Pour Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université Paris-Ouest-Nanterre et directrice du Centre d’études et de recherches sur les droits fondamentaux (Crédof), cette décision, qui fera autorité pour toutes les juridictions administratives de France, « revient à une conception très précise de la notion d’ordre public ».
Camille Sellier – Quelle est votre analyse de la décision du Conseil d’Etat ?
Stéphanie Hennette-Vauchez : C’est une belle victoire : la suspension de l’arrêté était l’issue la plus favorable du point de vue de la Ligue des droits de l’homme. Le Conseil d’Etat donne une définition de l’ordre public précise et éloignée en tout point de celle qui découlait des arrêtés municipaux en cause. La décision précise que les seules considérations admissibles pouvant légalement fonder une mesure de restriction des libertés, par la voie d’un arrêté municipal dans ce cas précis, sont des considérations de « bon accès au rivage, de sécurité de la baignade, d’hygiène et de décence sur la plage ».
Ces considérations sont rattachées à des circonstances de temps et de lieu. Et c’est seulement cette conception de l’ordre public qui peut fonder des mesures, qui doivent par ailleurs être adaptées, nécessaires et proportionnées. C’est une leçon de droit sur ce qu’est la notion d’ordre public. De plus, le Conseil d’Etat précise qu’il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations. Il explique que le contexte national spécifique dans lequel nous nous trouvons, d’émotions et d’inquiétudes qui résultent des attentats terroristes, ne suffit pas à justifier légalement une mesure d’interdiction.
Pourquoi était-il important que ces bornes juridiques soient posées ?
La question de la notion de bornes de l’ordre public est cruciale du point de vue de la préservation des droits et des libertés. Par définition, une mesure de police administrative est restrictive des libertés. Pour être légale, une mesure de police administrative doit se justifier par la préservation de l’ordre public. Donc, c’est mécanique, plus la notion de l’ordre public est vaste, plus on permet à l’autorité administrative des restrictions des libertés.
Il y a donc un enjeu crucial dans le fait de contenir la notion d’ordre public dans des limites bien précises. C’est une des grandes qualités de cet arrêt, qui revient à une conception très précise de la notion d’ordre public. En l’occurrence, il n’y a aucun trouble à l’ordre public. On ne peut pas, quand on est une autorité communale, n’avoir aucun élément à mettre en avant qui puisse justifier la mesure en cause.
Quelles étaient les dérives possibles de ces arrêtés ?
Il avait de nombreuses dérives. C’est toujours très difficile de prévoir exactement quelle va être la longueur de la pente glissante sur laquelle on se lance lorsqu’on met en cause les libertés. C’est pour cela qu’il faut comprendre la mobilisation récurrente des juristes, des jurés et organisations de défense des droits de l’homme sur une multiplicité de sujets. Car nous savons qu’une petite atteinte à une liberté peut très bien, demain, en entraîner une autre. Avant qu’on s’en rende compte, ces atteintes peuvent être considérables.
Ces arrêtés municipaux étaient lourds de conséquence sur l’équilibre général des libertés. Les dérives portaient d’une part sur une atteinte très importante à la liberté en général et notamment à la liberté religieuse, puisqu’on a focalisé le débat sur le burkini en tant que vêtement religieux. Mais c’est une atteinte à la liberté en général, car elle concerne la liberté de se vêtir. Une autre dérive de ces arrêtés était leur dimension discriminatoire, car ils visaient dans leur intention et dans les effets les femmes musulmanes.
Propos recueillis par Camille Sellier
Journaliste au Monde