Dans la petite vidéo pixélisée, filmée au téléphone portable, des soldats camerounais escortent deux femmes sur une piste poussiéreuse. L’une porte un bébé dans le dos. L’autre tient une petite fille par la main.
Un petit attroupement les suit. Les soldats rudoient leurs prisonnières, les giflent de temps en temps. Quelqu’un dit : “BH, tu vas mourir.” “BH” veut dire Boko Haram, le groupe terroriste basé au Nigeria qui a infiltré le nord du Cameroun il y a maintenant plusieurs années et contre lequel se bat l’armée camerounaise.
Après avoir conduit les deux femmes à l’écart de la route, les militaires leur bandent les yeux. L’un d’eux retire le T-shirt noir que portait la petite fille et le lui enroule autour de la tête. Celui qui filme, sans doute un soldat, dit : “Petite, ça nous fait mal, mais tes parents nous ont mis…” Il est interrompu par les coups de feu, les quatre victimes – les deux femmes, la petite et le bébé – s’écroulent. Un des soldats remarque que la petite fille est toujours en vie. Un militaire recharge son fusil et appuie sur la détente.
Une minorité anglophone marginalisée
Dans une enquête publiée le 24 septembre, le média britannique, la BBC, arrivait à la conclusion que cette tuerie avait eu lieu en mars ou avril 2015 dans un petit village appelé Krawa Mafa. “J’ai peur que ce massacre filmé ne soit pas un cas isolé”, a déclaré, après la diffusion de la vidéo, Zeid Ra’ad Al Hussein, qui terminait son mandat de haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.
Depuis 2016, le Cameroun est aux prises dans l’ouest du pays avec une insurrection de sa minorité anglophone [20 % de la population, qui s’estiment marginalisés]. Contrairement à la lutte contre Boko Haram (qui a atteint son paroxysme en 2015), le conflit anglophone aura de lourdes incidences sur la politique et la sécurité du pays pour les mois, voire les années à venir.
Ces deux crises ont fragilisé ce que le président en exercice, Paul Biya, a longtemps présenté comme sa plus grande force : sa capacité à maintenir la paix et l’ordre dans son pays, dans une région de l’Afrique instable.
L’héritage colonial
Les périodes agitées sont rares dans l’histoire récente du pays, à l’exception d’une tentative de coup d’État en 1984, des grèves générales qui ont paralysé le pays en 1991 et des manifestations contre la vie chère en 2008, qui s’étaient soldées par la mort d’une centaine de personnes.
La crise anglophone, qui a débuté en octobre 2016, a irradié dans tout le pays. À cela deux raisons. Tout d’abord, contrairement à Boko Haram, les groupes de combattants anglophones sont originaires du Cameroun même. Ensuite, les doléances des séparatistes sur l’absence de développement et de débouchés dans leurs régions rencontrent un écho dans l’opinion camerounaise.
La crise anglophone trouve son origine dans l’histoire complexe du Cameroun. Après avoir été colonisé par l’Empire allemand, le Cameroun a été divisé entre les protectorats français et britannique au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les protectorats ont adopté dans l’administration et l’enseignement les langues respectives des colons qui les occupaient, même si l’on parle encore aujourd’hui plus de deux cents langues dans le pays.
En 1961, la moitié du Cameroun anglophone a voté pour la jonction avec le Nigeria voisin, l’autre moitié a choisi de former une fédération avec le Cameroun francophone.
Depuis lors, la population anglophone du pays qui vit dans deux régions [appelées Nord-Ouest et Sud-Ouest], se sent marginalisée par l’État. Elle se plaint de l’absence d’investissements dans la région, ainsi que de politiques qui ont fait mentir les promesses de fédéralisme.
Les troubles actuels ont éclaté fin 2016 quand des avocats et des enseignants, frustrés par l’usage croissant du français [au détriment de l’anglais] dans les tribunaux et les écoles, sont descendus dans la rue. Leurs manifestations ont rapidement fait boule de neige, entraînant une réponse musclée de l’État.
“Je dois me venger parce que c’est mon pays”
Un an plus tard, le 1er octobre 2017, les anglophones ont organisé des rassemblements pacifiques dans les principales villes de leur région. Certains ont proclamé l’indépendance d’un État [rassemblant les deux régions anglophones], qu’ils appellent l’Ambazonie, du nom de la baie d’Ambas, sur la côte camerounaise Atlantique. Les forces de sécurité ont répliqué en tuant une vingtaine de personnes et en jetant des centaines d’autres en prison, selon l’organisation britannique des défenses des droits humains, Amnesty International.
David, un anglophone, se souvient parfaitement de l’intervention des forces de sécurité. Il manifestait en famille en faveur de l’indépendance quand les soldats ont ouvert le feu, tuant l’un de ses frères. Quand il a fui avec sa famille, relate-t-il, les militaires les ont suivis et ont donné l’assaut sur leur village, obligeant tout le monde à se cacher dans la brousse avant de fuir de l’autre côté de la frontière, au Nigeria.
Plutôt que de devenir un réfugié, David, dont le nom a été changé par mesure de sécurité, a décidé de prendre les armes. “Je dois me venger parce que c’est mon pays”, affirme-t-il. Il a rejoint les Forces de défense d’Ambazonie, les ADF, un groupe qui se vante de compter mille cinq cents combattants actifs. La plupart de ces combattants n’ont pour seules armes que de vieux fusils de chasse mais compensent leur peu de ressources par leur ferveur.
400 habitants exécutés par l’armée
J’ai rencontré David en juillet quand j’ai suivi les ADF dans la région du Sud-Ouest. C’est une zone particulièrement difficile d’accès, à la fois parce que l’État interdit aux journalistes de s’y rendre et parce que les infrastructures y sont presque inexistantes, à l’exception de quelques grands axes. Cet éloignement géographique en fait un terrain idéal pour la guérilla ; les soldats camerounais s’aventurent rarement loin des villes.
On dénombre aujourd’hui une demi-douzaine de milices anglophones. L’État affirme qu’elles ont tué plus de cent vingt membres des forces de sécurité, même si le nombre réel est sans doute supérieur. Les combattants séparatistes ont également enlevé des fonctionnaires et des chefs coutumiers accusés d’avoir collaboré avec l’État, allant parfois jusqu’à les torturer ou les tuer. Des associations de défense des droits de l’homme ont accusé les milices d’avoir obligé des autorités locales à fermer des dizaines d’établissements scolaires.
Il semble évident que la conduite de l’armée a été bien plus inqualifiable encore qu’on ne le dit. L’année dernière, selon les associations, elle a exécuté plus de quatre cents habitants, et brûlé au moins vingt villages. Sans compter que beaucoup d’attaques sur des civils n’ont vraisemblablement pas été signalées.
On évalue à près de 250 000 le nombre de personnes qui ont été déplacées par les troubles. Parmi elles, Charity Achu. Coiffeuse de profession, elle avait son propre salon dans la région du Sud-Ouest. Sa vie s’est trouvée chamboulée quand les soldats ont fait irruption dans son village et ouvert le feu. Elle a fui avec son mari et leurs quatre enfants, emportant le plus jeune, encore bébé, dans ses bras. Ils n’ont pas eu le temps d’emporter quoi que ce soit d’autre que les vêtements qu’ils avaient sur le dos.
Cinq mois durant, la famille s’est cachée dans la forêt où elle a eu le plus grand mal à trouver de quoi manger. Là, Charity a appris de la bouche d’autres personnes déplacées que les soldats avaient tué trois de ses frères. La famille de Charity a traversé la forêt à pied jusqu’à atteindre un village sur la côte. “On est arrivé sans rien, dit-elle. Il a fallu mendier.” On leur a donné des vêtements et ils ont pris un petit bateau pour le Nigeria. Certains fonctionnaires ont également déserté leur poste de peur d’être enlevés ou tués.
Pour les opposants de Paul Biya, un dialogue avec les anglophones et une autonomie accrue accordée à la région permettraient de clore le conflit. Mais si Biya a créé un nouveau ministère de la Décentralisation et du Développement local, et nommé deux anglophones à la tête d’autres ministères, son gouvernement a refusé de négocier avec les chefs anglophones, qualifiés de “terroristes”. Depuis janvier, il maintient également en détention sans l’avoir jugé Sisiku Ayuk Tabe, le premier chef du gouvernement d’Ambazonie.
Une “tyrannie décentralisée”
Ce refus obstiné de négocier n’a fait que populariser une soif d’indépendance qui n’était jusqu’alors que marginale dans les régions anglophones. Et contrairement à la revendication de Boko Haram de créer un État islamique, l’appel des anglophones à une meilleure gouvernance et à la création d’infrastructures de base parle à la plupart des Camerounais.
Ces dix dernières années, je me suis rendu dans plusieurs dizaines de villages aux quatre coins du pays, et les souhaits exprimés sont presque toujours les mêmes : une route digne de ce nom, un hôpital et une école. En résumé, tous les services de base que l’État n’est généralement pas capable de fournir. Beaucoup de Camerounais ont fait remarquer sur les réseaux sociaux, au début de la crise surtout, que l’appel au changement des anglophones devrait servir d’exemple au reste du pays.
Pour de nombreux habitants, les violences perpétrées par les forces de sécurité dans les régions anglophones renforcent en effet l’impression que l’État fait peu de cas de ses citoyens. À bien des égards, la sauvagerie parfois aléatoire de l’armée est emblématique du gouvernement dans son ensemble. C’est une “sorte de tyrannie décentralisée”, résume Achille Mbembe, philosophe et politologue camerounais.
Ça veut dire que chaque [fonctionnaire] est un petit tyran à son petit niveau.”
Le cœur du système se trouve à Yaoundé, la verdoyante et vallonnée capitale, à l’intérieur des terres. Le long du boulevard le plus large de la ville, on découvre une demi-douzaine de bâtiments Art déco construits dans les années 1970 pour abriter les ministères. À peine en a-t-on franchi le seuil que leur lustre pâlit. Des ascenseurs bringuebalants hissent les visiteurs vers des couloirs noyés dans la pénombre et revêtus de moquettes en fin de vie.
La stratégie de Biya ? “À peu de chose près, ne rien faire”
Derrière les portes de ces couloirs, des bureaux miteux où des fonctionnaires se prélassent sur leur chaise, lisent le journal ou pianotent sur leur téléphone. La journée de travail ne dure guère. Jusqu’à 11 heures, les secrétaires font savoir que leurs patrons “arriveront bientôt”. Après 16 heures, ils sont souvent “en réunion à l’extérieur”.
Achille Mbembe explique que ces fonctionnaires prennent modèle sur le style personnel de Paul Biya, qui consiste “à peu de chose près à ne rien faire, ou alors très peu”. Biya est connu pour passer beaucoup de temps à l’étranger, le plus souvent dans un hôtel cinq étoiles de Genève, en Suisse. Au total, depuis son accession au pouvoir [en 1982], il a passé plus de quatre ans et demi à l’étranger pour des déplacements privés.
Si les salaires des fonctionnaires ne volent pas haut, les postes au gouvernement sont généralement parmi les emplois les plus grassement rémunérés du Cameroun en raison de la corruption endémique et des généreuses indemnités journalières octroyées pour assister aux réunions. Un ami travaillant dans une organisation multilatérale me faisait remarquer qu’il pouvait juger de l’intégrité de ses interlocuteurs de l’exécutif au prix de leur montre et de leur costume.
Acheter les rivaux avec des postes
Biya s’est servi de ces affectations comme d’une carotte pour conserver sa mainmise sur le pouvoir, bombardant des amis et des ennemis ministres ou à la tête d’entreprises publiques. Ce type de nominations permet notamment d’acheter des rivaux potentiels.
Pendant les trente-six ans de Biya au pouvoir, cette politique a nécessité une grande créativité de sa part, et de découper le gâteau gouvernemental en tranches toujours plus fines. Résultat, on dénombre aujourd’hui soixante-quatre ministres et secrétaires d’État au Cameroun. L’Éducation nationale à elle seule est répartie sur quatre ministères : un pour le primaire, un pour le secondaire, un pour l’enseignement supérieur et un pour la formation professionnelle.
Biya brandit également le bâton pour contenir les menaces planant sur son pouvoir. Il rétrograde souvent des hauts responsables sans raison apparente. Dans les cas plus extrêmes, il les envoie faire un séjour en prison. Selon une plaisanterie en vogue, les hauts fonctionnaires qui croupissent dans la fameuse prison de Kondengui à Yaoundé – accusés de corruption pour la plupart – seraient aujourd’hui suffisamment nombreux pour former un gouvernement fantôme.
600 millions de dollars d’aide étrangère
Cette stratégie a permis à Biya de décrocher un record mondial de longévité pour un chef d’État (hors monarchies), juste derrière son voisin au sud, le président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo de Guinée équatoriale [au pouvoir depuis trente-neuf ans].
Pendant des années, la communauté internationale a salué le Cameroun pour son climat de paix et sa stabilité, des qualités qui en ont fait une destination de choix pour les investisseurs étrangers. Malgré les tristes antécédents du gouvernement en matière de corruption, les fonds continuent d’affluer de l’extérieur. En 2017, le Cameroun a reçu 600 millions de dollars [520 millions d’euros] d’aide étrangère.
Washington s’est rapproché du gouvernement de Biya quand le Cameroun s’est lancé dans la bataille contre Boko Haram, devenant ainsi un allié dans la lutte contre le terrorisme. L’année dernière, Amnesty International et l’organisme de recherche Forensic Architecture, basé à Londres, ont révélé que des soldats camerounais avaient torturé des civils accusés de soutenir Boko Haram sur un site où étaient cantonnés des personnels militaires américains.
Mais [en mai], Peter Barlerin [l’ambassadeur américain à Yaoundé] a durci le ton contre le gouvernement. Évoquant des “massacres ciblés” perpétrés dans des villages des régions anglophones, il a également :
“suggéré au président de méditer […] sur la manière dont il voulait qu’on se souvienne de lui dans les manuels d’histoire”.
Y voyant une remise en question du pouvoir de Biya, le gouvernement camerounais a convoqué Barlerin pour lui remonter les bretelles. Ce dernier s’est vu obligé [de démentir des accusations selon lesquelles] il aurait soutenu financièrement des partis de l’opposition. “Nous souhaitons un Cameroun fort et stable”, a-t-il assuré.
Le soutien de la France
Des mots qui font écho à la ligne défendue par Emmanuel Macron. Interrogé sur une conversation téléphonique qu’il a eue avec Biya, le chef de l’État français a répété le mot “stabilité” à quatre reprises en à peine plus d’une minute.
La France refuse jusqu’à présent de condamner les violences de l’armée. Au lieu de quoi, Emmanuel Macron a souligné l’importance de la “cohésion nationale”, des propos qui semblent aller dans le sens de la position inflexible de Biya contre l’indépendance des régions anglophones.
Cette réaction illustre bien le lien de longue date qui unit le régime camerounais à l’ancienne puissance coloniale. La France soutient Biya depuis le départ. Biya a fait trente-cinq voyages dans l’Hexagone, et il a rencontré tous les présidents depuis François Mitterrand.
Des sportifs camerounais “oublient” de rentrer au pays
Les entreprises françaises ont également des actifs importants dans le pays. La compagnie pétrolière Perenco y possède des concessions pétrolières. Le groupe Bolloré y gère une ligne de chemin de fer et le terminal à containers de Douala, et coexploite le port en eaux profondes de Kribi, dans le golfe de Guinée. Lafarge y détient plusieurs cimenteries. Les entreprises françaises sont également les premiers exportateurs de bois et de bananes.
Face à l’impossibilité de trouver du travail, beaucoup de jeunes diplômés camerounais tiennent des étals de fortune au bord des routes où ils vendent des recharges de téléphone portable, passant leurs journées à attendre le chaland, qu’il pleuve ou qu’il vente. D’autres se promènent avec des chaussures ou des vêtements d’occasion dans l’espoir de grappiller quelques sous pour leur famille.
Certains partent tenter leur chance à l’étranger. Lors des événements sportifs internationaux, il n’est pas rare de voir des athlètes camerounais fausser compagnie à leur délégation dans l’espoir de commencer une nouvelle vie ailleurs. Lors des derniers Jeux du Commonwealth en Australie, par exemple, un tiers de la délégation camerounaise a “oublié” de rentrer au pays. D’autres tentent leur chance en bravant la Méditerranée.
C’est peut-être le tube du rappeur local Valsero, qui illustre le mieux le sentiment de frustration des Camerounais.
Ce pays tue les jeunes, les vieux ne lâchent pas prise”, scande Valsero sur un rythme syncopé, sur fond de cuivres et de cordes. “Ce pays est comme une bombe et pour les jeunes un tombeau.”
Emmanuel Freudenthal
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