de classe. « On ne va pas se laisser donner des leçons par ceux qui seront nos futurs patrons », pouvait-on alors entendre par ceux qui craignaient le mélange détonant.
Si 30 à 40 % des étudiants, aujourd’hui comme hier, travaillent pour financer leurs études, cela signifie qu’ils sont aujourd’hui plus de 600 000 à être déjà salariés, soit 5 % du salariat du privé. La main-d’œuvre étudiante satisfait de nombreux secteurs : restauration rapide, Virgin, etc. Tout cela représente un enjeu majeur pour le mouvement syndical, à la fois parce que le « job étudiant » est devenu le modèle du travail précaire pour les non-étudiants, et pour renouveler le syndicalisme lui-même.
L’auto-organisation, sous la forme de coordinations de délégués élus dans leurs assemblées générales (AG), est entrée dans le répertoire d’action collective de la jeunesse scolarisée depuis 1971 et 1972. Ce qui était « invention » est devenu naturel, « tradition ». Ce fut d’abord une réponse à l’absence de syndicats, comme en 1971 dans les lycées. Le rapport des syndicats étudiants à l’auto-organisation dépend des situations. D’abord opposés, puis devant « faire avec ». En 1976, les deux Unef sont dans les coordinations, mais elles mènent seuls les entrevues avec le ministère, tout en en rendant compte. Il est vrai que la coordination étudiante refuse de rencontrer le ministre ailleurs que sur un plateau de télévision... En 1986, le mouvement est suffisamment fort pour que ce soit la coordination en tant que telle qui assure à la fois un rôle d’organisation de la lutte et de représentation auprès des pouvoirs publics, condamnant toute « négociation parallèle ». Les syndicats s’y plient... officiellement.
Blocages
Cette année, il y a eu des accrochages : les cinq confédérations vont à Matignon sans discuter avec toute l’intersyndicale ; la coordination demande à être représentée dans l’intersyndicale, ce qui est désormais admis. Mais il apparaît peu de tensions - en tout cas publiquement visibles - ce qui tient sans doute à l’obstination gouvernementale. Tant que ne se pose pas la question concrète de négociations, il n’y a pas de débats sur la forme (qui va représenter le mouvement ?) ni sur le contenu (que dit-on, que propose-t-on ?).
Enfin, dans le mouvement actuel, l’exigence démocratique est permanente. Dans les facs en grève, comme à Reims, un ministre peut venir parler et débattre. Le « blocage » est plus systématiquement utilisé comme tactique, car la vie étudiante a changé : toujours plus de contrôles et d’examens partiels, plus de présence obligatoire, la semestrialisation et, donc, plus d’anxiété à manquer ses examens... Le blocage met ainsi les étudiants sur un pied d’égalité. Il est employé quand le mouvement est suffisamment, mais pas assez, fort.
Aujourd’hui, les AG sont très massives. On y entend les opposants à la grève et au blocage. L’UNI, syndicat de droite pro-CPE et antiblocages, peut parler. Les votes organisés sur le blocage respectent des formes qui n’étaient que peu appliquées auparavant : listes d’émargement et de vote, urnes, parfois organisées par les administrations. Les étudiants d’aujourd’hui inscrivent la démocratie dans plusieurs espaces de légitimité : celui du vote et celui de la rue, qui ne sont pas contradictoires. Après tout, beaucoup ont l’expérience d’avoir fait opposition à Le Pen par les urnes et par la rue, il y a quatre ans. Ils ont renouvelé l’expérience de la lutte dans les lycées l’année dernière. Un bel exemple de combinaison entre formes de démocratie représentative et démocratie directe, qui donne à réfléchir.
Note
1. Licence-Master-Doctorat.