Daniel avait écrit quelques livres importants avant 1989, mais à partir de cette année-là, avec la publication de Moi la Révolution : Remembrances d’un bicentenaire indigne (Gallimard, 1989) et Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990), commence une nouvelle période, qui se
caractérise non seulement par une énorme productivité, mais aussi par une nouvelle qualité d’écriture, un fantastique bouillonnement d’idées, une étonnante créativité intellectuelle.
Lui dont les premiers écrits des années 1968 étaient marqués par le sentiment de l’urgence immédiate et des références parfois avant-gardistes (dont celle au Lénine de Lukacs) va revisiter l’histoire sur la longue durée. Avec plus de doutes et de questions, et moins de réponses. Mais toujours pour le même combat. Comment poursuivre, alors que l’horizon révolutionnaire s’éloigne ? Malgré leur très grande diversité, ces écrits ne sont pas moins tissés de quelques fils rouges communs : la mémoire des luttes – et des défaites – du passé, l’intérêt pour les nouvelles formes d’anticapitalisme, et la préoccupation pour les nouveaux problèmes qui se posent à la stratégie révolutionnaire. Sa réflexion théorique était inséparable de son engagement militant, qu’il écrive sur Jeanne d’Arc – Jeanne de guerre lasse (Gallimard, 1991) – ou sur la fondation du NPA (Prendre Parti, avec Olivier Besancenot, 2009).
« Je lis ses livres sans arrêt comme des remèdes contre la bêtise et l’égoïsme » écrivait récemment son ami, le poète Serge Pey. Ce style littéraire, plume acérée d’un vrai écrivain, propre à l’auteur et inimitable, n’est pas gratuit, mais au service d’une idée, d’un message, d’un appel : ne pas plier, ne pas se résigner, ne pas se
réconcilier avec les vainqueurs.
Actualité du communisme
Cette idée s’appelle communisme. Elle ne saurait être identifiée aux crimes bureaucratiques commis en son nom, de même que le christianisme ne peut pas être réduit à l’Inquisition et aux dragonnades. Le communisme n’est, en dernière analyse, que l’espérance de supprimer l’ordre existant, le nom secret de la résistance et du soulèvement, l’expression de la grande colère noire et rouge des opprimés. Son ouvrage La Discordance des temps, en 1995, marque un premier bilan de son détour par Benjamin, et les bases de sa réponse théorique à cette constatation angoissante : la révolution est nécessaire, absolument ; elle est possible, incontestablement ; mais elle est incertaine. C’est que des temps différents s’entremêlent, comme celui de l’avancée de la socialisation de la
production et du recul des données politiques, et bien d’autres discordances encore. Peu à peu, Daniel va travailler à tisser son interprétation de Marx (et le retour sur de vieilles questions) et les thèmes nouveaux. Et donner un cadre qui constitue désormais une culture commune pour la réflexion marxiste révolutionnaire contemporaine.
Le communisme n’est pas le résultat du « Progrès » (avec un P majuscule), ou des lois de l’Histoire (avec un grand H) : il s’agit d’une lutte incertaine sans fin annoncée. La politique, qui est l’art stratégique du conflit, de la conjoncture et du contretemps, implique une responsabilité humainement faillible, et doit se confronter avec les incertitudes d’une histoire. L’attitude du révolutionnaire doit donc s’inspirer – comme l’avait déjà proposé Lucien Goldmann – du pari pascalien. Un pari mélancolique – titre d’un des plus beaux livres de Daniel (Fayard, 1997), parce que conscient des défaites du passé ; mais, malgré tout, un pari raisonné sur l’avenir communiste : une espérance qu’on ne peut pas démontrer, mais sur laquelle on engage son existence tout entière.
La fidélité au spectre du communisme n’empêche pas Daniel de prôner un renouveau profond de la pensée marxiste, notamment sur deux terrains où la tradition est particulièrement défaillante : le féminisme et l’écologie. Les féministes – comme Christine Delphy – ont raison de critiquer la démarche d’Engels, qui définissait l’oppression domestique comme un archaïsme pré-capitaliste appelé à s’éteindre avec la salarisation des femmes. La nécessaire alliance entre la conscience de genre et la conscience de classe ne peut se faire sans un retour critique des marxistes sur leur théorie et leur pratique.
Le même constat vaut pour la question de l’environnement : souvent enchaîné au compromis fordien et à la logique productiviste du capitalisme, le mouvement ouvrier a été indifférent ou hostile à l’écologie. À leur tour, les partis Verts ont tendance à se contenter d’une écologie de marché. Or, l’antiproductivisme de notre temps doit nécessairement être un anticapitalisme : le paradigme écologique est inséparable du paradigme social. Face aux dégâts catastrophiques provoqués sur l’environnement par la logique de la valeur marchande, il faut poser la nécessité d’un changement du modèle de consommation, de civilisation et de vie : l’écocommunisme.
Force de l’indignation
La philosophie de Daniel Bensaïd n’était pas un exercice académique, mais était traversée, d’un bout à l’autre, par le courant brûlant de l’indignation, un courant qui, écrivait-il, n’est pas soluble dans les eaux tièdes de la résignation consensuelle. D’où son mépris envers « l’homo resignatus », politicien ou intellectuel qu’on reconnaît de loin par son impassibilité batracienne devant l’ordre impitoyable des choses. Au-delà de la modernité et de la post-modernité, il nous reste, disait Daniel, la force irréductible de l’indignation, l’inconditionnel refus de l’injustice, qui sont l’exact contraire de l’habitude et de la résignation. « L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit. »
Son hymne poético-philosophique à la gloire de la résistance - cette « passion messianique d’un monde juste » qui n’accepte pas de sacrifier « le scintillement du possible à la terne fatalité du réel » – se présente sous l’égide de l’animal totémique des révolutionnaires modernes : la taupe, petit mammifère discret, dont Daniel s’amuse à décrire les aventures littéraires et politiques, de Shakespeare à Marx, en passant par Schlegel et Hegel.
L’esprit de résistance s’inspire à la fois de la patience du marrane et de l’impatience messianique de Franz Rosenzweig et Walter Benjamin. Il s’inspire aussi de la prophétie hébraïque, qui ne se propose pas, comme la divination ancienne, de prédire l’avenir, mais plutôt de sonner l’alerte de la catastrophe qui arrivera si... Toujours conditionnelle, laissant une place à l’incertitude, cette prophétie est un appel stratégique à l’action.
Organiser la lutte
Daniel était infatigable dans la défense du stratège en Lénine. Mais cela ne le rendait pas aveugle aux failles de la tradition bolchévique. Dans un de ces derniers livres, dédié aux écrits de Marx sur la Commune de Paris, il analyse avec sympathie mais distance critique, le célèbre cahier rédigé par Lénine, en plein milieu de la crise de 1917, L’État et la Révolution. Vladimir Illich a eu le mérite de rappeler la thèse centrale des écrits de Marx sur la Commune : les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’État, ils doivent le briser, le démolir. Mais il lui manque, observe Bensaïd, une perception de la politique comme espace de la pluralité. D’où la pertinence de l’avertissement de Rosa Luxemburg, dans sa critique fraternelle et constructive des bolcheviks : le socialisme ne saurait être octroyé par en haut ; sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, la bureaucratie demeure le seul élément actif…
Daniel nous manquera. Il nous manque déjà, cruellement. Mais nous pensons qu’il aimerait qu’on se rappelle du célèbre message à ses camarades de Joe Hill, le poète et musicien du syndicalisme révolutionnaire nord-américain, l’IWW, à la veille d’être fusillé par les autorités (sous des fausses accusations) en 1915 : « Don’t mourn, organize ! ». Ne vous lamentez pas, organisez (la lutte) !
Michael Löwy, Samy Johsua, amis et camarades