Malgré tout ce que l’on entend sur « les diplômes qui ne servent plus à rien », les statistiques montrent que, plus on a un niveau d’études élevé, plus l’insertion sociale est facilitée, plus le temps de chômage est réduit entre la fin d’études et la première embauche. D’après J.-P. Terrail, le CAP/BEP permet d’obtenir rapidement un travail, mais, il ne permet pas souvent d’ascension ultérieure. Les détenteurs du baccalauréat « tâtonnent » cinq ou six ans dans des jobs précaires et finissent par trouver un emploi dans des filières « promotionnelles » - comme la restauration rapide ou l’informatique -, ou bien ils trouvent leur voie en investissant de manière forte leur passion (sport, art...). Les diplômés du supérieur évitent bien souvent une phase de précarité et trouvent, en général, rapidement des emplois bien rémunérés.
Statistiquement, les diplômes permettent une meilleure insertion professionnelle, mais ils ne règlent en rien le problème de fond : le chômage. Tous les jeunes pourraient être bardés de diplômes qu’il n’y aurait pas plus de possibilités d’emploi et une bonne partie d’entre eux devrait, comme cela existe déjà, exercer des jobs sous-payés, subir des stages rémunérés au compte-gouttes... Cela étant, d’un certain point de vue, l’évolution du niveau de qualification requis par les emplois nécessite une élévation du niveau de formation pour tous, afin de pourvoir ces emplois et, d’un autre point de vue, pour avoir les capacités (au sens formation) de s’émanciper et d’agir sur le monde. En ce sens, la transformation sociale passe par une école de qualité. Or, après une période de progrès scolaire, les récentes réformes tendent à remettre en cause la même école pour tous afin de revenir à un système différencié reproduisant les classes.
Après cette période - qui démarre après la Deuxième Guerre mondiale - durant laquelle les enfants pouvaient espérer vivre mieux que leurs parents, que ce soit au niveau de la sécurité sociale ou de l’élévation du niveau de formation, nous entrons, comme l’ont prouvé les réformes des retraites et de la Sécurité sociale, dans une phase régressive et l’école n’y fait, malheureusement, pas exception. La nouvelle loi d’orientation pour l’école, dite « loi Fillon », officialise le système scolaire à deux vitesses : elle marque clairement son renoncement à faire réussir tous les élèves, en instaurant un « socle commun », un minimum (« les fondamentaux ») à atteindre pour les élèves les plus en difficulté, alors que les autres auront droit à l’ensemble des programmes.
Formation au rabais
Mise en place cette année, l’évaluation en CE1 a pour but de déterminer les élèves qui seront réduits au socle commun, alors que les autres continueront le parcours normal. Comment envisager qu’un enfant puisse reprendre, après quelques années, le cursus normal, alors qu’on l’aura privé des autres enseignements ? Ce principe du socle commun instaure de fait une « filiarisation » des parcours, dès le CE1 ! Le socle commun repose sur une vision rétrograde de l’enseignement, celui de nos grands-parents qui, soi-disant, a fait ses preuves... Mais la moitié d’entre eux, on l’oublie trop facilement, n’a pas pu aller jusqu’au certificat d’études.
La loi Fillon s’appuie sur la théorie des talents : « toutes les intelligences » doivent être reconnues, intellectuelles ou manuelles. C’est démagogique, car le but est d’éjecter le plus rapidement possible les jeunes en difficulté vers le contrat d’apprentissage, ce qui contribue à abaisser leur niveau de formation générale. Et, bien évidemment, la « théorie des talents » justifie l’abandon scolaire des classes sociales les plus défavorisées. La question de la formation générale des élèves est fondamentale pour les futurs citoyens qu’ils deviennent. Les savoirs, la connaissance, sont le matériau indispensable à l’émancipation. Comment se révolter contre l’ordre établi et l’idéologie dominante capitaliste si on n’a pas eu les moyens d’accéder à la culture ? Fillon tente de donner une contrepartie à la réduction culturelle de l’école pour une catégorie d’élèves en promettant la formation tout au long de la vie, mais on sait très bien que ce sont les personnes les mieux formées qui y ont recours, parce qu’il faut une formation initiale de base solide pour être en capacité d’en profiter.
Exclure les pauvres
La querelle des méthodes pédagogiques à l’école revêt un enjeu politique très fort. Par exemple, le retour à la méthode syllabique (B.A.BA) secoue la communauté éducative depuis janvier dernier, car elle remet en cause toute la conception de l’école : d’une pédagogie de la compréhension, on impose aux enseignants de revenir à une pédagogie de l’exécution. Trente ans de recherche en pédagogie démontrent que la syllabique n’est pas adaptée à la langue française (« ent » se prononce différemment dans « les poules du couvent couvent », la méthode syllabique ne permettant pas d’accéder au sens, nécessaire à la lecture de cette phrase). Les tests réalisés lors des Journées d’appel pour la défense en témoignent : le taux d’illettrisme est le plus bas enregistré depuis 25 ans. Les « méthodes mixtes » actuelles marquent donc un progrès indéniable.
Le retour aux méthodes traditionnelles représente une réelle menace pour l’école (la grammaire et les maths sont dans le collimateur) car elles vont cantonner les élèves les plus en difficulté à une activité d’application technique (b-a = ba, faire des opérations) pendant que les autres pourront s’initier à la compréhension de textes, à la résolution de problèmes en mathématiques, à l’histoire, aux arts... Le retour aux méthodes « traditionnelles », couplé au « socle commun » réinstaure un système scolaire à deux vitesses.
La loi sur l’égalité des chances instaure l’apprentissage à quatorze ans, suite à la crise des banlieues. Cette mesure a pour effet de se débarrasser des élèves en difficulté et/ou perturbateurs des collèges, or, actuellement, beaucoup d’élèves abandonnent ce type de formation avant de l’avoir finie. Ce n’est ni plus ni moins qu’une autre forme d’organisation de sortie prématurée du système éducatif en permettant, de fait, d’abaisser l’âge de la scolarité obligatoire (de seize à quatorze ans). En bref, c’est donner encore moins d’école à ceux qui en ont besoin. C’est aussi apporter une modification au code du travail, en permettant la signature d’un contrat de travail dès quinze ans, et en autorisant le travail de nuit dès cet âge.
Précarité destructrice
Selon la Confédération européenne des syndicats : « En mars 2000, lors du Conseil européen de Lisbonne, l’UE s’est fixé un “ nouvel objectif stratégique ” pour les dix années à venir : à savoir, devenir l’économie la plus compétitive et la plus dynamique au monde, basée sur la connaissance, capable d’atteindre un développement économique durable avec plus d’emplois et de meilleure qualité et davantage de cohésion sociale. » Concernant l’éducation et la formation, les connaissances ne sont utiles que si elles permettent d’augmenter la compétitivité des entreprises. La dimension culturelle des apprentissages scolaires devient, de ce point de vue, de plus en plus accessoire, voire inutile. La formation du futur citoyen se résume à l’acquisition de compétences, terme emprunté au monde du travail... et cela est loin d’être anodin. Les États investissent dans l’éducation dans un but de rentabilité. Une évaluation régulière de tous les pays membres (cf le Programme international pour le suivi des acquis des élèves) permet de réajuster les moyens financiers en fonction des résultats obtenus (par exemple, les recommandations de l’OCDE). Le temps est à l’économie : le prochain budget de l’Éducation nationale prévoit 8 500 postes en moins.
Le socle commun de la loi Fillon répond à cette exigence de minimalisme culturel au profit de compétences et d’attitudes qui formatent l’élève afin qu’il devienne un salarié docile et adapté au monde de l’entreprise. La formation est, pour l’OCDE, un investissement dans un « capital humain » (nous qui pensions être des êtres humains). Le contenu du socle commun se décline autour des sept compétences clés recommandées par le cadre européen de référence : la maîtrise de la langue française (dans le but unique de communiquer), la maîtrise d’une langue étrangère (dans un registre de base), la maîtrise de l’outil informatique usuel, une « culture humaniste » (européanocentrée, faisant l’impasse, par exemple, sur la colonisation), des connaissances mathématiques basiques (dont la règle de trois, qui a, depuis longtemps, laissé place à la proportionnalité) et des connaissances scientifiques, des compétences sociales et civiques qui tendent à prescrire le respect et l’obéissance plutôt qu’à l’exercice de la démocratie. Et la dernière partie, qui s’intitule « Autonomie et initiative », fait la promotion de l’esprit d’entreprise, avec la nécessité d’être flexible et d’être responsable de son propre destin social. Le système éducatif, de la même manière que le système en général, se dégage de toute responsabilité quant à l’échec qu’il génère et l’attribue à l’individu lui-même en le culpabilisant. Il s’attribuera ensuite lui-même son échec professionnel et social.
La compétition sociale se double d’une compétition scolaire effrénée tant dépend d’elle l’avenir des individus. Bien sûr, ceux qui sont issus d’un milieu privilégié s’en sortent le mieux... Les plus aisés peuvent même s’offrir le luxe de cours particuliers de soutien scolaire pour entourer leurs enfants des meilleures garanties de réussite. Le marché tend à se développer rapidement (Acadomia, Anacours...). Et, face à un service public d’éducation dont les moyens sont de plus en plus réduits, les plus aisés trouvent les moyens de contourner la carte scolaire pour mettre leurs enfants dans les meilleurs établissements ou fuient vers l’enseignement privé. Les plus défavorisés se retrouveront dans des écoles qui se transforment progressivement en ghettos...
L’Éducation nationale continue de reproduire les inégalités scolaires et de produire de la précarité : après les enseignants contractuels et vacataires, les aides-éducateurs engagés pour cinq ans, puis les assistants d’éducation (anciens maîtres d’internat et surveillants d’externat), en temps partiel, et, enfin, les emplois vie scolaire, au contrat encore plus précaire... Ces personnels sont très utiles dans les établissements, mais cette précarité n’est pas tolérable alors que de vrais postes statutaires s’imposent.
Encart
Fillon, si tu savais...
Le mouvement lycéen de 2005 contre la loi Fillon est parti du refus du contrôle continu au baccalauréat, puisque celui-ci induisait inévitablement un « bac élite du lycée Henri IV » et un « bac au rabais de Sarcelles ». Ce mouvement a dénoncé l’injustice scolaire et sociale, ce qui a valu aux lycéens la matraque des CRS et des condamnations disproportionnées. Les manifestations étudiantes de 2004 contre la réforme licence master doctorat (LMD) s’opposaient au même principe d’inégalité entre les différentes facultés qui, pauvres, seraient amenées à courir après les financements privés, dont les entreprises (sans que l’on connaisse la contrepartie), ce qui déréglemente le système et induit des inégalités entre les différents diplômes, entre les différentes universités, sous couvert d’une harmonisation européenne.