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On peut plutôt dire que l’Union soviétique a gagné la guerre malgré le stalinisme ?
Daniel Bensaïd : Malgré — je ne vais pas dire à cause — c’est toute l’ambiguïté. Après…
Chacun ses goûts en littérature, j’aime bien Soljenitsyne [1], pas politiquement mais Le pavillon des cancéreux est un grand livre. Pourtant, pour moi, quand même, le grand auteur de cette période c’est plus Vassili Grossman ( [2] — Vie et destin — que Soljenitsyne. On voit bien que pour lui Stalingrad est justement un point de bifurcation. L’idée que l’on est, finalement, à peine 25 ans après la révolution d’octobre et que la période des procès, des grandes purges, de la grande terreur de 1937 n’a peut-être été qu’un épisode. La continuité n’est pas totalement brisée. Qu’il y a encore en activité des gens qui ont fait la révolution russe, qui se remobilisent, qui sont mobilisés dans la guerre. Et l’interprétation qu’on a toujours eue, c’est que si — malgré les handicaps créés par les purges, la désorganisation, la liquidation de l’état-major de l’armée rouge — s’ils ont gagné la guerre malgré ça, c’est qu’il y avait un ressort profond de défense, malgré tout, nationale et sociale. Bon, la question nationale n’est pas mineure, elle a été beaucoup scénarisée par la filmographie, Ivan le terrible [3], etc. Staline a beaucoup instrumentalisé ça, mais il y avait aussi le ressort social des acquis de la révolution russe. C’est toujours une explication sociale, elle peut être insuffisante, mais je crois qu’elle joue quand même… Pourquoi Cuba a résulté de la Baie des cochons ( [4], du blocus... C’est qu’il y a derrière un ressort populaire.
Alors évidemment c’était la contradiction. C’est ce qu’on reproche aujourd’hui, paradoxalement, à Trotski : de ne pas avoir rompu assez radicalement avec l’Union soviétique, d’avoir maintenu une position critique — en gros, qu’il faudrait renverser la caste bureaucratique de l’intérieur — mais en même temps défendre l’Union soviétique contre les dangers de renversement international. C’est généralement la critique qu’ont fait toujours les anars où les gens comme Castoriadis [5]. Les raisons pour lesquelles Castoriadis a quitté le trotskisme c’est ça : même divisée, ce n’est jamais que la fraction en exil de la bureaucratie soviétique. Il y a eu cette contradiction et cette ambiguïté après... Comment la résoudre ? On ne peut juger après que sur des événements qui sont des tests pratiques : soutenir ou ne pas soutenir le soulèvement de Berlin, en 1953, soutenir ou ne pas soutenir le soulèvement hongrois de 1956, soutenir ou ne pas soutenir Solidarnosc en 1980.
Où Dubcek en 1968 ?
Daniel Bensaïd : Et Dubcek et au-delà de Dubcek. Face à l’intervention soviétique évidemment. Dubcek était en même temps une aile relativement modérée, mais il y avait derrière un phénomène d’auto-organisation…
On avait édité en 1966 la première traduction de la « Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais » de Karol Modzelewski et Jacek Kuron [6]. Kuron est devenu ministre du travail sous Walesa ultérieurement… Modzelewski reste quelqu’un tout à fait de gauche… C’était chercher les échos de la critique qu’on pouvait faire du système et du régime soviétique, de ne pas la faire uniquement de l’extérieur et la retrouver dans les échos de l’intérieur, dans les résurgences d’opposition de gauche. On a publié le journal d’un vieux bolchévique [7], un témoignage très émouvant d’un militant qui raconte les années 1920, le départ en exil, l’enterrement de Yoffé [8], les manifestations politiques d’opposition jusqu’en 1927. Après il y avait les textes actuels, Grigorenko ( [9], Pliouchtch [10], en Allemagne de l’Est, Rudolf Bahro [11]… Tous ces gens-là ont suivi après des trajectoires, mais il y avait une critique quand même de l’intérieur. Le bouquin de Bahro était remarquable.
Bon, là on est entrés dans les différentes possibilités, mais si on prend globalement ce qu’était l’Union soviétique entre les deux guerres. Si on fait le bilan, c’est quoi ? C’est uniquement du négatif, du noir ?
Daniel Bensaïd : Non, ça serait peu dialectique. Mais il y a beaucoup de négatif, si on prend le problème d’un point de vue stratégique.
Il y a deux types d’historiens. Il y a une discussion là-dessus avec Marc Ferro, qui dit qu’un historien étudie les documents, qu’il constate ce qui est arrivé, qu’on ne refait pas l’histoire. Si on essaie de penser l’histoire en politique, justement ce qui est intéressant c’est de savoir ce qui aurait pu être possible et à quel moment. D’ailleurs, c’est ce qui se lit aujourd’hui en histoire des sciences, ce que les sociologues des sciences appellent le principe de symétrie. La théorie de Galilée [12], ou la théorie de Copernic [13], a gagné, mais est-ce que les objections de l’Église étaient complètement connes à l’époque ? Pas totalement, parce que finalement le mouvement des étoiles est elliptique et pas circulaire, donc il y avait un boog quelque part dans la démonstration. Le principe de symétrie c’est de questionner ce qui est advenu en fonction des critiques de l’époque et de ce qui aurait pu advenir. Alors on ne refait pas l’histoire, mais il est possible de penser stratégiquement l’histoire et non pas comme un fait accompli inéluctable…
Comme une fatalité ?
Daniel Bensaïd : Ce n’est pas une fatalité, à chaque bifurcation on perd des possibles. Est-ce qu’il y avait une autre stratégie possible en 1921-1923 ? Je crois que oui. Pour moi c’est d’ailleurs un concentré passionnant sur la révolution et l’insurrection allemandes. Mais alors, après on remonte, c’est récurrent, on fait des si. Si Rosa Luxembourg n’avait pas été liquidée en janvier 1919… Si les fondateurs du parti communiste allemand, au lieu de le créer dans la foulée de la révolution russe, avaient fait comme les Russes, s’ils s’étaient séparés de la social-démocratie et s’ils avaient pris le temps de construire une ossature militante dès le début de la guerre au lieu d’être enlisés comme une opposition interne à la social-démocratie pendant toute la durée la guerre… On peut donc remonter, dire que là il y a eu une opportunité. Est-ce qu’une autre stratégie était possible en Chine en 1927 ? Certainement il n’était pas fatal que les communistes chinois finissent dans les chaudières des locomotives de Shanghai, ni qu’ils se subordonnent au Kuomintang…
Pour moi, c’est plus le rôle qu’a pu jouer l’Union soviétique entre les deux guerres sur un plan international ou par rapport à la situation…
Daniel Bensaïd : D’un côté l’Union soviétique a constitué un rapport de force international… C’est pour cela que même les effets de la chute du mur sont complexes. Je me rappelle qu’on avait alors un débat, résumé par une formule : des camarades disaient « Champagne », enfin le mur est tombé, bon, ça ne peut que être pour le meilleur. Et Champagne et Alka-Seltzer, parce que même si on n’est pas coupables, les débris du mur, on les prend sur le coin de la gueule aussi parce que ça structurait des rapports de force et on voit très vite comment ça à joué tout de suite en Afrique, comment les États-Unis qui s’abstenaient tant qu’il y avait cet équilibre international deviennent concurrent de l’impérialisme français en Afrique. On ne va pas défendre l’impérialisme français contre les autres, mais il faut voir qu’il y a un redéploiement des rapports de force. Évidemment, en Amérique latine ça s’est ressenti. L’isolement de Cuba s’est accru dans un premier temps. Là, on est dans les équilibres de diplomatie, pas dans une logique révolutionnaire mais plutôt dans un jeu d’équilibres internationaux. Ça a entraîné y compris le déclin des courants nationalistes laïques dans le monde arabe… Il y a des tas de facteurs comme ça en chaîne.
Ça a donc structuré des rapports de force internationaux. Mais il y a maintenant beaucoup de documents sur ce qu’à coûté la subordination à la diplomatie soviétique, de la guerre civile espagnole à la reconstruction républicaine, le pacte germano-soviétique, ce que ça a coûté à la Pologne à l’époque et au mouvement communiste. Quand même le PCF a perdu la moitié de ses effectifs et fut au début de la guerre dans une désorientation considérable. Quelle est la balance des gains et des coûts ? C’est difficile à établir.
En même temps il n’y a pas de jugement dernier en histoire, ça c’est l’avantage, du coup on est amené à réévaluer en permanence. Ce qui a pu être positif à un moment donné, on va devoir aujourd’hui le pondérer en disant : oui, mais le prix c’est que ça a compromis durablement une certaine idée du communisme et qu’on doit aujourd’hui remonter la pente. L’idée qui est identifiée à l’Union soviétique est, je crois, une raison de la crise des partis communistes européens, voir de la crise d’effondrement pour certains d’entre eux dans le monde, c’est leur identification à ça. Ils n’en sont pas sortis. Après on peut se libéraliser, s’ouvrir… mais les comptes ne sont pas soldés avec l’histoire. (…)
Alors sur la fin, la chute du mur, et pour aller vite : est-ce que tu as été surpris ? Tu ne t’y attendais pas, personne ne s’y attendait…
Daniel Bensaïd : Oui et non. On ne s’attend jamais à un événement, par définition un événement c’est ce qui n’est pas programmable, il y a toujours un effet de surprise, sur la forme, le lieu et l’heure…
Maintenant, cet événement n’est pas si surprenant que ça, on pouvait déchiffrer ce qu’avaient été les caractéristiques des mouvements, ou des soulèvements, ou des révoltes antibureaucratiques… Il y eut toute une séquence : Berlin 1953, Pologne et Hongrie 1956, à nouveau la Pologne dans les années 1970 et en 1980-1981, la Tchécoslovaquie en 1968, évidemment…
Deuxièmement, il y avait des indices d’essoufflement… Ça rejoint finalement la discussion antérieure, car pendant toute une période, même à un coût humain très important, à coups de trique, il y a eu en Union soviétique un développement humain et économique incontestable, une élévation relativement égalitaire du niveau de vie… A partir des années 1970 il y avait des indices d’involution, il y avait des indices qui sont généralement considérés comme significatifs. Par exemple, en URSS l’espérance de durée de vie avait commencé à se réduire. Il y avait des économies — notamment l’économie soviétique — qui avaient été épuisées par la course aux armements, partiellement imposée… Il y avait donc un épuisement et quelque chose de vermoulu…
Que ça s’effondre aussi rapidement ? Peut-être en Allemagne de l’Est c’était moins surprenant qu’en Union soviétique. Bien que, sous Gorbatchev c’était devenu évident : une réforme qui venait trop tard et n’avait plus de légitimité…
J’étais convaincu à ce moment-là que le scénario, selon lequel on allait voir ressurgir — après une parenthèse peut-être longue, mais une parenthèse historique — la culture soviétique ou la culture des conseils ouvriers en Allemagne…, ce scénario n’était plus d’actualité. Il avait été celui, traditionnel, des courants de l’opposition de gauche, ou dits trotskistes, et de certaines de nos références intellectuelles. Je me rappelle d’un meeting d’Ernest Mandel [14] en janvier 1990, après la chute du Mur de Berlin, à la Mutualité. Pour Ernest c’était la fin d’une grande parenthèse. Il disait : voilà les manifestations de Leipzig en Allemagne, « nous sommes le peuple », on revient à Rosa Luxembourg… On se disait : non, là il se fout le doigt dans l’œil, car la continuité historique était rompue… Si on regarde ce qui se discute alors en Union soviétique : personne ne reparle de Boukharine ou de Trotsky… Ça reviendra peut-être à la longue, car on n’efface pas comme ça un pan de son histoire, mais cette mémoire-là a été coupée, il y a une discontinuité.
C’était plus vermoulu qu’on ne l’imaginait, notamment en URSS… En Allemagne de l’Est peut-être on était moins surpris car, finalement, on a vu venir le basculement très vite… Pour nous le passage en quelques semaines du mot d’ordre « nous sommes LE peuple » — ça veut dire qu’il y a « nous » et « eux », qu’« eux » c’est l’appareil, c’est la Stasi, c’est la bureaucratie, on appelle cela comme on veut mais c’était installer une forme d’antagonisme… — à « nous sommes UN peuple », le mot d’ordre de la réunification allemande, cela veut dire que le renversement de la bureaucratie en Allemagne de l’Est se fait au profit d’une réunification de la grande Allemagne capitaliste.
D’où le binôme « champagne-alka seltzer ». D’un côté il fallait que cela finisse, car ça ne pouvait plus durer et cela ouvre un nouveau champ de possibilités, mais en même temps on n’a pas fini d’en payer le prix, nous inclus, on peut avoir été critiques, oppositionnels, etc. Après, évidemment, cela induit une certaine vision du moment présent, c’est le tout début d’une reconstruction de quelque chose…
3. Le communisme… après la défaite des politiques d’émancipation
Est-ce que cela signifie que l’idée du communisme n’est plus valable ?
Daniel Bensaïd : Au contraire. Mais il y a l’idée, il y a les mots et il y a la chose. Les mots sont tous sortis blessés du XXe siècle. Pour le dire autrement, je considère que le XXe siècle a été une grande défaite, est une grande défaite, se solde par une grande défaite des politiques d’émancipation et des espoirs d’émancipation.
Si on regarde — vous connaissez probablement — le film de Margareth von Trotta sur Rosa Luxembourg [15], où on a cette scène un peu euphorique du 1er mai 1900 à Berlin, avec les Bebel [16], les Kautsky [17], Rosa Luxembourg… fêtant le nouveau siècle comme étant une promesse d’émancipation, de fin des guerres, etc. Bon, si on se reporte au 1er janvier 2000 — et avant même les attentats du 11 septembre et l’invasion de l’Irak — on est beaucoup moins certains de ce que va nous apporter le XXIe ou le XXIIe siècle…
Donc les mots sont sortis blessés. Il n’y en a pas d’innocents, aucun… Je continue de me dire communiste car ce serait quand même ajouter la défaite à la défaite que d’abandonner le mot et l’idée à ce qu’a été son avatar, stalinien ou autre. Le mot socialisme ne se porte pas mieux, il a servi à tout et son contraire… Le mot révolution en France garde encore une charge symbolique, parce que la révolution française conserve une légitimité, mais assez banalement le discours dominant a réussi à faire que le mot révolution soit associé non pas à un changement radical, à l’espérance de quelque chose de nouveau, à un autre monde, à la nouvelle société, mais à la violence. Voilà, tous les mots sont donc malades. Il faut soigner et comme on n’invente pas un vocabulaire arbitrairement, il faut expliquer, il faut redéfinir, il faut retravailler.
Les choses évoluent. On avait fait une enquête en 2002, après la première campagne Besancenot, sur les nouveaux militants qui arrivaient et leur vocabulaire. Ce qui nous avait surpris à l’époque c’est que « communisme », qui était presque devenu imprononçable, était mieux accepté que « révolution ». Parce que justement « communisme » envoyait à une idée plus large (comme le christianisme n’est pas réductible à l’Inquisition). Après tout, si on remonte à Babeuf, il y a l’idée du commun, du bien commun, c’est une idée noble qui peut être réhabilitée. En revanche, pour les jeunes qui arrivaient, la révolution c’est la violence… Aujourd’hui la violence peut être légitime — elle est là de toute façon, donc on est obligé de faire avec — mais comme on est dans un siècle d’hyper violence et que l’on porte le traumatisme du Cambodge, des guerres, etc., on ne peut pas aborder la violence aujourd’hui avec la même innocence que lorsque le Che terminait ses messages en parlant de la libération dans le crépitement des mitrailleuses (le message à la Tricontinentale), avec l’idée que c’est une violence libératrice… Le geste héroïque, aujourd’hui, est d’un maniement plus délicat… même si la question n’est pas résolue pour autant.
Je pense que le communisme est une idée qui a du sens — il ne s’agit pas d’en faire une sorte de fétiche identitaire. Si l’on prenait le vocabulaire actuel, à tout prendre et avec les inconvénients de chacun des mots, c’est celui qui a le plus de sens et de contenu, historique, politique, je dirais presque philosophique… Si Marx fait un tabac éditorial aujourd’hui, que ce soit en version manga au Japon ou à la foire du livre de Francfort, ce n’est pas par hasard. Il y a là une pensée fondatrice et aussi longtemps que son autre existe — et il existe plus que jamais, le Capital — il y a quelque chose d’inépuisable là dedans…
Peut-être aussi parce qu’il n’y a jamais eu autant besoin d’anticapitalisme…
Daniel Bensaïd : Oui. C’est le contenu le plus précis, le plus fécond… Il ne s’agit pas d’en rester là, mais la formule de Derrida en 1993 (dans Les spectres de Marx) : « Pas d’avenir sans Marx »… effectivement pour repenser notre monde, pour commencer à penser un autre monde, ce n’est pas le point final, le point d’arriver, mais c’est le point de passage obligé… Du coup une idée du communisme reste.
C’est drôle, parce que Badiou vient de sortir un petit bouquin intitulé « L’Hypothèse communiste » — d’un côté c’est sympathique, parce que c’est justement remettre en circulation l’idée, mais à la manière dont il le fait c’est une idée platonicienne, c’est une idée hors de l’histoire, à l’abri de toute épreuve historique, sociale, qui ne peut être entachée par rien des péripéties de ce bas monde… Il faut quand même confronter les idées à l’histoire réelle.
Aujourd’hui on est à un point tournant de l’histoire. Le XXe siècle est fini, court ou long, il est derrière nous, il a eu lieu, avec ses moments héroïques et ses faces d’ombre, qui sont plus que des faces d’ombre, qui sont des trous obscurs… Le problème, c’est quel peut être l’apport de certains communismes à la redéfinition d’une culture qui ne doit pas s’enfermer dans sa singularité identitaire, qui doit pouvoir dialoguer, s’enrichir de tout un éventail de pensées critiques, dans les domaines de l’écologie, de la sociologie…
On n’a jamais raison à 100 %, on peut avoir un peu plus raison que d’autres : c’est ce qu’il y avait de fondé dans les critiques libertaires que tu évoquais, de Kronstadt… En même temps il ne faut pas tomber dans l’idéalisation de l’alternative libertaire, car si on la confronte à l’épreuve de ce qui s’est passé en Catalogne en 1936-1937 [18], ce n’est pas probant non plus… Se nourrir de tout ça, essayer de recréer une culture — une contre-culture si l’on veut — politique, culturelle, théorique, d’opposition, ça oui. Il y a quelque chose à dépasser, sans l’illusion non plus qu’on puisse repartir de zéro…
Il y a une formule qui m’est chère, qui vient de Deleuze : on recommence toujours par le milieu, il n’y a pas de table rase en la matière. Mais on ne peut recommencer que si l’on digère notre histoire. Recommencer par le milieu, parce que ce n’est pas vrai que si l’on ouvre une nouvelle séquence elle part de rien, on a tourné la page, on a peut-être changé de chapitre, mais on est dans le même livre…
Mais le monde a changé aussi, drôlement. Est-ce qu’aujourd’hui la complexité du monde sur le plan économique… ne change pas aussi les solutions un peu simples qu’on pouvait connaître…
Daniel Bensaïd : Probablement… On peut avoir des pistes, mais finalement il n’y a jamais eu beaucoup de solutions… Les dix points du « Manifeste communiste », ce n’est pas un programme. S’il y a un fil conducteur, c’est que la plupart des dix points en question renvoient à la propriété. Qu’il s’agisse d’un système bancaire unique, de la question de la terre et de la réforme agraire, de la question de la fiscalité… Tout ça est tramé par la question de la propriété, qui reste pour moi la ligne de partage. Aujourd’hui elle est plus actuelle que jamais. Ou c’est le pouvoir de la propriété privée, donc du marché, donc de la concurrence qui organise la production, la distribution, l’organisation de la vie quotidienne, la hiérarchie des valeurs, etc., ou c’est une autre démarche qui s’articule à partir du bien commun, du service public, de l’appropriation sociale. Cette question, elle est plus centrale que jamais. A l’époque c’était la propriété industrielle, le contrôle du crédit et la question de la terre. Aujourd’hui c’est la socialisation du savoir : est-ce que le savoir est privatisable ? Est-ce que le vivant est brevetable ? Est-ce que la violence est privatisable, avec les sociétés mercenaires ? Ça reste la question centrale.
Après, comment organiser une propriété sociale, entre coopératives, propriété d’État, autogestion, etc. c’est un champ qui est ouvert. Mais personne n’a imaginé la Commune avant la Commune, personne n’a imaginé les soviets avant les soviets, les sociétés humaines inventent.
La partie critique… Le monde a changé, certes, mais finalement, on est en pleine crise. Si on relit les soixante pages de la théorie des plus-values de Marx — et ce n’est pas du fétichisme religieux — et bien voilà, c’est une crise qui commence par une crise financière, parce qu’il y a déconnexion de la circulation et de la production, parce qu’il y a une autonomisation du cycle de l’argent, que le système de la bulle financière a pris une ampleur nouvelle avec les techniques financières… Mais, déjà à l’époque, il est dans les faillites, traitées par Zola, du Crédit immobilier en 1864, etc. Et la crise financière est le révélateur d’une crise de surproduction — contrairement à ce qu’on raconte comme conneries aujourd’hui qu’elle va passer par contagion à l’économie réelle, comme si la finance était irréelle… Tout ça est absurde. Évidemment il ne s’agit pas de la surproduction par rapport aux besoins sociaux, mais de surproduction par rapport à la demande solvable. Le monde est plus compliqué, mais la logique centrale demeure.
Les solutions sont plus complexes. Pour moi la lutte des classes reste un fil conducteur.
En même temps je pense qu’on a assimilé l’idée qu’il y a une pluralité des temps sociaux : on peut résoudre par un vote dans un Soviet ou dans un Parlement la question du service bancaire, d’un service de crédit sous contrôle public ou de la nationalisation de tel ou tel secteur industriel, mais on ne résout pas par la loi le complexe d’Œdipe, etc. Ce sont des temps différents, des temporalités différentes. Il y a des contradictions qui ne vivent pas au même rythme dans la société, donc il y a des pluralités d’organisations qui expriment cela. Et les individus eux- mêmes sont pluriels. Je peux, selon les circonstances, me sentir ceci ou cela : Occitan… pas tellement, Juif, pas tellement sauf si j’ai un antisémite en face. Donc ça devient important à un moment donné.
Mais ce qui structure et permet d’articuler tout cela, ce qui fait qu’un Homme pluriel ne soit pas un Homme en miettes sans aucune cohérence, cela s’articule — pour moi — autour des rapports de classe et de sexe. Ça permet d’unifier quelque chose, de retrouver une cohérence, parce que le grand unificateur aujourd’hui c’est le Capital. Pourquoi des mouvements aussi disparates — les défenseurs de tortues du Pacifique, les paysans de l’Inde, les paysans brésiliens, les défenseurs des cultures indigènes latino-américaines et les syndicats européens ou nord-américains — se retrouvent–ils à Belem, Porto-Alegre dans les Forums sociaux ? C’est parce qu’ils ont en face — pas dans les têtes ! — Monsanto comme producteur semencier qui a le monopole sur les semences génétiquement modifiées. Ils ont un ennemi commun. Le Capital mondialisé crée son opposition mondiale comme d’ailleurs la mondialisation de l’époque victorienne a créé, à travers les Expositions universelles, la Première Internationale, ou a contribué à la créer.
Sauf que là c’est toujours contre…
Daniel Bensaïd : Mais c’est la dialectique. Il y toujours le moment du négatif. On commence par le négatif, on commence par être contre et c’est en commençant par s’opposer, par dire non, qu’on commence à inventer du positif.
4. Détruire l’hégémonie électorale et politique du PS
Il y a une autre question qui oppose ton parti, le NPA, au PCF, entre autres, c’est la question des alliances. L’alliance avec le PS vous semble quelque chose d’absolument exclu. Or en même temps dans l’histoire il y a eu des moments qui ont laissé des traces, comme par exemple le Front Populaire, c’est un grand moment de victoire et de conquête sociale par exemple, on vit toujours là-dessus d’une certaine manière…
Daniel Bensaïd : Il y a eu deux moments dans le Front Populaire, il y a eu 1936 — mais la conquête sociale est venue de la grève générale et pas seulement de la victoire électorale — et il y a eu 1938, la pause, y compris des règlements de comptes au sein du Front Populaire, les manifs de Clichy par exemple. Des victoires électorales sont concevables, surtout dans les pays qui ont maintenant une longue tradition parlementaire, mais elles ne suffiront jamais s’il n’y a pas une forte mobilisation sociale indépendante, justement, des gouvernements et des institutions en place.
Le problème des alliances avec le PS, ce n’est pas le problème de tambouilles, d’opportunités électorales, c’est un problème de vision historique.
On sort d’une grande défaite historique, pas seulement une défaite idéologique — les mots sont malades, il faut les réhabiliter, les soigner, etc. — mais une défaite sociale. La main d’œuvre disponible sur le marché mondialisé du travail a doublé en vingt ans avec l’irruption notamment d’une main d’œuvre indienne, chinoise, des pays de l’Est, etc. C’est l’irruption d’une main d’œuvre dont les conditions sociales — de garantie, de protection, du code du travail — sont minimales. De là vient durablement une pression à la baisse sur le marché mondial du travail. C’est une défaite sociale.
Il faut donc reconstruire. Tant qu’il n’y aura pas reconstruction de syndicats puissants en Chine… Ça commence, ça aura lieu, le problème c’est que c’est une course de vitesse. On a vu les pays de l’Est, il y a eu la grève de Dacia, en Roumanie, qui demandait des salaires se rapprochant de ceux de Renault. Mais on part de très bas, il y a une culture politique qui s’est perdue, etc. Si on a cette idée en tête, il faut de la cohérence, de l’obstination — la ronde des obstinés — et de la clarté.
Retour à la partie I : Daniel Bensaïd – Une pensée, un parcours militants (des années soixante au tournant du siècle) – Partie I