Les « actes » se succèdent, chaque samedi, et font face à la répression. La commune lorraine de Commercy a lancé un appel, suivi, à la coordination nationale du mouvement avec pour socle la démocratie directe, le partage des richesses et le rejet du sexisme, de l’homophobie et du racisme. Et si l’extrême droite affiche, de jour en jour, son amertume à l’endroit de ce qu’elle tient pour une « gauchisation » [1] du mouvement, les injures antisémites essuyées par Alain Finkielkraut n’en jettent pas moins un froid — sitôt exploité par l’ensemble du personnel médiatique et gouvernemental, en dépit de la condamnation unanime des figures du mouvement. Revenons, donc, sur cette mobilisation que Samuel Hayat nous présente comme « révolutionnaire, mais sans révolution au sens étroitement politique ».
Balast - Macron est parvenu au pouvoir en affichant son intention de dépasser le clivage gauche-droite ; ironie du sort : un mouvement populaire, qui revendique lui aussi ce dépassement, demande depuis trois mois sa démission. Que nous dit cette séquence en matière de conflictualité ?
Samuel Hayat - La mise en question du clivage gauche-droite ne peut plus être dénoncée comme le simple déguisement d’une rhétorique droitière. Avec les gilets jaunes, on voit l’affirmation sur la scène publique d’une critique radicale de ce clivage, non pas pour dissimuler un discours de droite mais comme revendication positive d’une nouvelle citoyenneté. Celle-ci se vit et se dit comme directe et donc doublement rétive au clivage gauche-droite : d’une part, elle vise au rassemblement de tous contre les logiques de division inhérente à ce clivage ; d’autre part, elle rejette la politique professionnelle dans laquelle ce clivage faisait sens. Mais, bien sûr, des clivages ne cessent de se reconstituer, et c’est une bonne chose car rien n’est plus effrayant que ce que Jacques Rancière appelle le rassemblement haineux de l’Un [2]. On trouve donc désormais, chez les gilets jaunes ou chez d’autres acteurs, à la place du clivage gauche-droite, un clivage entre le peuple et les élites ou un clivage entre les libéraux et les démocrates… Tout le problème est que ces nouveaux clivages n’ont pas la même substance que le clivage gauche-droite.
« La mise en question du clivage gauche-droite ne peut plus être dénoncée comme le simple déguisement d’une rhétorique droitière. »
La gauche en particulier était devenue, avec le temps, non pas un simple principe de classement pour professionnels de la politique mais un camp avec ses valeurs — en premier lieu l’égalité —, son histoire — celle du mouvement ouvrier —, sa base sociale — les travailleurs et plus généralement les dominés —, son horizon — le socialisme —, et même son principe épistémologique — la dénaturalisation de toutes les hiérarchies instituées. Tout le problème est que ces éléments ne sont aujourd’hui plus opposables aux partis politiques, qui ont monopolisé le droit de parler au nom de la gauche et qui se moquent bien de cette histoire, de ces valeurs et de cet horizon. La difficulté est donc qu’il faut en même temps défendre la gauche en tant que substance et l’arracher à ceux qui en usurpent le nom, en premier lieu les socialistes. Le mouvement des gilets jaunes met donc bien en difficulté la gauche radicale, mais c’est une bonne chose, car c’est un combat qu’il faut mener depuis longtemps et qui est toujours repoussé à la prochaine fois, sous prétexte de front républicain ou de politique du moindre mal. Ils ne nous laissent plus le choix : pour redonner sens au clivage gauche-droite, il faut rompre avec la gauche institutionnelle, sans quoi ce qui faisait la substance de la gauche est menacé de disparition définitive.
Sans quoi cela pourrait-il impliquer d’abandonner le mot « gauche » ?
Peut-être. Et si c’est le cas, il ne faut pas faire de fétichisme des étiquettes. Ce qui compte, c’est que l’on garde ce que ce signifiant avait réussi à agréger, et qui ne pourra et devra jamais perdre son tranchant, son scandale : ce qui est en lui rétif à tout consensus.
Sur le plateau de l’émission du Média à laquelle vous étiez invité, Maxime Nicolle, une des figures du mouvement, vante la « gestion » au détriment de la « politique » [3]. Vous avez réagi pour rappeler le glissement néolibéral de ce type de discours. Les gilets jaunes se disent généralement « citoyens » ou « apolitiques » : est-ce un héritage, conscient ou non, de « l’idéologie de la fin des idéologies » [4] ?
Il y a bien sûr un danger immédiatement perceptible à ce discours défendant la bonne gestion contre la mauvaise politique. On y entend aussitôt le règne de l’expertise, supposément consensuel, comme remède aux errements de la politique démocratique. C’est à mon sens un des risques du citoyennisme, comme valorisation du point de vue « neutre » des citoyens — dont les pouvoirs technocratiques s’accommodent bien, comme le montre leur inclinaison pour les dispositifs de participation citoyenne. Mais il ne faudrait pas imaginer que cette valorisation de la gestion soit entièrement néolibérale. Ce serait sous-estimer l’importance de l’ancrage de ce discours dans l’histoire du socialisme. Dès ses débuts, celui-ci a présenté le projet d’une extinction de la politique, du remplacement du gouvernement des hommes par l’administration des choses au moyen du développement de la science sociale. C’est au cœur du projet de Saint-Simon, le grand ancêtre du socialisme en France, mais on le retrouve avec des variantes chez Proudhon, et même chez Marx et Engels. Il y a donc une histoire de gauche du recours à la métaphore gestionnaire, à l’utopie d’un remplacement de la politique par la science.
Une des leçons du socialisme réel [5] est que l’idée du remplacement de la politique par l’administration des choses porte en soi le risque de la constitution d’une bureaucratie de sachants, à l’autorité d’autant plus difficile à contester qu’elle se réclame de la science. Mais identifier ce risque ne doit pas conduire au refus pur et simple de ce projet, sans quoi c’est le socialisme entier qui disparaît. C’est ce que fait Axel Honneth dans L’Idée du socialisme : pour lui, il faudrait débarrasser le socialisme de ses aspects scientifiques, de son opposition foncière à la politique gouvernementale, pour en faire un simple synonyme de la démocratie. La liquidation du socialisme passe aussi par cette dissolution du socialisme dans les procédures démocratiques, référendums, conseils, délibération, etc. Mais une démocratie sans socialisme, c’est-à-dire sans l’idée d’une émancipation par l’analyse des rapports de domination réellement existants, risque de devenir aussi impuissante, voire dangereuse, qu’un socialisme sans démocratie. La voie est donc étroite puisqu’il s’agit à la fois de maintenir l’horizon utopique d’une politique débarrassée du gouvernement des hommes et s’appuyant sur des savoirs positifs et, en même temps, de contrer les devenirs autoritaires de l’administration des choses qui remplacera cette politique. La solution, à mon sens, c’est de penser la politisation conflictuelle de l’administration des choses — ce qui requerrait une reconfiguration des rapports entre politique, sciences sociales et citoyenneté. Peut-être que les gilets jaunes, en empruntant le langage gestionnaire et en le retournant contre les revendications d’expertise parallèles des professionnels de la politique et des technocrates néolibéraux, œuvrent en ce sens.
« L’économie morale » [6] dont vous parlez dans votre article ne se double-t-elle pas, concernant les discours des gilets jaunes, d’un appel au « bon sens » ?
« Le bon sens populaire des gilets jaunes ne doit être ni glorifié ni voué aux gémonies : il révèle quelque chose de profond. »
Quand j’ai parlé d’économie morale, mon but était de faire deux choses. Premièrement, je voulais contrer l’idée selon laquelle ce qu’on venait de vivre le samedi 1er décembre n’avait été qu’une débauche irraisonné de violence, une émeute ; il s’agissait pour moi de proposer une interprétation des événements qui redonne une place à la rationalité à l’action des manifestants, rationalité que je trouvais dans leur attachement commun à un pacte social trahi par Emmanuel Macron. Deuxièmement, je souhaitais rendre compte de la cohérence interne du mouvement et de ses revendications, de ce qui me semblait être sa remarquable unité, alors même que les partis, les syndicats ou les associations, outils traditionnels de mise en cohérence idéologique, étaient absents. Cela m’a certainement conduit à sous-estimer d’autres facteurs de mise en cohérence idéologique du mouvement, et notamment les entrepreneurs de mobilisation qu’étaient alors Éric Drouet et surtout Priscillia Ludosky. Il n’en demeure pas moins que le fond me semble robuste : le mouvement a pris cette ampleur parce qu’il faisait écho à des principes normatifs largement répandus dans la société et ouvertement attaqués voire moqués par le président de la République. Évidemment, cela pose problème à la gauche car ces principes normatifs n’ont pas de réel caractère de classe et dissimulent, voire reconduisent, des formes d’exclusion et d’oppression — notamment de genre et de race. Il s’agit de principes majoritaires, et donc de principes du majoritaire, c’est de là que vient leur force. Le « bon sens » populaire des gilets jaunes ne doit être ni glorifié ni voué aux gémonies : il révèle quelque chose de profond dans ce pays, une série de principes normatifs qui ont engendré de fortes mobilisations, et ces mobilisations à coup sûr en modifient les caractéristiques, dans un sens qui me semble adéquat aux principes plus structurés, plus précis, plus émancipateurs de la gauche.
Lors de Nuit Debout, le philosophe Alain Finkielkraut a été chassé de la place de la République au nom du refus du citoyennisme « all inclusive » [7] ; à Commercy, un skinhead est autorisé à participer aux débats au nom de « l’expression la plus complète de tous les points de vue [8] ». Le sociologue Philippe Corcuff parle de « brouillard idéologique » pour qualifier le moment que nous vivons : est-ce le cas ?
Bien sûr ! Mais si le reconnaître conduit à ne pas avancer du tout et à s’enorgueillir d’être les seuls à ne pas être dans le brouillard, à quoi ça sert ? Ce brouillard, le fait que la gauche et la droite n’aient plus de sens pour beaucoup de gens, tout ce que décrit avec justesse Philippe Corcuff, c’est installé, c’est là. Le confusionnisme, permis par des décennies de déconsidération de la critique sociale par les politiques et les médias, y compris de gauche, mais aussi par nos défaites propres, s’est installé et forme la culture commune de nombreuses personnes. Le pire, paradoxalement, c’est que ce confusionnisme n’est pas dogmatique : il n’y a pas derrière de véritable gourou qu’on pourrait dénoncer, d’idéologie constituée qu’on pourrait analyser — c’est plutôt une attitude hypercritique qui empêche qui que ce soit, de droite comme de gauche, de faire véritablement prise.
Cette confusion est un mouvement puissant…
Et il faut reconnaître que l’on est démunis. Toute la critique sociale a construit sa force d’attraction sur sa capacité de dévoilement et de proposition d’une théorie sociale qui, tout à la fois, dévoile le réel et indique une stratégie de transformation. Mais à l’heure du confusionnisme, tout le monde dévoile tout, de manière apparemment bien plus radicale que la critique sociale, et sans théorie, donc sans stratégie, ce qui d’ailleurs condamne les confusionnistes à l’impuissance par cela même qui leur donne leur audience ! Et une fois qu’on a reconnu que l’on est démunis, que nos discours critiques habituels ne font plus prise, il faut réfléchir aux moyens de se réarmer, et de désarmer les fascistes, qui eux aussi essaient de reprendre la main. C’est un travail politique qui doit être accompli collectivement par les organisations et les groupes de gauche, mais aussi par toutes et tous ceux qui souhaitent qui s’inscrire dans une tradition de critique sociale : on n’y coupera pas. Et puisque personne n’a la clé, il faut laisser place aux expérimentations, à l’invention de nouvelles recettes, sans (trop) plaquer nos préjugés…
La mobilisation des gilets jaunes serait-elle le premier grand mouvement issue de la « démocratie du public » [9], comme l’appelle le philosophe Bernard Manin ?
« À l’heure du confusionnisme, tout le monde dévoile tout, de manière apparemment bien plus radicale que la critique sociale. »
Je dirais plutôt que le macronisme est le premier mouvement lié à la démocratie du public dans une forme aussi pure, et que le mouvement des gilets jaunes en est une forme interne de contestation — avec toute l’ambiguïté que ça implique. C’est un mouvement qui naît du triomphe de la démocratie du public, qui en dénonce vigoureusement les formes mais qui reste largement piégé dans ses logiques. Rappelons que pour Manin, la démocratie du public se caractérise par un vote pour des personnalités sans réel programme plutôt que pour des partis, les électeurs se comportant comme un public de spectateurs qui choisissent à chaque élection parmi une offre politique fortement personnalisée. C’est une métamorphose qui n’a rien de spécifique à la France, mais l’élection du président au suffrage direct, sans nécessité d’en passer par des primaires, permet aux logiques de la démocratie du public de jouer à plein. Macron a pu construire un mouvement à sa main et à son image, portant même ses propres initiales, et aller à la rencontre du peuple sans en passer par les appareils de partis, en refusant de s’inscrire dans le clivage gauche-droite, sans idéologie marquée si ce n’est une vague référence au progrès, en faisant une campagne électorale ayant tout de la campagne de com’.
L’échec relatif des manifestations syndicales de 2017 contre la réforme du code du travail illustre bien la difficulté de mobiliser selon les formes traditionnelles contre un pouvoir à ce point sans substance, qui présente sa politique comme une suite de mesures simplement techniques. Au contraire, le mouvement des gilets jaunes a fait carton plein car, par beaucoup d’aspects, il ressemble, dans son appréhension de la politique, au macronisme : pas d’idéologie affirmée, une série de revendications reposant plutôt sur la morale et le bon sens que sur un projet de société, des coups de com’ — à commencer par l’usage du gilet jaune —, un marketing viral sur les réseaux sociaux plutôt que la construction d’organisations, quelques personnalités parlant directement au mouvement par des vidéos YouTube mais tenues par aucun mandat, la réduction de la politique à une série de mesures sur lesquelles il s’agit de voter par référendum… C’est la force du mouvement des gilets jaunes que d’avoir à ce point réussi à se fondre dans les coordonnées politiques nouvelles de la démocratie du public, et d’avoir ainsi montré que cette forme de gouvernement représentatif n’était pas plus que les autres imperméable à la contestation. En cela, les gilets jaunes ouvrent une voie, dans laquelle tous les mouvements sociaux peuvent s’engouffrer, et doivent le faire sans trop de regrets.
N’oublions pas ce qu’écrivait Marx dans le 18 Brumaire : « Les révolutions prolétariennes […] se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! [Ici est Rhodes, c’est ici qu’il faut sauter] C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser ! » Il n’y a pas de nostalgie à avoir du monde ancien, avec ses partis, ses idéologies et ses modes d’action : les mouvements d’émancipation doivent sans cesse se remettre en question, s’adapter aux circonstances, inventer de nouvelles armes. Les gilets jaunes nous montrent le point faible du pouvoir, c’est là qu’il faut appuyer si l’on veut à nouveau faire prise sur lui — mais chaque mouvement avec ses propres objectifs, qui puissent aller au-delà de l’univers idéologique commun au macronisme et aux gilets jaunes.
C’est peut être une première : une somme considérable d’articles et d’analyses — dont les vôtres — tentent à chaud de penser le mouvement des gilets jaunes. Comment ne pas tomber dans le fast thinking ? Comment les sciences sociales peuvent-elles aborder « ce qui est en train de se faire » ?
« Il y a bien un anti-intellectualisme, mais ce risque n’est pas propre à je ne sais quel populisme : il est déjà là, installé dans les plus hautes sphères du pouvoir et de la soi-disant expertise. »
Je me méfie des injonctions à parler moins, produire moins, aller plus lentement, avoir de la retenue dans ses analyses… autant que des injonctions inverses. Il faut toujours se demander qui produit ces discours de rappel à l’ordre et dans quel but. C’est vrai que ce mouvement a donné lieu à un empressement savant peu commun. On a assisté et on assiste encore à la rencontre entre un fort besoin d’éclaircissements porté par les médias et par le public, et une offre d’analyses pour le moins pléthorique. Mais ce qui est intéressant est que les gens qui ont pris la parole ne relèvent pas du monde habituel de l’expertise politique à destination des médias ou du grand public. Combien de fois avait-on vu et entendu quelqu’un comme Gérard Noiriel auparavant ? On a accordé une attention significative à des universitaires travaillant sur les classes populaires, les mouvements sociaux, les formes de contestation, les violences policières — autant de sujets qui sont généralement boudés par les médias. Plus intéressant encore, il semble que cela ne se soit pas fait au détriment de la parole des gilets jaunes eux-mêmes, qui ont aussi reçu une attention plus grande que l’on en accorde d’habitude aux manifestants dans la couverture d’un mouvement social. Tout l’enjeu est maintenant de durer, de continuer à proposer des analyses. Mais ne nous faisons pas d’illusions : le champ médiatique est déjà en train de se refermer et nous allons continuer les discussions principalement dans des médias de critique sociale comme le vôtre.
Il arrive que le populisme, entendu ici dans son sens politique et non comme injure médiatique, intègre à sa critique des « puissants » le monde des idées, la pratique intellectuelle, bref, les « intellos » : est-ce à vos yeux un risque, dans le cas présent ?
L’histoire du socialisme est indissociable de l’histoire des sciences sociales, comme manière raisonnée d’étudier le réel en vue de sa transformation. Tout le projet d’émancipation sociale collective repose sur l’idée qu’il existe des mécanismes de domination qui sont plus profondément ancrés dans la société que ne le sont l’État, la loi et le droit, et qu’il faut donc étudier la société pour les comprendre et les combattre. En ce sens, le désintérêt pour les sciences sociales, au profit souvent des faux dévoilements du complotisme ou du sensationnalisme, est bien un obstacle à l’émancipation. Mais qui est responsable de ce désintérêt ? Il ne date pas des gilets jaunes ! Il est au cœur de la politique contemporaine, du management de la science, du traitement médiatique dominant de l’information, de l’organisation économique elle-même. Il y a bien un anti-intellectualisme, mais ce risque n’est pas propre à je ne sais quel populisme : il est déjà là, installé dans les plus hautes sphères du pouvoir et de la soi-disant expertise. Il est trop facile de moquer l’anti-intellectualisme peut-être réel de certains gilets jaunes et de tolérer celui des dirigeants politiques, médiatiques et économiques, alors que le premier n’est que le reflet du second, et est souvent moins unilatéral qu’on ne l’imagine. Nous devons montrer que les savoirs des sciences sociales peuvent éclairer le réel de manière critique, permettent un dévoilement efficace des rapports de domination, et donnent des outils à ceux et celles qui veulent les renverser. Cela suppose d’être attentif aux savoirs qui existent chez les gens, et en particulier chez les dominés, qui sont au plus près des mécanismes d’oppression, et qui ont des choses à dire sur ce qu’ils vivent. C’est à partir de ces savoirs que des sciences sociales critiques efficaces, c’est-à-dire émancipatrices, peuvent le mieux se développer et venir nourrir en retour les luttes.
Le philosophe et militant Daniel Bensaïd mettait en garde : « Il existe aussi une illusion sociale, qui prétend se protéger de la contamination bureaucratique en restant à l’écart de la lutte politique des partis et de ses moments électoraux […]. Face aux problèmes concrets posés par les expériences en cours, ces discours semblent vieillir très vite et fuir la réalité au profit de l’abstraction. » Cette critique de l’« illusion sociale » vous paraît-elle, ici, pertinente ?
Le propos de Daniel Bensaïd est ici d’invalider une certaine stratégie libertaire consistant à ne pas chercher à participer aux luttes pour le pouvoir d’État. Selon lui, une telle attitude aurait conduit à l’impuissance. Il faut prendre au sérieux ces critiques car c’était un grand penseur et un grand militant ; cependant, je crois qu’il a tort sur le fond : on ne sait tout simplement pas ce qui a véritablement fait avancer dans l’Histoire la cause de l’émancipation et comment. Je serais bien en peine de peser la part respective des anarchistes, des léninistes, des féministes, des syndicalistes ou des sociaux-démocrates dans les luttes pour l’égalité. Il a tort aussi, à mon sens, lorsqu’il renvoie cet anti-électoralisme exclusivement à un souci de pureté idéologique alors qu’il s’agit surtout d’un choix stratégique : la voie électorale est refusée par les libertaires non parce qu’elle serait impure mais parce qu’ils la jugent inefficace et dangereuse, en particulier dans le cadre de la démocratie bourgeoise — c’est la grande leçon, notamment, que le mouvement ouvrier français tire de l’échec de la révolution de 1848 : alors même que les ouvriers obtiennent le droit de vote, une assemblée réactionnaire est élue en avril 1848, et mène le plus grand massacre de travailleurs, en juin 1848, que la France ait connue jusqu’à lors. Pour beaucoup, c’est la preuve que le vote ne mène qu’à la catastrophe, et qu’il faut chercher en dehors de l’État une voie spécifiquement ouvrière à l’émancipation, voie que les ouvriers organisés trouvent alors dans l’association.
« Contentons-nous, nous intellectuels et militants, de ne pas tomber amoureux de notre propre posture de vertu. »
Le refus libertaire ou anarcho-syndicaliste de la voie électorale est certes ouvert à discussion, mais tout à fait raisonné. Ceci étant, Bensaïd met le doigt sur quelque chose de pertinent, non pas en termes de stratégie mais en termes d’objectif : est-ce qu’il s’agit de lutter pour un monde débarrassé de la politique et organisé exclusivement par l’expression immanente des intérêts sociaux, rendu harmonieux par la fin du capitalisme ? Cette illusion-là est bien présente et persistante chez certains libertaires, et sûrement plus encore, sous une forme différente, chez les citoyennistes. Pensons donc avec Bensaïd l’inéluctabilité du conflit et donc de la politique — mais acceptons en même temps que la stratégie de conquête électorale du pouvoir d’État ne soit pas la seule voie possible pour un mouvement d’émancipation.
On connaît la phrase du philosophe marxiste Slavoj Žižek exprimée à propos d’Occupy Wall Street, et régulièrement convoquée à chaque mobilisation d’ampleur : un mouvement social ne doit pas « tomber amoureux de lui-même [10] ». Légitime mise en garde ou tour d’ivoire arrogante ?
Cela donne une impression de sagesse à bon compte d’être celui qui dit aux militants de faire attention à ne pas tomber dans tel ou tel piège. Les gilets jaunes sont déjà allés beaucoup plus loin que qui que ce soit n’aurait pu l’imaginer au début du mouvement. Le discours de Žižek est d’une morgue terrible. Contentons-nous, nous intellectuels et militants, de ne pas tomber amoureux de notre propre posture de vertu et laissons ceux et celles qui luttent inventer leur propre horizon. Un mouvement social court toujours le risque d’être pris par des forces centrifuges ou au contraire de se refermer sur lui-même. Les premier·e·s concerné·e·s sont les mieux à même de saisir ce risque, et l’on peut penser que l’Assemblée des assemblées de Sorcy-Saint-Martin le 26 janvier, à l’initiative des gilets jaunes de Commercy, est la preuve de leur volonté de le contrer.
Les revendications qui font consensus au sein du mouvement impliquent de facto un changement de régime. Les gilets jaunes refusent majoritairement le débouché électoral et le mouvement ne semble pas s’orienter vers une insurrection révolutionnaire généralisée : comment peut-il tenir sur la distance ?
Ce qui est étrange et passionnant, dans le mouvement des gilets jaunes, c’est que des gens investissent l’espace public et déploient une inventivité politique qui généralement est plutôt typique d’une situation révolutionnaire ou post-révolutionnaire — alors justement qu’il n’y a pas eu de révolution au sens classique. En historien de la révolution de 1848, je vois chez les gilets jaunes un écho frappant avec le mouvement des clubs qui émerge alors, dans ses meilleurs aspects comme dans ce qui me semble être ses errements. Mais la grande différence est qu’en 1848 une insurrection avait effectivement mis à bas le pouvoir, comme en 1789, en 1830, en 1871. Aujourd’hui, le pouvoir semble plus intouchable que jamais, du fait du développement de l’appareil d’État (et en particulier de son bras armé), de décennies de pacification de la société (et en particulier des formes de contestation) et du plus grand attachement que nous avons tous et toutes développé pour les principes démocratiques — et souvent pour les procédures électorales. On a donc affaire à un mouvement révolutionnaire, mais sans révolution au sens étroitement politique : il s’agit plutôt d’une révolution sociale, au moins en devenir.
Ce n’est pas la seule révolution sociale sans révolution politique de ces dernières décennies : pensons au mouvement féministe, qui a révolutionné la société et la révolutionne encore, avec certes des manifestations, des protestations, de la solidarité face à la répression, des changements institutionnels imposés par la rue, mais sans avoir eu à prendre un hypothétique palais d’Hiver du patriarcat. Donc toute la question n’est pas de savoir comment les gilets jaunes pourraient renverser le pouvoir, c’est plutôt de penser la manière dont ils changent déjà et peuvent changer encore plus profondément la société elle-même, les rapports de domination qui s’y nouent, les règles organisant la distribution des richesses et du pouvoir. Et de ce point de vue, il semble y avoir quelque chose de profondément révolutionnaire dans les manières mêmes dont ils s’organisent, se rencontrent, discutent — ce qui explique la violence et le systématisme de la répression, non seulement face aux manifestations hebdomadaires, mais aussi, de manière moins visible, face à la moindre occupation de rond-point. Obtenir la démission de Macron semble peu probable, c’est vrai. Mais les gilets jaunes sont peut-être en train de réussir quelque chose d’infiniment plus important : changer en profondeur la société et libérer des dynamiques d’émancipation qui pourront se déployer et transformer l’horizon des possibles.