« Le peuple philippin est prêt au pouvoir personnel. Il est prêt à accepter tout de suite un Lee Kuon Yew ou un Park Chung Hee. Il acceptera une réduction de ses libertés civiques si seulement on lui en explique convenablement les raisons », estimait voici deux mois le sénateur Benigno Aquino. Le secrétaire du parti libéral d’opposition, que d’aucuns considéraient comme le rival le plus dangereux du président Marcos, aura découvert à ses dépens qu’il avait vu juste : dans l’indifférence quasi générale, il a été une des premières personnalités arrêtées lorsque, dans la nuit du 22 au 23 septembre, le chef de l’Etat a décrété la loi martiale sur l’ensemble des Philippines, pour la première fois dans l’histoire de la République.
En quelques jours, neuf cents personnes ont été appréhendées : quatre gouverneurs provinciaux, quarante-deux députés et sénateurs d’opposition, indépendants, ou même membres du parti « nationalista » au pouvoir, des journalistes, des étudiants. Ils seront jugés concurremment par des tribunaux civils et militaires. Journaux, chaines de radio et de télévision ont été réduits au silence, à l’exception de ceux que contrôle le gouvernement. Les fonctionnaires ont été priés de remettre leur démission et de présenter à nouveau leur candidature auprès de... leur supérieur direct : quelque quatre cent cinquante employés subalternes ont ainsi été écartés, dès la première semaine, d’un service public pléthorique, apathique et gangrené de bas en haut. Ce devait être ensuite le tour des policiers et des employés de la justice (1).
Menée rondement, préparée de longue main, l’opération n’a constitué qu’une demi-surprise, ce qui explique en partie l’absence de réactions populaires intempestives. Dès juillet, le gouvernement avait dû admettre qu’il avait fait procéder à une étude sur les modalités d’application éventuelle de la loi martiale.
Lorsque nous nous sommes rendus en août aux Philippines, l’éventualité semblait plus reculée. Le gouvernement avait d’autres préoccupations plus immédiates : le passage successif de cinq typhons accompagnés de pluies diluviennes avait provoqué, dans la partie la plus peuplée de Luçon, l’île principale des Philippines, des inondations d’une ampleur sans précédent. Il y avait eu quelque six cents morts, des centaines de milliers de sans-abri ; les dégâts étaient évalués à plus de 2 milliards de pesos.
En même temps, dans les Visayas, les îles du centre, et dans la grande île du sud, Mindanao, la sécheresse sévissait, brûlant les récoltes : cette double calamité achevait de plonger dans le chaos la vie économique, sociale et politique du pays. En fait, elle allait précipiter l’avènement de la loi martiale. Mois l’opposition libérale comme les milieux nationalistes et progressistes, convaincus que le président Marcos conservait cet atout dans sa manche, pensaient qu’il n’en ferait usage qu’en dernière extrémité. Seule l’extrême gauche — les étudiants activistes et les maquisards maoïste de la Nouvelle armée du peuple (N.P.A.) — criait au loup avec insistance. Il ne semble pas qu’elle se soit laissée prendre au dépourvu. Cela pourrait, dans un proche avenir, réserver bien des surprises.
Le prétexte immédiat à l’imposition de la loi martiale fut une tentative d’assassinat (manquée) perpétrée à Manille par des inconnus sur la personne du secrétaire à la défense, Juan Ponce Enrile. Auparavant, la métropole des Philippines avait connu une vague d’explosions à la bombe, déclenchée un an, jour pour jour, après la tuerie de la plaza Miranda, où un engin explosif avait tué huit dirigeants du parti libéral et blessé une centaine d’autres personnes au cours d’une réunion électorale. L’attentat d’août 1971, imputé par le président Marcos à des « éléments subversifs maoïstes », lui avait permis de suspendre le droit d’ « habeas corpus », mesure qu’il dut annuler à la fin de l’année dernière sous la pression populaire.
La situation s’aggrave
Quant à la série d’explosions de cet été, elle a culminé avec un attentat à la bombe à la Convention constitutionnelle, en pleine séance : il y eut une vingtaine de blessés. Une véritable psychose collective commençait à s’emparer de Manille. A nouveau, le chef de l’Etat accusait les maoïstes de la N.P.A. de se livrer à une « campagne d’été de terrorisme urbain ». Ceux-ci répliquaient, dans leur journal clandestin « Ang Bayan » (« le Peuple »), que ces attentats étaient le fait d’agents gouvernementaux et avaient pour but d’achever de préparer l’opinion à l’imposition de la loi martiale.
Que veut le président Marcos ? Dans les premières interviews qu’il a accordées fin septembre, il souligne que la loi martiale qu’il vient d’instaurer n’a qu’un caractère « défensif ». Il se déclare convaincu que les Philippines allaient tout droit à la révolution. « Nous avions atteint le stade où, à moins qu’une réforme (sic) n’intervienne, la révolution était inévitable. Il était également clair que seule la loi martiale permettait de se tirer d’affaire » (2).
De fait, la situation n’a cessé de s’aggraver : affrontements sanglants entre musulmans et chrétiens au Mindanao ; montée de la contestation étudiante dans les villes ; extension des maquis maoïstes dans les campagnes ; mécontentement croissant des classes moyennes, lésées dans leurs intérêts par une administration corrompue, dispendieuse et inféodée, directement ou indirectement, aux intérêts étrangers ; offensive nouvelle des forces nationalistes contre la permanence des intérêts américains dans l’archipel — à moins de deux ans de l’arrivée à expiration des principaux accords arrachés par les Etats-Unis en échange de l’indépendance formelle, et qui ont fait des Philippines une néo-colonie américaine.
Est-ce à dire pour autant que la révolution était imminente ? Beaucoup le contestent, qui notent en revanche que la Constitution actuelle interdit au président de briguer un troisième mandat : dès lors, la loi martiale n’est-elle pas davantage pour M. Marcos une ultime tentative pour conserver le pouvoir ?
Troublante sollicitude
Arriver à Manille dans les premiers jours d’août constituait, pour le visiteur étranger, plus qu’un dépaysement : une remontée dans le temps, le début d’un cauchemar. Voir Manille et survivre... Nous exagérons à peine.
L’avion survole une vaste mare jaunâtre où trempent des milliers de petits cubes gris : gonflée par les crues, la Laguna de Bay, le plus grand réservoir naturel du pays, au sud de Manille, a presque entièrement englouti les taudis qui la bordent — ainsi qu’une centrale électrique : pendant tout le mois d’août, le Grand Manille (quatre millions d’habitants) sera privé de courant trois heures par jour. Lorsque l’appareil se pose sur le miroir liquide de la piste, les ailes fauchent les gerbes d’eau que soulève le train d’atterrissage. Chicanes de béton, échafaudages, postes de contrôle improvisés : un incendie a détruit l’an dernier les bâtiments centraux de l’aéroport. Accident∞ ? Geste criminel ? Non : court-circuit électrique, assure un officiel. Mais une haute personnalité gouvernementale nous confiera plus tard : « Certains dossiers de la douane devaient disparaître. »
Dans la chaleur molle, sous un ciel plombé prêt à crever, quelques hommes accroupis vous hèlent : « Hôtel ? Taxi ». La ville est à 6 kilomètres. Vous acceptez au hasard. Un policier se précipite alors, relève le numéro d’immatriculation du véhicule, le nom du chauffeur, le vôtre, votre destination. « Pour votre sécurité », précise-t-il obligeamment. « Mabubay », en somme : bienvenue aux Philippines...
Plus tord dans la soirée, vous sortez de l’hôtel, en quête du pittoresque des rues et d’un restaurant. Un garde du service de sécurité de l’hôtel — uniforme bleu, sifflet, colt et matraque — vous rattrape : « Il n’est pas très conseillé de s’aventurer seul dans ces rues la nuit. Prenez donc un taxi, ou dînez à l’hôtel... » Troublante sollicitude.
La suite du séjour viendra confirmer et démentir ces premières appréhensions. La réalité philippine est à la fois moins dangereuse et plus dramatique. Ce Wild West est très hospitalier, cet Agadir reste accueillant, ce Moyen Age se pare de dehors futuristes, mais quelle misère nourrit ce luxe, que de coups bas sous les sourires, quelle détresse dons l’accueil simple, chaud, direct du peuple !
Ce qui frappe de prime abord le visiteur, c’est la confrontation des contraires, l’absence, l’impossibilité de toute synthèse, l’impression de chaos et d’inachevé qui s’en dégage.
Faisons la part de l’insolite et du fantastique dus aux calamités du moment, les masures ensevelies, les rats dans les hôtels, les ministères et les écoles désertés, les rues défoncées où la circulation, très dense, devenait ballet nautique sous la pluie, ou soulevait d’ocrés nuages de poussière après deux journées de soleil. Oublions un instant l’atmosphère à la fois kafkaïenne et ubuesque de cet été noyé : le chaos demeure, les contrastes dominent.
Un pays tout en contrastes
Les bidonvilles jouxtent les villas somptueuses ; Manille s’est dotée de quartiers résidentiels et sous bonne garde (Bel-Air, Forbes-Park, San-Lorenzo) de l’un des parcs les plus grands et les plus réussis du monde, le Rizal-Luneta- Park, d’une « ceinture touristique » où casinos clandestins, palaces, bordels et ministères font bon ménage, alors que plus de quatre cent mille « squatters » s’entassent dans les baraquements de Tondo, que les taxis refusent de desservir la nuit. Le « tao », le petit paysan, vit toujours ou pas lent du « carabao », buffle d’eau tireur de l’araire primitive, et les magnats du sucre sautent d’ile en île ou s’en vont se détendre en Californie le temps d’un week-end à bord de leur bimoteur particulier.
L’Espagne, en trois siècles d’exploitation coloniale, a légué une multitude d’églises, de couvents d’institutions religieuses, l’habitude des processions de grand style, les éventails des duègnes de la haute, les « bodegas », les boutiques à arcades, et la sainte horreur de la pilule.
L’Amérique est venue à son tour apprendre à ce peuple sous-développé les délices et les délires de la consommation — juke-box jusque dans la plus miteuse des gargotes, antennes de télévision sur les toits des bidonvilles ou de cahutes perdues parmi les cocotiers, supermarchés pleins à craquer dans les bourgs les plus pouilleux, publicité au néon sur fond de rizière et, pourquoi pas, bible Crampon dans les chambres d’hôtel...
L’Amérique est venue persuader ces méridionaux de l’Asie du pouvoir défoulant du verbe et du bulletin de vote ; introduire les fils d’un peuple catéchisé aux joies de la libération sexuelle et capillaire (nous avons même rencontré des hippies philippins !) ; donner à ses élites le besoin du climatiseur d’air et du parc de voitures, l’habitude et la manière de se servir des institutions démocratiques, du bourbon, du coca-cola, des virées intercontinentales et, à tout ce qui ne reste pas obstinément accroché au passé, le goût des relations et des réunions publiques, l’appât du gain, la volonté d’arriver au plus vite au sommet de l’échelle sociale, parmi cette coterie de puissants pour qui tout semble, d’en bas au moins, si prodigieusement facile.
Le résultat ? Une nation écartelée, saturée d’apports étrangers ; un peuple qui ne s’appartient pas ; un pays en quête de sa propre identité. Aujourd’hui, avec ou sans loi martiale, plus que jamais.
Morcelé géographiquement — quelque sept mille iles et îlots, dont quatre cents seulement sont habités, soit une surface émergée d’environ 300 000 kilomètres carrés, — l’archipel philippin l’est tout autant sur les plans ethnique (substrat malais, apports indonésiens, indiens, chinois, puis espagnols, japonais, australiens, nord-américains : « Le paradis de l’anthropologue », disait Cuvier), culturel, linguistique : cinquante-cinq langues, cent quarante-deux dialectes ; les deux langues officielles, l’américain et le pilipino (fondé presque entièrement sur le tagalog, parler du Lucon central), sont pratiquées par 40 % de la population ; mais moins de 2 % parlent encore l’espagnol, langue de l’élite.
Typhons, tremblements de terre, éruptions volcaniques : livrées à la fureur des éléments, oubliées des hommes, les Philippines sont les laissées-pour-compte de l’Asie. Situées en bordure du Pacifique, à 1 000 kilomètres des côtes chinoises, entre Taïwan au nord et le faisceau des îles indonésiennes au sud, proches d’un continent dont leur histoire les a coupées, aliénées à un autre, que leur intérêt national leur enjoint de rejeter, ces îles, très catholiques, hyper-occidentalisées, sont les moins asiatiques des terres d’Extrême-Orient. Du temps des Espagnols, elles étaient régies par le vice-roi du Mexique ; et c’est une colonie plus latine qu’asiatique que l’impérialisme américain a entrepris de subjuguer à la fin du siècle dernier.
Aujourd’hui encore, les événements contemporains en Amérique du Sud servent fréquemment de points de référence dons les discussions des cercles intellectuels. Non sans raison.
La pénétration coloniale espagnole, dans le courant du seizième siècle, fut facilitée par l’absence d’une autorité centrale. La terre appartenait à la communauté villageoise, le « barangay », sous le contrôle de chefs locaux, les « dotus » ou « rajahs ». Sous le couvert de l’évangélisation, les Espagnols, jouant ces communautés les unes contre les autres, entreprirent d’intégrer les « barangays » qu’ils contrôlaient en unités économiques et administratives plus grandes, les « encomiendas » : attribuées aux fonctionnaires coloniaux et aux ordres religieux, elles permettaient d’assurer la levée des impôts et le travail forcé des « taos », les paysans. Leur transmission finit par devenir héréditaire. En concédant une partie de leurs prérogatives à l’aristocratie des « datus » et des caciques, les Espagnols contribuèrent à renforcer l’emprise de cette élite sur les masses paysannes.
Démocratie de façade
La nature même de cette couche, à la fois dominante et dominée, explique les contradictions de la révolution philippine de 1896 et — face, il est vrai, à cent vingt-six mille soldats américains et après deux ans de ce qu’il faut déjà appeler pacification, — l’échec final de ce qui fut le premier soulèvement national et démocratique en Asie : à la règle hispanique se substitua la férule américaine. Les richesses de l’économie coloniale philippine furent simplement détournées d’une métropole sur le déclin vers une autre en plein essor, et furent plus étroitement encore subordonnées à cette dernière. Comme le note justement Georges Fischer, « le régime colonial américain... a eu pour effet de donner, par l’introduction d’une démocratie formelle et de façade, une légitimité moderne et démocratique à l’élite en place » (3).
Ce statut privilégié ne s’est pas foncièrement modifié avec l’autonomie interne, consentie en 1935 (date de la rédaction de la Constitution actuelle), non plus qu’avec l’indépendance, officiellement proclamée le 4 juillet 1946. Un quart de siècle plus tard, la vie politique, économique et sociale demeure concentrée entre les mains du petit nombre. Les structures verticales de la société subsistent pour l’essentiel.
Soixante-dix-sept pour cent des ménages gagnent moins de 3 000 pesos par an (soit environ 2 250 FF) tandis que 2,6 % seulement gagnent plus de 10 000 pesos (environ 7 500 FF). Parmi ces derniers, une infime minorité dispose de revenus proprement incalculables.
L’économie, de type semi-colonial, demeure essentiellement rurale et commerciale. L’ogriculture fournit un tiers du revenu national et les quatre cinquièmes des exportations ; elle occupe 60 % de la population, mais ses ressources sont en quasi-totalité contrôlées par moins de cent familles,
Encouragés par les Américains, le développement des cultures commerciales ainsi que l’exploitation des richesses naturelles, forêt et minerais surtout (4), sont essentiellement orientés vers l’exportation (5), ce qui a favorisé la concentration des richesses et des pouvoirs entre les mains, d’une part, de l’oligarchie traditionnelle et de la gronde bourgeoisie compradore, et, d’autre part, de la bureaucratie capitaliste, nouvelle caste dirigeante apparue à la faveur de l’indépendance, et qui a entrepris de monnayer son influence politique ou administrative. L’enrichissement de cette bureaucratie, lié à la défense des intérêts des oligarques et des compradores, bénéficie également des contradictions et des rivalités qui opposent ces derniers.
Le Cuba d’avant Castro
Avec la loi martiale, le gouvernement a annoncé qu’il débloquait un fonds de 71 millions de dollars pour amorcer une réforme agraire et « contribuer à une existence plus digne du milieu paysan ». La mesure aura suscité autant de scepticisme que d’espoirs. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance se sont en effet penchés sur la question agraire : tous ont reculé devant des réformes authentiques, qui saperaient les fondements mêmes des intérêts et des blocs qui les soutiennent. Le cri poussé au nom des petits paysans par José Rizal, jeune héros national aujourd’hui magnifié, exécuté par les Espagnols en 1896, sera-t-il entendu cette fois ?
Le régime agraire demeure en effet un des principaux obstacles à l’expansion économique comme à l’équilibre général du pays. Si une infime minorité de « landlords » — deux propriétaires sur mille — possèdent des domaines de 50 à 1 020 hectares (6), 80 % des agriculteurs n’ont pas de terre.
Le « tao » survit, besogne et meurt à peu près dans les mêmes conditions que ses ancêtres. Sa productivité est parmi les plus basses d’Asie ; ses connaissances et ses techniques restent frustes. La mécanisation est peu répandue, la commercialisation des denrées mal assurée. Faute d’une politique de crédit agricole soutenue, le paysan continue de s’endetter auprès de l’usurier — souvent propriétaire absentéiste, lointain ou proche parent.
« Lorsque j’emprunte 5 pesos, nous explique le paysan qui nous reçoit un soir dans sa cabane sur pilotis, devant un verre de lait de coco fermenté, je dois en rendre 6 au bout de quinze ; on appelle cela le système des six-cinq ». Soit donc un intérêt annuel de 480 % ! La lampe-tempête éclaire des murs de bambou, un plancher de bambous, des cloisons de jonc tressé, un crucifix, un portrait du président, le hamac où dort le dernier-né, cinq autres filles et leur mère, qui ne comprennent rien à notre anglais. « J’ai relativement de la chance », dit encore notre hôte : il dispose d’un canot à moteur pour la pêche, qui, dit-il, n’est possible que trois ou quatre mois par an. Il en retire cependant les neuf dixièmes de ses revenus.
Quant aux moins chanceux, s’ils ne s’embauchent pas comme « sacadas », travailleurs temporaires dans les plantations de canne à sucre de Negros (« le Cuba d’avant Castro », ce qui en dit long sur les conditions d’existence qui y prévalent), ils vont grossir le flot du lumpenproletariat des « shanties » (bidonvilles) qui germinent dons presque toutes les agglomérations, et Manille en particulier.
Le prolétariat ne représente guère que 15 % de la force de travail. Il est concentré essentiellement dans les industries de transformation, les mines, les transports. En 1969, on comptait près de cinq mille syndicats, regroupés en deux cent quarante fédérations ; les plus importantes d’entre ces dernières ne sont cependant pas en mesure de mettre seules sur pied une grève d’ampleur nationale.
Dans ces conditions, la surabondance de garanties légales dont disposent théoriquement les classes exploitées philippines (charte du travail, Sugar Act de 1952, loi du travail des femmes et des enfants, Blue Sunday Law, code de réforme agraire, droit aux manifestations pacifiques, loi contre les briseurs de grève, etc.) n’est paradoxale qu’en apparence. Quel que soit l’essor de ces institutions réformistes, elles ne paraissent guère en mesure d’entamer efficacement et durablement les pouvoirs par lesquels l’oligarchie renforce l’oppression des plus larges masses.
Tout au plus peuvent-elles s’assurer que le travailleur est bien embauché au salaire minimum de 8 pesos par jour (6 F), sans pouvoir le défendre lorsque divers abus patronaux viennent rogner ou aliéner entièrement ce minimum vital (7).
L’industrialisation s’est effectuée essentiellement à l’initiative de la classe dominante et de ses tuteurs coloniaux, mais elle a entraîné la naissance d’une bourgeoisie nationale, encore très limitée. Sensiblement renforcée cependant par le recours, dans les années 50, au protectionnisme économique, elle reste dépendante de l’oligarchie, bien que ses intérêts soient virtuellement antagonistes de ceux de l’élite. Ses aspirations nationalistes la poussent à remettre en couse le système établi, mais, si elle est appelée à se développer, sa puissance économique ne paraît pas suffisante, pour l’instant, pour mettre en danger les intérêts de l’élite, et pourrait leur devenir subordonnée de façon croissante.
Des institutions politiques inadaptées
L’appui des « barons du sucre », des « loggers » (les « rois du bois »), généreux bailleurs de fonds et pourvoyeurs de clientèle, demeure indispensable aux candidats au pouvoir. Les hommes de main et l’argent font le reste : les Périodes électorales sont fertiles en assassinats Politiques ; l’extravagance des dépenses (il s’agit d’acheter sinon l’électeur, du moins le responsable local qui le fera voter dans le sens désiré) est une source chronique d’aggravation de l’inflation.
Les institutions politiques favorisent cet état de choses. Le bipartisme, imposé par la Constitution héritée des Américains, repose sur des coalitions d’intérêts et sur les appareils des partis. Les électeurs votent pour un homme, non pour un programme : rien ne distingue, sur le plan idéologique, « nationalistas » et libéraux. D’une élection à l’autre, l’opposition fait campagne sur les thèmes du changement et de la corruption de l’administration sortante. Très justement, mais la situation est identique, voire pire, quatre ans plus tard. En Outre, le passage d’une formation à une autre est chose fréquente et parfaitement admise : ainsi Ferdinand Marcos était-il un des chefs de file du parti libéral avant de prendre la tête de l’opposition, pour se faire élire président en 1965 sous l’étiquette « nationalista ». De même, aujourd’hui, le vice-président Fernando Lopez se déclare-t-il « disponible pour tout parti qui voudra de lui ».
Avant l’imposition de la loi martiale, il y avait pléthore de candidats, déclarés ou non, à la magistrature suprême. Chez les « nationalistas », outre MM. Lopez et Marcos, il fallait aussi compter avec !’épouse de ce dernier, Mme Imelda Marcos, que son mari « tient en réserve de la République » — selon le mot d’un éditorialiste francophone du « Manila Times », Max Soliven, aujourd’hui en prison.
Chez les libéraux, la convention nationale du parti, qui devait se réunir en novembre, avait le choix entre le charismatique sénateur Benigno Aquino (emprisonné) et le discret sénateur Gerardo Roxas. L’un, secrétaire, l’autre, président au parti ; l’un jeune — trente-neuf ans, — massif, le verbe haut et dru, l’intelligence agressive, un tempérament de fonceur ; l’autre plus âgé — la soixantaine, — plus effacé, mais disposant de la confiance de l’appareil du parti ; l’un et l’autre produits de l’élite traditionnelle, et liés à de grandes familles.
Toutefois, il serait vain désormais de supputer les chances des uns et des autres : en effet, la question est moins de deviner qui accédera à la Présidence en 1973 que de savoir s’il y aura des élections et dons quel cadre : régime présidentiel ou régime parlementaire ? La réponse appartient aux trois cent six délégués de l’Assemblée constituante — c’est-à-dire, en dernière analyse, à Marcos lui-même, puisque ses partisans y détiennent la majorité.
« Si le peuple le souhaite »
Elue pour désamorcer l’agitation sociale qui s’est emparée des Philippines au lendemain des élections présidentielles de 1969, chargée de traduire par une nouvelle Constitution les aspirations populaires ou changement, l’Assemblée n’est guère représentative de l’ensemble de la population : composée en majorité d’hommes de loi, de sociologues, d’économistes, d’hommes d’affaires, de médecins, elle représente surtout les classes moyennes. Pour la première fois dans l’histoire de la République, les partis politiques n’avaient pas le droit de présenter des candidats. Une cinquantaine de politiciens professionnels ont tout de même été élus — dont deux anciens présidents de la République : M. Carlos Garcia, mort trois jours après la séance inaugurale, en juin 1971, et M. Diosdano Macapagal, qui lui a succédé à la tête de la Convention. A l’époque, déjà, l’Assemblée constituante avait été présentée comme « l’ultime solution de change la révolution » : elle est très vite devenue un lieu privilégié d’affrontements entre les groupes de pression traditionnels. L’ « affaire Quintero » fini de la déconsidérer aux yeux de l’opinion : ce vieux délégué a révélé publiquement que lui et plusieurs de ses collègues avaient reçu des « enveloppes » des mains de Mme Marcos, en même temps que le président le soumettait à d’amicales pressions pour qu’il retire son nom d’une motion interdisant au couple présidentiel de briguer le pouvoir dans le cadre d’un régime Parlementaire.
Finalement, la motion a été rejetée et le régime Parlementaire monocaméral adopté : le président Marcos, à qui, on le sait, l’actuelle Constitution interdit de briguer un troisième mandat, pourra conserver le pouvoir en se faisant élire premier ministre, à condition que l’Assemblée achève à temps la nouvelle charte et que celle-ci soit adoptée par le peuple (8).
A cet égard, il est significatif que, d’une part, le président ait fait savoir récemment qu’il pourrait revenir sur sa décision et rester au pouvoir « si le peuple le souhaite » et que, d’autre part, bien qu’il ait fait arrêter le vice-président de l’Assemblée (9), cette dernière continue de siéger sans désemparer pour terminer ses travaux dans les meilleurs délais.
Cela donne quelque poids aux déclarations que nous faisait en août M. Alejandro Lichauco, l’un des six ou sept délégués dits « radicaux » à l’Assemblée : « Jusqu’à une date récente, je pensais que notre Assemblée finirait par être dissoute ; je suis à présent convaincu du contraire : non seulement nous terminerons nos travaux à temps, quitte à produire un document sans queue ni tête, mais la nouvelle Constitution sera adoptée, parce qu’elle satisfera les différentes tendances de l’oligarchie, qui ont les moyens de l’imposer. Marcos a obtenu ce qu’il voulait : le régime parlementaire ; la hiérarchie catholique également : le droit de donner des cours d’instruction religieuse dans les écoles publiques ; le reste à l’avenant. Songez par exemple qu’il a été décidé d’abandonner le pilipino comme langue nationale au seul bénéfice de l’américain... »
L’Eglise et les chrétiens progressistes
Tel n’est cependant pas l’avis de l’ex-sénateur Raul Manglapus, président de la commission des réformes électorales à l’Assemblée, qui nous fait remarquer : « Les délégués ont adopté deux réformes décisives : l’abaissement de l’âge électoral à dix-huit ans et l’extension du droit de vote aux illettrés. Nous pensons qu’ils se prononceront également pour l’abolition de la loi qui réserve le contrôle des urnes à des représentants des deux partis, « nationalista » et libéral. Cette loi autorise tous les truquages ; sa suppression favorisera l’apparition d’autres partis, la naissance d’un régime authentiquement parlementaire. »
N’est-ce pas prendre les effets pour les causes ? L’exemple de ce qu’il est advenu du caractère « non partisan » de l’Assemblée constituante ne l’émeut pas. Ce chrétien réformiste, qui tente depuis vingt ans l’aventure d’un tiers parti, s’estime désormais proche du but.
Depuis 1968, il anime le Mouvement social-chrétien (C.S.M.) qui, sous l’impulsion des éléments réformistes de l’Eglise catholique, des jésuites en particulier, a joué un rôle important, sinon déterminant, dans l’organisation des manifestations étudiantes et ouvrières qui ont conduit à la création en 1970 de la Convention. « Nous prévoyons, a-t-il ajouté, la montée d’un nouveau parti avant les élections de 1973 ; il n’a pas encore de nom, mais on pourrait le qualifier de parti social-démocrate chrétien, de centre gauche. »
Son programme ? « Il est en cours d’élaboration. Ce sera une sorte de « New Deal » philippin. Nous sommes pour le bien-être social, pour la nationalisation des industries de base, pour l’extension des coopératives, du « communitarisme », pour une réforme agraire progressive, pour une participation du travailleur au processus de décision dans l’entreprise... »
M. Manglapus escompte l’appui d’ « éléments progressiste » et de « groupes paysans et ouvriers », notamment la Fédération des fermiers libres (F.F.F.) et la Fédération des ouvriers libres (F.F.W.). Ces deux organisations se sont développées de façon spectaculaire ces dernières années.
La F.F.W., fondée en 1950, compte soixante-quatre mille adhérents et recrute essentiellement aujourd’hui parmi le prolétariat rural.
La F.F.F., créée et dirigée depuis 1953 par un ancien doyen de l’Ateneo, l’université jésuite de Manille, Jerry Montemayor, membre du Conseil des laïcs à Rome, compterait deux cent mille membres (fermiers, pêcheurs, ouvriers des transports) et un million et demi de sympathisants. Son président se déclare hostile à la révolution armée (« Donnez aujourd’hui une arme au paysan, il l’aura vendue demain », nous a-t-il dit), lui préfère l’organisation de la paysannerie par le biais d’une aide sociale et légale, et l’une de ses ambitions principales parait être de « faire élire nos propres députés et sénateurs d’ici à cinq ans ». Son mouvement est animé dans une large mesure par des chrétiens. « L’Eglise, hostile au départ, nous est actuellement favorable à près de 80 % », nous a précisé M. Montemayor, qui affirme cependant que son mouvement n’est pas dominé par elle : « En fait, nous pensons que le renouveau de l’Eglise viendra de nous. »
Ce renouveau est déjà fort avancé. La hiérarchie catholique demeure profondément réactionnaire, mais l’archevêque de Manille, le cardinal Rufino Santos, a été désavoué publiquement par sa base. Les prêtres les plus extrémistes développent des analyses parfois nettement marxistes, voire maoïstes, sans envisager pour autant — du moins pour l’instant — de prendre le chemin des maquis. Leurs préoccupations œcuméniques passent aujourd’hui avant tout par l’action sociale.
Une société semi-féodale
Nous avons suivi le vice-président Lopez dans un de ses déplacements préélectoraux au Mindanao et dans les Visayas. Le scénario est immuable : après l’atterrissage de son bimoteur, les guirlandes de fleurs passées autour du cou, la prise d’armes et les poignées de mains, la limousine qui l’attend fonce sur la première église pour une minute de recueillement. Conférence de presse à la mairie ; les édiles locaux formulent leurs doléances : ils réclament l’intercession de « Toto Nanding » pour le déblocage d’un crédit en vue de l’extension d’un port, de la construction d’une aérogare ; on mentionne pour mémoire la sécheresse qui sévit, la condition difficile des agriculteurs ; rien sur les « squatters », sur les gens sans terre : leur tour viendra plus tard, au cours d’un bain de foule à l’américaine, détendu, rassurant et bref ; ensuite, banquets et : Rotary clubs, Chevaliers de Colomb, club de la presse locale, municipalités, ; hommes entre deux âges, en chemises brodées ou costumes brillants de bonne coupe ; femmes en toilettes multicolores, robes longues ou tailleurs ; ici, une prière ânonnée au micro, noyée dans les flonflons impies d’un radio-crochet sur le « zocalo », la place publique en contrebas ; là, devant la brochette des officiels — où reviennent toujours les mêmes noms — et les restes somptueux d’un festin, une rangée de chaises vides : protestation silencieuse de fonctionnaires municipaux, dont le salaire n’est pas versé depuis plusieurs mois.
Partout, des discours sans fin ni fond, des chansons anglo-saxonnes (« My bonnie is over the Ocean », « For he’s a jolly good fellow »), et cet épitomé de la réflexion politique du vice-président : « Il faut rapprocher le gouvernement du peuple ». La soixantaine massive, l’homme est incontestablement populaire et affable, autant que piètre tribun et richissime businessman. Avec son frère Eugenio, il est à la tête d’un vaste empire commercial, industriel et bancaire, né dans les plantations de sucre mais qui s’est étendu à d’autres secteurs : électricité (monopole pour le Grand-Manille), communications interinsulaires, presse, etc.
Comment expliquer le paternalisme, voire le népotisme, de règle dans cette société semi-féodale ? « Les aspirations égalitaires, les valeurs démocratiques, n’ont longtemps touché qu’une minorité ; cependant que le système des rapports inégalitaires de la société traditionnelle est profondément cohérent », nous explique une jeune sociologue de l’Ateneo. Les relations du métayer et de son propriétaire, de l’ouaille et de son curé, du citoyen et de son administrateur, se sont greffées sur l’organisation des rapports sociaux à l’intérieur et autour de la famille, conçue par le législateur comme « l’institution de base de la société ». (Article 216 du code civil.)
Compérage et népotisme
Il est encore fréquent de centrer les activités locales ou régionales sur telle ou telle famille, ses consanguins les plus éloignés et ses « obligés ». Une tradition est restée vivace : celle du « compérage », qui tisse à vie des liens d’aide réciproque entre, d’une part, l’enfant et ses parrain et marraine et, d’autre part, les parents et leurs compère et commère. Elle se superpose aux relations de solidarité familiale ; l’ensemble transcende les institutions sociales et politiques formalisées, contribue à les affaiblir, mais rend en même temps leur existence moins insupportable aux plus démunis. Ceux-ci peuvent en effet espérer bénéficier des faveurs des nantis, en échange de menus services, domestiques ou électoraux...
Ainsi passerait-on du sens de la famille au favoritisme et ou népotisme, et du principe de réciprocité des échanges à la généralisation de la corruption. Répandus assez largement dans l’ensemble du tiers-monde non communiste, ces travers ont été élevés, aux Philippines, quasiment au rang de méthodes de gouvernement. « Payola », le dessous-de-table, est un des maîtres-mots du tangage national.
S’il n’est pas avéré que le régime philippin soit le plus corrompu du monde, ni même d’Asie, du moins cette corruption a-t-elle été assurée de la plus vaste publicité, du fait, notamment, de la liberté exceptionnelle dont jouissait la presse avant l’établissement de la loi martiale. Depuis lors, le président Marcos a fait de la lutte contre la corruption un de ses chevaux de bataille, mais il a pris soin de museler les journalistes les plus acerbes. Gageons que, désormais, les pots-de-vin seront moins sonores.
Un autre aspect frappant de la réalité philippine est le recours à la violence. Tout y favorise. Elle fait moins partie des mœurs que des pratiques politiques consacrées.
Un peuple armé
« Prière de déposer vos armes à l’entrée », lisait-on couramment en pénétrant dans les boîtes de nuit et divers établissements publics. Dons certaines agglomérations, il était obligatoire de porter son arme en évidence ; elles étaient passées à la ceinture, au-dessus de la fesse, et gare à qui vous bousculait !
A la mi-août, à Makati, la banlieue d’affaires de Manille, un règlement de comptes entre le maire de Makati entouré de ses gardes du corps et son ancien associé accompagné de ses hommes de main a fait cinq morts parmi ces derniers, dans la réception même de l’Intercontinental, l’hôtel le plus chic de la ville...
Quelque cinq cents agences — souvent tenues en sous-main par des policiers, à la solde dérisoire — fournissent à la demande environ trente-cinq mille « agents de sécurité » et enquêteurs, dont près de la moitié sont armés. A ce chiffre, il fout ajouter les quarante mille employés de compagnies commerciales ou industrielles affectés à la surveillance d’usines, de propriétés, de concessions forestières, de plantations, etc., et qui constituent le plus gros des troupes de choc des roitelets de province.
Selon la police, quelque cinq cent cinquante mille permis de port d’arme ont été délivrés ces dernières années ; un crime sur six, cependant, est commis avec des armes à feu non déclarées. Les Américains avaient abandonné après la seconde guerre mondiale entre quatre-vingt mille et cent mille armes à feu ; leurs bases militaires continuent de donner lieu à de fructueuses contrebandes ; des fabriques, clandestines ou non, alimentent le marché en carabines locales, les « paltiks ».
Chacun peut, s’il en a les moyens, obtenir très légalement jusqu’à trente permis de port d’arme. Cependant, il est fréquent, nous a-t-on assuré, que les milices privées de certains « seigneurs de la guerre » comptent jusqu’à un millier d’hommes, parfois supérieurement équipés et capables de tenir en échec l’armée ou la police (de l’avis d’un commandant de « marines » philippin).
« Nous nous bottons sur trois fronts, nous avait dit le général Ramos : la gauche extrémiste (les « Huks »), la droite extrémiste (les « seigneurs de la guerre ») et les mauvais éléments à l’intérieur de la police. Mais, avait-il poursuivi, ce sont surtout sur les deux derniers fronts que des considérations politiques interviennent, qui contrecarrent notre action. »
Climat de tension religieuse
C’est dans ce contexte particulièrement éruptif et trouble qu’il faut replacer les affrontements en cours à Mindanao, qui ont en outre pour base une incontestable discrimination à l’encontre de la minorité musulmane. Ces affrontements ne sont pas nouveaux, mais ils ont pris, depuis trois ans, une tournure dramatique : de provocations en représailles et contre-représailles, plus de mille personnes ont été massacrées ; selon la Croix-Rouge philippine, plus de trois cent soixante-dix mille personnes ont été contraintes d’abandonner leur foyer ; d’autres sources mentionnent des chiffres plus importants encore.
L’ampleur nouvelle de ces troubles a fait parler de génocide. Deux délégations de représentants de pays arabes, invitées au début de l’été par le gouvernement philippin à enquêter sur place, ont cependant conclu que l’accusation n’était pas justifiée. A Manille, un vieux leader musulman nous a dit, en août : « Chaque jour qui passe nous rapproche de la guerre de religion » ; mais cette déclaration fracassante est à accueillir avec prudence.
« Si vous ne pouvez aller à Cotabato, où les troubles ont commencé, ni dons la province de Davao, autre point chaud, allez au moins à Marawi. Vous verrez : c’est un autre monde », nous a-t-on dit à Iligan, port du nord-ouest de Mindanao, quatre-vingt-six mille habitants, ville chrétienne à 99 %. La proportion est inverse à Marawi, que l’on atteint après 20 kilomètres de routes cimentées, puis de pistes grimpant des contreforts boisés. Sur les hauteurs, les bâtiments blancs de la M.S.U., l’université de Mindanao, centre intellectuel musulman, et les villes cossues du gouverneur de la province et des notables ; en contre-bas, de méchantes ruelles pentues flanquées de maisons en planches, où vivote une population plus basanée, enturbannée ou portant le fez — enfants curieux, hommes distants, femmes invisibles : 45 % de « squatters ».
Ce n’est pas vraiment un autre monde : c’est une autre misère, plus tranchée. Autour de l’agglomération, des postes de contrôle, des barraquements en dur en cours de construction : les « marines » philippins ont pris la relève de la police, que les musulmans accusent non sans raison de soutenir les chrétiens. « Pas de problème pour nous ; « ils » nous savent impartiaux », assure le commandant de « marines » qui nous véhicule ; mais, deux minutes plus tard, il refuse de traduire le cri que lance, poing brandi à notre adresse, un jeune musulman que nous croisons...
L’islam s’est introduit aux Philippines au quatorzième siècle. Aujourd’hui les Moros, les musulmans philippins, regroupés à Mindanao, à Palawan et dans l’archipel des Soulous, à l’extrême sud-ouest du pays, sont près de quatre millions, soit un dixième environ de la population totale. Ils n’ont jamais été véritablement intégrés. Les Espagnols ont lancé contre eux de nombreuses expéditions, sans parvenir à les soumettre entièrement. Les Américains leur ont réservé des terres, mais sans procéder aux réformes, sans fournir l’assistance qui auraient pu garantir leurs droits. Plus tard, les autorités philippines, appliquant le même procédé que leurs colonisateurs à leur égard, ont renforcé les pouvoirs déjà traditionnellement forts des « sultans » et des « datus », chefs de communauté.
« Aujourd’hui, les pouvoirs des datus déclinent, mais la structure ancienne a empêché l’évolution économique », reconnaît un diplomate musulman en poste à Manille. Les mesures législatives adoptées pour améliorer le sort de la minorité musulmane n’ont guère été suivies d’effets : elle peut, à bon droit, se plaindre d’être sous-représentée dans la vie politique et administrative de la nation, ainsi que de l’insuffisance des bourses d’études et de l’aide publique. Quelques privilèges — tels que le droit de prendre plusieurs épouses — compensent-ils la faiblesse du niveau de vie, la stagnation de l’agriculture et de l’artisanat ?
Terrorisme et contre-terrorisme
Plus grave encore est le problème des terres. Depuis la fin des années 50, les autorités philippines ont encouragé l’installation à Mindanao de colons originaires des zones surpeuplées du centre et du nord du pays ; en outre, des concessions ont été attribuées à des gens influents, à des sociétés d’exploitation forestière notamment. Progressivement, les musulmans ont été expulsés de leurs terres.
« Les musulmans ont un sens différent de la propriété », explique M. Doad Ali, musulman lui-même, maire d’une petite ville proche de Marawi, Baloï, à population mixte (trente-huit mille habitants, dont un quart de chrétiens, plus quatre mille réfugiés musulmans). « Le chrétien sait ce qu’est un titre de propriété ; il sait comment s’en procurer un aisément ; ce n’est pas le cas du musulman. Si bien qu’on en arrive vite à la situation suivante : pour le chrétien muni d’un parchemin, le musulman est un hors-la-loi, un pillard ou un squatter qu’il faut chasser ; pour le musulman, le chrétien est un usurpateur. »
Les premiers massacres de musulmans ont coïncidé avec la création, en 1968, du Mouvement pour l’indépendance de Mindanao (M.I.M.), formation séparatiste animée par le « datu » Udtog Matalam, et qui rassemble des dirigeants musulmans, anciens congressistes ou gouverneurs. Dans les milieux musulmans, on soutient que le gouvernement a pris peur devant ce nouveau groupe de pression politique — d’ailleurs en perte de vitesse aujourd’hui, semble-t-il, — et qu’il a encouragé en sous-main une riposte armée.
En fait, dès cette époque, les jeunes fermiers du Cotabato, harcelés par des « pillards » musulmans, avaient déjà entrepris de se défendre. En même temps, sur les plateaux boisés de l’intérieur, les tribus de Tirurays et de Manobos (minorités ethniques appartenant au groupe indonésien), victimes elles aussi de razzias, se groupaient autour d’un certain « Toothpick » (« Cure-dents »), que l’on nous a décrit comme « un bandit aux pouvoirs charismatiques ». Ces groupes sont-ils unis ou agissent-ils séparément ? Toujours est-il qu’ils sont connus sous le terme générique d’ « Ilagas » (ce qui, en ilongo, diolecte des Visayas dont beaucoup seraient originaires, signifie « les Rats »).
Les partisans de « Toothpick » ont la réputation de couper les oreilles de leurs victimes, entre autres mutilations : ils les réduisent en poudre et en onguents dont ils s’enduisent le corps. On nous en a proposé des échantillons.
Harcelée, terrorisée, la population musulmane, surtout dans les zones côtières où elle était devenue très minoritaire, a réagi par la fuite, et par le contre-terrorisme. Des groupes armés musulmans se sont formés : « Bérets verts » de Zamboanga, « Garudas » de Lanao, « Chemises noires » et « Barracudas » de Cotabato. Ces derniers, que l’on considère généralement comme l’aile armée du M.I.M., seraient, selon une personnalité du mouvement, « entre cinquante mille et quatre-vingt mille hommes, pourvus d’un équipement moderne acheté au marché noir ». A titre de comparaison, on estime à quarante mille hommes les différentes forces ilagas.
« Aucun meurtre, aucune attaque de la part des Barracudas qui ne soient représailles ou actes défensifs », assure cette même personnalité, qui dénonce par ailleurs la collusion des bandes d’ « Ilagas » (« Armées par qui ?, demande-t-il) avec la police et l’armée. Les Barracudas seraient-ils prêts à combattre l’armée ? « Oui, si le gouvernement ne fait pas rapidement la preuve de ses bonnes intentions à l’égard de la communauté musulmane. La possibilité de l’unification rapide des divers groupes armés musulmans et d’une action commune n’est pas à écarter. »
Tel n’est pas cependant l’avis de la quasi-totalité des journalistes politiques que nous avons rencontrés dans l’île de Mindanao. Pour eux, les bandes armées chrétiennes ou musulmanes sont en fait des groupes mixtes, au service de politiciens locaux, qui jouent soit leur propre carte, soit celle de groupes d’intérêts plus puissants.
« N’oubliez pas, nous a dit l’un d’eux, chroniqueur d’un journal régional de Davao, que les concessions, plantations ou domaines accordés à telle grande société, à tel cacique local, selon des critères moins économiques que de pur favoritisme politique, doivent être protégés contre la population locale évincée. Cela justifie l’entretien de bandes armées (une façon comme une autre, d’ailleurs, pour les déshérités de trouver à s’employer). En outre, de la protection d’un terrain à son extension par la force, le pas est vite franchi. La discrimination économique de la minorité musulmane est aggravée par une surenchère politique délibérée. En ce sens, des réformes économiques ne sauraient suffire : c’est d’abord la structure et les pratiques politiques qu’il faut changer. Mais cela vaut pour toutes les Philippines, n’est-ce pas ? »
L’empire des sociétés étrangères
Cela vaut assurément pour toutes les Philippines. Mais une chose est de s’attaquer aux pratiques politiques ; une autre, de transformer radicalement les structures et de réduire les injustices sociales.
Un des problèmes principaux des Philippines est l’accroissement rapide de la population, qui compte aujourd’hui 39 millions d’habitants et augmente au rythme de près d’un million par on. Les moins de vingt ans forment 56 % de cette population : quel gouvernement pourra résoudre les problèmes que vont poser leur arrivée massive sur un marché du travail déjà saturé ? En effet, si, selon le Bureau of Census and Statistics, les chômeurs représentent 5,3 % de la main-d’œuvre, on s’accorde généralement à reconnaitre que le chômage réel et le sous-emploi affectent 30 % de la force de travail.
La natalité galopante suffit pratiquement à elle seule à réduire à néant la croissance du P.N.B. (4,5 % en 1971 (10)). Elle se conjugue à un taux d’inflation élevé (de l’ordre de 20 % depuis juillet, alors qu’il avait été ramené à 8,6 % à cette date) entretenu par un déficit budgétaire chronique, qui atteignait 447 millions de pesos pour l’année fiscale 1972.
Ce déficit est en grande partie dû à l’accroissement constant des dépenses gouvernementales (en augmentation de 30 % de 1970 à 1971), particulièrement sensible en période électorale : la campagne de 1969 aurait coûté plus de 1 milliard de pesos.
Pour la population, cela se traduit par une hausse constante des prix (45 % depuis la dévaluation déguisée 1970) et, en premier lieu, ceux des denrées alimentaires courantes : 28 % en un mois dans la période juillet-août dans le Grand-Manille.
Une autre caractéristique de l’économie est le déséquilibre croissant de la balance commerciale, dont le déficit est passé de 41,8 millions de dollars en 1971 à 110 millions de dehors pour les six premiers mois de 1972.
La décision de laisser flotter le peso, prise en février 1970 sous la pression du F.M.I., en contrepartie d’un prêt de 27 millions de dollars, a abouti à une dévaluation de fait de %. Jointe aux restrictions de crédits, des importations et des dépenses publiques, elle a surtout contribué à aggraver l’inflation, la hausse des prix et les problèmes de l’emploi, notamment dons la fonction publique. L’ « Economie Monitor du 31 juillet dernier souligne qu’ « un des buts principaux de la flottabilité du cours du peso était de rééquilibrer la balance des paiements, dont la balance commerciale est la principale composante. Les chiffres montrent que le cours flottant n’a pas atteint l’objectif fixé et a, en fait, contribué à détériorer davantage la balance commerciale et la balance des paiements ».
Une dette extérieure astronomique
L’équilibre de celle-ci est soutenu artificiellement par des emprunts à l’étranger de plus en plus massifs. En mai 1972, la dette extérieure atteignait le chiffre astronomique de 2 milliards 183 millions de dollars — dont 2 milliards à court terme (11). Le service de cette dette s’élève à 200 millions par trimestre, soit 20 % des exportations (12).
Ainsi tourne l’économie philippine, à grand renfort d’emprunts internationaux qui amarrent davantage le pays à ses créanciers, essentiellement américains, sans pour autant parvenir à assurer son décollage économique.
Le Japon est devenu un des principaux partenaires commerciaux des Philippines. Bien que le Congrès philippin oit refusé de ratifier le traité de normalisation des relations philippino-japonaises, dix-sept firmes nipponnes ont été autorisées à étendre leurs activités dans le pays, et le Japon vient désormais au premier rang pour les importations (359 millions de dollars, soit 30 %, contre 291 millions de dollars et 24 % aux Etats-Unis). Cet essor n’est pas sans préoccuper les autorités philippines, qui ont cependant conscience, comme nous le déclarait M. Carlos Romulo, ministre des affaires étrangères, qu’ « il ne saurait plus être question d’évoquer le développement de l’Asie sans savoir ce que veut le Japon ». Mais si les Philippines « accueillent l’élément de compétition, de concurrence économique qu’il apporte », « il faut, a-t-il ajouté, distinguer entre compétition et contrôle — en d’autres termes, nous devons nous garder d’un nouvel impérialisme économique ».
Impérialisme économique : n’est-ce pas précisément de cela qu’il s’agit ? L’emprise des sociétés étrangères s’étend sur tous les domaines de la vie économique du pays (13). Quatre cent soixante des mille plus grandes sociétés sont contrôlées en tout ou en partie par des capitaux étrangers ; en 1970, les investissements étrangers s’élevaient à 3,8 milliards de pesos (14).
De par leur importance, leurs sources quasi illimitées de financement, leur technologie, les compagnies étrangères écrasent leurs concurrentes philippines : les capitaux locaux tendent à se réfugier dans des secteurs moins productifs, commerce ou propriété foncière.
Main-d’œuvre bon marché, facilités diverses
Les sociétés étrangères trouvent aux Philippines une main-d’œuvre relativement a bon marché, de vastes réserves de matière première, des ressources naturelles abondantes et, surtout, des facilités considérables (comme l’Investment Incentives Act de 1967, qui supprime toute taxe pour les investissements étrangers dans des domaines économiques « vierges ») garantissant un taux de profit élevé. Selon l’Institut philippin de développement économique, cent cinquante des mille plus importantes sociétés réalisent des bénéfices de l’ordre de 35 %, alors que la moyenne serait d’environ 15 % pour les sociétés étrangères, de 7,5 % seulement pour les entreprises à capitaux philippins. Un rapport récent d’une commission interministérielle montre que les sociétés étrangères réalisent un bénéfice de 2 pesos pour chaque peso investi. Ces profits sont rapatriés à près de 75 % (15).
Les capitaux américains représentent environ les huit dixièmes de ces investissements. Les chiffres varient d’ailleurs considérablement, allant de 1 milliard de dollars (« Far Eastern Economie Review », juillet) à 3 milliards de dollars (« New York Times » du 26 septembre). Ces capitaux contrôlent entièrement ou en oartie huit cents sociétés : raffinage du pétrole (Mobil, Esso, Caltex, Gulf, Getty) (16), industries de transformation, mines, télécommunications, assurances, commerce, publicité, etc. En outre, les Américains possèdent aux Philippines 17 500 hectares de terre, d’une valeur immobilière estimée à 2,8 millions de pesos. Un chiffre est particulièrement révélateur : cent dix-sept des cinq cents personnes les plus imposées aux Philippines sont des Américains.
Pour garantir leurs intérêts, les Etats-Unis, avant et après l’indépendance, ont imposé une série de conditions : ce fut d’abord le « parity amendment », extorqué en 1946, et qui donne aux ressortissants et sociétés américaines les mêmes droits économiques qu’à leurs homologues philippins. Puis, toujours en 1946, la « loi Bell » ou « Philippine Trade Act », complétée en 1955 par l’accord Laurel-Langley, qui renforce le « parity amendment » et fixe les quotas d’importation — de sucre, en particulier, dont 60 % de la production sont exportés et achetés en bloc par les Etats-Unis, qui acceptent un quota de 212 millions de dollars. Cet accord prévoit également la disparition progressive des tarifs préférentiels qui régissaient les rapports commerciaux ; il arrive à expiration le 3 juillet 1974.
La présence américaine
Toutefois, les « relations spéciales » avec le grand frère américain vont bien au-delà des accords commerciaux. L’armée américaine maintient aux Philippines deux bases géantes, qui sont des pièces maîtresses du système de défense américain en Asie du Sud-Est. La base de Subic-Bay, à 150 kilomètres de Manille, emploie dix-neuf mille Philippins ; c’est le plus grand entrepôt naval d’Asie, le plus grand centre de réparations navales, la meilleure base de sous-marins. Des milliards de dollars y auraient été investis. Des armes ultra-modernes y sont entreposées — de même que sur l’autre base, l’aéroport de Clark. L’une et l’autre sont des plaques tournantes de l’intervention américaine au Vietnam.
Ces bases rapporteraient chaque année 260 millions de dollars à l’économie philippine : il en est résulte le développement d’un « lobby » profitant directement de ces largesses. En outre, le contrôle militaire américain s’exerce encore plus directement par l’intermédiaire du JUSMAG, état-major combiné grâce auquel les « conseillers » américains chapeautent les forces armées philippines, définissent leurs besoins, etc. L’armement de l’armée philippine est d’ailleurs entièrement américain.
Tout aussi importante, voire davantage, est la présence américaine occulte. L’archipel sert de quartier général à de nombreuses opérations secrètes ou discrètes. Le Regional Service Center (situé dans les murs de l’ambassade américaine à Manille) dispose d’une imprimerie clandestine qui publierait le tiers de la littérature contre-subversive distribuée en Asie. L’Office of Public Safety, de son côté, a pour mission d’entraîner et d’équiper les agences locales chargées de la lutte anti-insurrectionnelle. Selon le délégué à l’Assemblée constituante, M. Bonifacio Gillego, qui a servi pendant vingt ans dans les services de renseignements militaires philippins, les Américains ont dépensé entre 1962 et 1972 4 millions 500 000 dollars pour l’équipement des unités d’élite de la police. Sous couvert d’un programme de sécurité publique, l’U.S.A.I.D. et la C.I.A. favorisent l’organisation et l’entraînement de la police pour des opérations de contre-guérilla ; leur aide est passée de 62 000 dollars en 1962 à 800 000 dollars en 1972. Gillego a posé la question de la présence américaine en ces termes : « Je me demande vraiment si le siège de la subversion dons notre pays est en Isabela, Camarines-Sur ou Diliman (places fortes réputées de la N.P.A). Ça fait longtemps que je le suspecte de se trouver plutôt sur le boulevard Roxas : son nom officiel est Ambassade des Etats-Unis d’Amérique. »
Le bâtiment blanc, trapu, qui fait flotter la bannière étoilée au-dessus de la baie de Manille, en retrait de la ligne de cocotiers du boulevard Roxas, est aussi bien l’objet de violentes attaques que de fréquents appels. Pour certains, il symbolise l’Eldorado ; pour d’autres, l’ennemi principal.
Un sondage d’opinion entrepris au milieu de 1971 a montré que près de 60 % des Philippins opteraient pour la nationalité américaine si l’archipel était rattaché aux Etats-Unis.
Le mouvement pour devenir le cinquante et unième Etat (« Philippine Statehood, U.S.A. »), Présidé par l’ancien député Rufino Antonio, affirme regrouper cinq millions d’adhérents. Beaucoup ne veulent y voir qu’un nouveau groupe de pression électorale (le mouvement entend présenter ses propres candidats aux prochaines élections), les autorités refusent de le prendre au sérieux et nul ne lui accorde de chances de succès. « C’est une grosse plaisanterie, nous a-t-on dit, mais une plaisanterie tragique. » Crise de confiance dans le gouvernement et les institutions, rejet des conditions de vie misérables et de l’absence de perspectives dans le contexte national, produit d’une éducation aliénante, qui perpétue une mentalité coloniale : le mouvement peut être tout cela. Il montre en tout cas par quelles bizarres perversions peut passer la prise de conscience nationale d’un peuple.
Cent soixante-quinze mille Philippins figurent sur les listes d’attente du bureau d’immigration de l’ambassade américaine à Manille ; trois cent mille demandent chaque année à s’enrôler dons l’armée américaine : ils brûlent de rejoindre les quatre cent mille Philippins émigrés aux Etats-Unis — mois seulement vingt mille à vingt-cinq mille sont acceptés chaque année. Anciens combattants, immigrants, Philippins naturalisés, forment un groupe de pression important aux Etats-Unis, qui milite en faveur du maintien des « relations spéciales ».
Toutefois, les plus solides partisans de la perpétuation, sous une forme ou sous une autre, de ces « liens spécieux », sont les « barons du sucre ». « Pour tout dollar gagné en exportation de sucre, un peso va au lobby philippin à Washington », nous a assuré un petit planteur de Bacolod, la Mecque des « sucrier », dans l’ile de Negros. En outre, ces potentats noyautent le Congrès philippin (le Sénat, en particulier), font pression pour retarder ou maximum la fixation du taux de parité du peso et surtout pour la reconduction du Sugar Act, qui vient lui aussi à expiration en 1974 : la suppression des contingents privilégiés mettrait le sucre philippin en concurrence avec d’autres fournisseurs, plus compétititfs, sur le marché américain.
Les Philippines aux Philippins ?
Va-t-on donc voir se vérifier la prophétie du sénateur Beveridge, prolixe zélateur du « rêve américain », qui s’exclamait a la fin du siècle dernier : « Les Philippines sont à nous pour toujours » (17). Les dirigeants philippins s’évertuent aujourd’hui à démontrer le contraire.
La mise en place de la Convention constitutionnelle marque, font-ils remarquer, un premier pas dans le sens de la « philippinisation » des institutions. La présence militaire américaine est en régression (le nombre de leurs bases dans l’archipel est passé en trois ans de vingt à deux). En matière de politique étrangère, les Philippines se tournent davantage vers le reste de l’Asie. Le ministre philippin des affaires étrangères, M. Carlos Romulo, nous a déclaré : « Nous constatons un nouvel alignement des pouvoirs en Asie... Nous accueillons ces modifications de la politique mondiale. Après la menace de guerre, nous devons à présent faire face à la « menace de paix »... Les Philippines, porte-parole des Etats-Unis ? C’était vrai autrefois, après la guerre, quand nous avions besoin d’une protection. Cela va en diminuant. Nous devons être autonomes — je ne dis pas indépendants, — avoir une politique étrangère philippine. »
De fait, les Philippines ont ouvert des ambassades à Bucarest, à Belgrade — bientôt en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Albanie, en U.R.S.S. « Plus tard — pourquoi pas –—à Pékin », a ajouté M. Romulo. (Des échanges commerciaux ont déjà commencé, l’an dernier, à petite échelle, il est vrai : importation de 10 000 tonnes de riz chinois contre 3 000 tonnes d’huile de noix de coco philippine.) Les Philippines sont favorables à une « neutralisation » de la région sous la protection des grandes puissances, ainsi qu’à un nouveau pacte de sécurité asiatique.
C’est dans cette perspective que l’administration a présenté cette année un budget dans lequel les dépenses pour la défense sont en augmentation de 25,8 % (648 millions de pesos), de même qu’un plan visant à l’établissement en cinq ans d’une défense autonome (« armée de citoyens », armée professionnelle restreinte, complexe mili-taro-industriel pour les fournitures). Le président Marcos ne cesse de répéter qu’il faut renégocier tous les traités avec les Etats-Unis, y compris les accords militaires. Sur le pion économique, on fait remarquer la diversification croissante des marchés et des sources d’approvisionnement ; la fin de l’accord Laurel-Langley, ajoute-t-on, devrait accélérer ce processus, en ouvrant le marché philippin à de nouvelles sources d’investissement, en permettant une compétition économique, commerciale, dans des conditions plus normales.
Enfin, et surtout, la Cour suprême philippine a confirmé le 19 août dernier l’arrivée a expiration du « parity amendment » le 3 juillet 1974 : à cette date, les sociétés américaines devront s’être retirées des entreprises qu’elles possèdent ou contrôlent entièrement dans les « secteurs protégés » (exploitation des ressources naturelles et services publics) où, selon une loi de 1969, les investissements étrangers ne peuvent représenter plus de 40 % du capital (le reste — 60 % — devant être philippin) ; elles devront également avoir restitué les terres acquises dans l’archipel autrement que par succession héréditaire.
Selon les autorités de Manille, le retrait américain ne pose pas de problème majeur, et la révision des accords est confiée a des commissions techniques mixtes. Tout serait-il donc pour le mieux dons le meilleur des mondes philippins désaméricanisés ?
En fait, les adversaires du président Marcos (bourgeoisie nationale, intelligentsia et extrême gauche) ont beau jeu de montrer que le « nationalisme » qu’il affiche est de commande, et que la réalité est tout autre. On a vu que la présence occulte américaine se renforce ; quant aux bases et à la révision des accords militaires suggérée par le chef de l’Etat — uniquement d’ailleurs dans le sens d’un contrôle conjoint américano-philippin effectif, — l’ambassade américaine répondait en septembre sans ambages : « Le gouvernement américain a l’intention de maintenir des forces militaires aux Philippines pour une période indéfinie, en rapport avec la défense commune et conformément aux accords. » On ne saurait être plus clair.
Si, sur le pian diplomatique et militaire, une certaine autonomie est effectivement en train d’être acquise, c’est uniquement dans le contexte et en fonction de la nouvelle stratégie américaine dans le Sud-Est asiatique. La « doctrine Nixon » — multipolarisation et « Asie aux Asiatiques » — ne débouche-t-elle pas sur la création d’une unité politico-économique au niveau de l’Asie du Sud-Est, liée aux intérêts américains et qui pourrait même englober Australie et Nouvelle-Zélande, comme le recommande la diplomatie philippine ?
Mais c’est surtout dans le domaine économique que la « désaméricanisation » est une illusion. Seulement 24 % des investissements américains aux Philippines sont encore dans les secteurs « préservés » affectés par la suppression du « parity amendment ».
Selon le secrétaire aux finances, M. Cesar Virata, l’importance du transfert envisagé ne représente que 300 millions de dollars. Les sociétés américaines ont tout simplement transféré leurs investissements soit en prenant des participations minoritaires, soit en accaparant les secteurs laissés libres. Il existe de toute manière pour elles de nombreuses possibilités de poursuivre leurs opérations (à travers des prête-noms, par exemple (18) et plusieurs projets de loi visent à accorder aux intérêts américains un « délai de grâce » supplémentaire pour leur permettre de se reconvertir.
Une commission gouvernementale philippine a d’ailleurs prévu qu’après 1974 les investisseurs américains « resteront aux Philippines, car ils sont moins intéressés par les droits paritaires que par la pénétration du marché et les taux élevés de profits ».
La plupart des éditorialistes, comme les milieux nationalistes et progressistes, estiment donc que la domination américaine se perpétuera sous d’autres formes — notamment financières — et que l’exploitation colonialiste de l’archipel est trop avancée, qu’elle a trop profondément déséquilibré la vie économique, sociale et politique du pays, pour qu’il soit possible de renverser la vapeur par quelques traits de plume. Tout au plus, estiment-ils, verra-t-on se substituer à l’hégémonie américaine une exploitation concertée de plusieurs impérialismes. En fait, ajoutent les plus radicaux, les dirigeants actuels ne sont que les instruments d’un néo-colonialisme à la perpétuation duquel leur rôle et leur puissance sont directement liés.
C’est en particulier l’opinion d’Alejandro Lichauco. A l’intention de la Convention constitutionnelle, il a rédigé un rapport sur l’ « impérialisme et la sécurité de l’Etat » qui, s’il a fait quelque bruit dans les milieux progressistes du reste de l’Asie, a été pratiquement passé sous silence aux Philippines. M. Lichauco voit dans la politique du président Marcos l’application exemplaire des concepts stratégiques de base du néo-colonialisme : 1) nécessité pour les pays du tiers-monde de s’ouvrir aux capitaux étrangers, les investissements étrangers étant jugés indispensables au développement de l’économie ; 2) mise en œuvre de programmes d’austérité monétaire et fiscale, la dévaluation de la monnaie étant systématiquement préférée comme moyen de redressement à d’autres mesures telles que le contrôle des changes ou des restrictions sur les investissements et les importations étrangers.
La bourgeoisie nationaliste, dont il est le porte-parole, rêve d’un retour au protectionnisme (la politique des « Philippines d’abord » menée par le président Carlos Garcia jusqu’en 1962 lui avait permis de s’affirmer), à une économie planifiée et dirigée en fonction d’objectifs clairement définis, à la fixation de la parité du cours du peso, à des restrictions à l’importation, etc. Le président de la Chambre des représentants, Cornelio Villareal, a déposé un projet de loi en ce sens — mais il se heurte à l’hostilité des tenants du « libre-échangisme » et de la « libre entreprise » : landlords, bourgeoisie compradore et bureaucratie d’Etat.
Pour Lichouco, la philosophie économique du gouvernement aboutit à l’aliénation du marché aux importations étrangères, à l’hémorragie des capitaux (les compagnies rapatriant leurs bénéfices et, accessoirement, les entrepreneurs locaux expatriant les leurs), à la paralysie du développement de l’industrie autochtone (la bourgeoisie nationale ne pouvant lutter à armes égales avec les sociétés étrangères), au déséquilibre chronique de la balance des paiements, à l’inféodation de plus en plus marquée aux prêts, à l’inflation, au chômage, etc. « Le libre-échangisme, écrit-il, n’est que la philosophie de la paupérisation. »
Lichauco conclut son rapport par cette condamnation sans appel : « La pauvreté toujours plus profonde de la grande masse de notre peuple, le chômage croissant, l’inflation galopante, la désorganisation de notre système d’éducation, le stade infantile de nos capacités de production et de défense, l’exploitation sans remords de notre économie, et l’anarchie sociale créée par ces conditions, peuvent tous être ramenés, directement et sans conteste, à notre statut néo-colonial » (page 165).
Le mouvement « Huk » et la nouvelle armée du peuple
De fait, la résistance à l’impérialisme, au colonialisme, espagnol puis américain, et, aujourd’hui, au néo-colonialisme, est une constante de l’histoire du peuple philippin. qui a été marquée par une série de soulèvements et de révoltes paysannes durement matés.
La lutte armée, dans la période contemporaine, a pris son essor avec la résistance à l’occupation japonaise (1942-1945). C’est en mars 1942 qu’apparait le mouvement « Huk » (abréviation de « Hukbo ng bayan labon sa bayan », puis, à partir de 1948, de « Hukbong mopagpaloya ng bayan » (H.M.B.) ou « armée de libération du peuple »). Au moment de sa création, il regroupe, sous la direction de Luis Taruc, commandant des forces antijaponaises, quelque trois mille maquisards, communistes ou non (le parti communiste avait été fondé en 1930).
Les « Huks » ne sont alors qu’une force de guérilla antijaponaise parmi d’autres, active dons le centre de Luçon. A la fin de la guerre, ils sont environ sept mille ; à la différence des outres formations, ils refusent de déposer les armes, sous la pression de dirigeants communistes qui hésitent entre la lutte armée et la lutte parlementaire. Harcelés par les forces américaines, ils relancent la lutte armée en 1946. Le mouvement gagne de l’ampleur jusqu’en 1950, où il compte près de treize mille maquisards et plusieurs dizaines de milliers de sympathisants.
C’est alors que le ministre de la défense Ramon Magsaysay déclenche la répression, avec l’aide de la C.I.A., après avoir épuré les rangs de l’armée : plus de mille cinq cents « Huks » sont tués entre mars et décembre ; environ quarante ou cinquante par semaine l’année suivante. C’est l’échec militaire, bientôt suivi de la débâcle politique. (Taruc, exclu du parti communiste en 1952, se rend deux ans plus tard, reste dix ans en prison, puis devient un des animateurs du Mouvement social-chrétien de Manglapus ; il a été incarcéré à nouveau dès les premiers jours de la loi martiale.) Ses dirigeants éliminés ou capturés l’un après l’autre, le parti communiste disparait virtuellement en 1964 avec la capture — d’aucuns disent la reddition — de son chef Jesus Lava.
Le mouvement « Huk », qui compte à cette époque moins d’un millier d’hommes, a éclaté en plusieurs groupes isolés qui se tournent vers une sorte de banditisme social. Un groupe, appelé « Arming Bayan », dirigé par un certain Mariano, alias « Commander Diwa », continue d’opérer dans les bas-fonds d’Angeles-City, ville située près de la base américaine de Clark qui lui a donné naissance. Le groupe central (H.M.B.), dirigé par Faustino del Mundo, alias « Commander Sumulong », joue dans la même région un rôle d’intermédiaire : tout en défendant les paysans et les travailleurs les plus pauvres contre les exactions des riches et des autorités, il fournit aux puissants des protections sociales, marchande les votes qu’il contrôle, fait régner son ordre sur les haciendas et autour des bases américaines, moyennant finances et cautions politiques. Devenus une sorte de « Mafia », les « Huks » contribuent donc à leur manière au maintien du « statu quo » social et politique.
C’est en rupture avec de telles pratiques qu’un fils de cultivateur de trente et un ans, Bernabe Buscayno (« Commander Dante »), s’allie à quelques autres « commanders » locaux pour former, en mars 1969, le noyau de la Nouvelle armée du peuple (N.P.A.), bronche armée du parti communiste philippin (P.C.P.). Celui-ci a été rétabli un an plus tôt, sous la direction d’Amado Guerrero, alias Jose Maria Sison, à partir d’éléments de la jeunesse urbaine radicalisée venus du Kobataan Makabayan (K.M., « Jeunesse socialiste »), mouvement étudiant créé en 1964 par le même J.M. Sison et par Nilo Tayag (19), et qui compterait aujourd’hui cent vingt-cinq mille membres. Jose Ma Sison, trente-trois ans, est fils de propriétaire foncier et, de surcroît, neveu d’un archevêque ; ancien professeur d’anglais à l’université des Philippines à Manille, il est entré dans la clandestinité après un séjour en Chine en 1968. Il a réorganisé le P.C.P. sur une ligne idéologique strictement maoïste.
400 000 sympathisants
En 1969, la répression militaire lancée par le président Marcos contre le groupe de Dante marque un ralentissement des activités de la N.P.A., jusqu’à sa reprise en main par le lieutenant Victor Corpus, brillant jeune officier de l’armée philippine, qui a fait défection avec quelques hommes et des armes pour rejoindre, comme il l’a écrit, la « véritable armée ». Celle-ci entend renouer avec la tradition révolutionnaire des « Huks », en appliquant désormais les principes de la guerre du peuple. La base de son activité s’est déplacée vers les provinces du Nord-Est, zones montagneuses propices à la guérilla. Présente dans le nord, le centre et le sud de Luçon, elle pousse des antennes dans les Visayos et se serait récemment infiltrée à Mindanao.
Aujourd’hui, selon le général Espino, chef d’état-major de l’armée, les « Huks », pourvus de fusils AK-47, de M-16 et de M-79 lance-grenades, auraient retrouvé leurs effectifs de 1946 ; toutefois, « Ang Bayan », le journal du P.C.P., estime à quatre cent mille le nombre des sympathisants du mouvement, et précise qu’il s’agit essentiellement de jeunes.
« Contrairement à ce qu’affirme la propagande officielle, nous n’entretenons pas de « zones libérées » au sens strict du terme », nous ont déclaré trois jeunes « commanders » rencontrés de nuit quelque part dans des contreforts montagneux du centre de Poney, l’île la plus occidentale des Visayas. En revanche, ont-ils précisé, le parti a développé à travers tout le pays un réseau dense de plus de huit cents comités de districts (Barrio Organisation Committee, B.O.C.), qui constituent l’infrastructure du mouvement et assurent, entre autres tâches, la levée d’une taxe destinée à financer le mouvement.
« Ce n’est qu’une fois qu’une zone est jugée sûre idéologiquement que se développe la N.P.A. » L’organisation militaire repose sur des milices d’autodéfense paysannes, dont un huitième environ forme les groupes de guérilla, qui participent aux opérations d’envergure ; un dixième de ces derniers constituent les « red fighters » ou « réguliers », qui vivent en permanence dans les maquis.
Une des critiques de la N.P.A. à l’égard de l’ancien mouvement « Huk » est sa faiblesse organisationnelle et l’absence d’analyse de classe rigoureuse. Aussi, nos interlocuteurs ont-ils insisté sur la nécessité d’un travail sur trois fronts : le parti et l’éducation politique, l’armée du peuple et l’autodéfense paysanne ; le « front uni national », qui « est fondé sur l’unification de la paysannerie et du prolétariat assortie d’une alliance tactique avec les éléments révolutionnaires de la bourgeoisie « nationale », comme l’écrit Amado Guerrero dans son livre « Philippine Society and Révolution » (20). Guerrero souligne également que « la force principale de la révolution philippine est la paysannerie » et qu’ « il serait erronné pour le parti communiste d’un pays semi-colonial et semi-féodal de mettre l’accent principal de son travail de masse dans les villes plutôt que dans les compagnes » (21).
Recrudescence de l’agitation urbaine
La stratégie de front uni se justifie par la recrudescence de l’agitation urbaine depuis 1970, qui est surtout le fait, selon nos interlocuteurs, du Mouvement démocratique national (N.D.P.), lequel regroupe, outre le Kabataang Makabayan, plusieurs organisations de jeunesse ou sectorielles (22), l’ensemble étant coordonné par le Mouvement des citoyens concernés par les libertés civiques (M.C.C.C.L.).
Toutefois, a-t-on ajouté, « il ne faut pas sous-estimer l’importance d’éléments qui participent à la lutte pour des raisons tactiques, tout en refusant la direction du parti » : ce sont essentiellement les jeunes des écoles catholiques — Mouvement social-chrétien notamment — (baptisés « clérico-fascistes » por nos interlocuteurs, qui affirment en outre qu’ils sont infiltrés par la C.I.A.)...
« D’autre part, la grande masse de la jeunesse urbaine modérée, organisée autour de la N.U.S.P. et de la N.S.L. (23), comprend dans l’ensemble notre action, mais elle se refuse à en tirer les conséquences logiques. »
Quant aux communistes orthodoxes, qui se seraient rassemblés, toujours selon nos interlocuteurs, autour de la Fondation Russell et dans le M.P.K.P. (Malayang pagka ng Kabataan pilipino), ils n’auraient « aucune influence sensible ». Néanmoins, ils auraient récemment réactivé, sur de nouvelles bases, le H.M.B., reste du groupe Sumulong (ce dernier a été arrêté en septembre 1970), opérant désormais dans la province de Nueva-Ecija, au nord de Manille.
Pour les maoïstes de la N.P.A., « la bourgeoisie nationale dans son ensemble reste victime de l’illusion d’une révolution démocratique bourgeoise ». Aussi, ne cherchent-ils pas à brûler les étapes : « L’heure est pour l’instant à la révolution démocratique ; la révolution socialiste viendra ensuite, sous la direction du prolétariat. »
« Notre lutte sera une lutte prolongée », ont convenu nos interlocuteurs : « Il serait irresponsable de penser pouvoir s’emparer du pouvoir du jour au lendemain. »
Tout le problème pour la N.P.A. est de savoir si, dans l’intervalle, elle saura, d’une part, résister aux assauts du pouvoir, et, d’autre part, éviter l’évolution fatale du mouvement « Huk » vers le gangstérisme social — évolution dont certains voient les germes dans les rapports qu’entretiendraient, avec certaines fractions des classes dominantes, les principaux responsables du parti, eux-mêmes issus en grande majorité de l’Establishment (24).
Quoi qu’il en soit, comme l’a reconnu avec candeur le ministre philippin des affaires étrangères, « la N.P.A. gagne la sympathie des masses en exploitant des thèmes tels que l’impérialisme, le fascisme, le féodalisme, la partialité de la justice, les bas salaires, le chômage, l’inflation... » Diagnostic parfaitement correct. S’il est incontestable que le mouvement connaît depuis trois ans des progrès spectaculaires, dans un contexte particulièrement favorable, du moins son essor a-t-il été tout aussi incontestablement exagéré par le pouvoir. Selon le président Marcos, au moment de l’imposition de la loi martiale la N.P.A. disposait de « plus de cent mille partisans actifs » et les combats « faisaient rage » dans les îles de Luçon et de Mindanao : ces révélations auront prêté à sourire, tout autant que les déclarations officielles dénonçant les « communistes manipulés de l’étranger », destinées surtout à faire oublier les problèmes réels du poys.
Lorsque fin juillet un rafiot de construction japonaise, le « Karagatan », bourré d’armes et de munitions, s’est échoué sur la côte pacifique de Luçon, dans la province d’Isabela, les autorités ont monté l’incident en épingle, affirmant que les armes étaient destinées à la N.P.A. et dénonçant « l’aide étrangère à la subversion intérieure ». L’affaire s’est perdue dans les inondations d’août et les rumeurs insistantes selon lesquelles les armes étaient en fait destinées à un jeune député « nationaliste », proche du président Marcos...
Le sénateur Aquino, pour sa part, déclarait, après un séjour à Hongkong, qu’il s’était entretenu. avec un trafiquant contacté par le palais présidentiel pour fournir trois mille armes dons les plus brefs délais. Curieusement, ce chiffre correspond à peu près au nombre d’armes récupérées en divers points du pays par l’armée dans ses opérations contre les révolutionnaires antérieures à l’imposition de la loi martiale.
La subversion communiste : un prétexte ?
En fait, le président Marcos lui-même avait déclaré, dans une interview du 24 juin dernier, que le gouvernement était « en mesure de contrôler la situation, quelle que soit la violence créée par la N.P.A. » ; plus récemment (« New York Times » du 5 octobre), il convenait que la loi martiale devait lui permettre avant tout de « gagner de vitesse l’opposition non communiste » à son régime et les « seigneurs de la guerre » opposés aux « réformes nécessaires ». La « subversion communiste soutenue de l’étranger » est-elle donc autre chose qu’un prétexte au stade actuel ?
L’enjeu de la partie qui se joue aux Philippines n’est compréhensible que si l’on tient compte des impératifs de la puissance dominante dans la région, les Etats-Unis. Etant donnés les profonds bouleversements intervenus en Asie ces derniers mois — fin de l’isolement de la Chine, rapprochement Chine-Japon — et la perspective d’un arrêt prochain des hostilités en Indochine, les Philippines représentent (avec la Thaïlande), davantage qu’auparavant, un des bastions de la présence américaine en Asie du Sud et dans le Pacifique qu’il importe de consolider d’une manière ou d’une autre. Or, comme nous le faisait remarquer Alejandro Lichauco, une des caractéristiques de la situation philippine est « l’équation statu quo = présence américaine, et son corollaire : toute remise en cause de ce statu quo ne peut être qu’anti-américaine ». N’est-ce pas précisément pour cette raison que les Américains ont jeté tout leur poids derrière le président Marcos, dans la mesure où seul un homme de sa trempe (nul ne lui conteste une grande habileté politique) parait susceptible de préserver le statu quo ?
Le but de la loi martiale
Encore faut-il cependant que le président philippin fasse la preuve qu’il est en mesure de réoondre à ces exigences et qu’il réussisse à se maintenir au pouvoir. Or, avant la proclamation de la loi martiale, sa popularité et son autorité — lui-même en convient — étaient à peu près nulles.
Dans une telle perspective, le but principal de la loi martiale serait de donner au chef de l’Etat les moyens et le temps de retrouver sa crédibilité — d’une part, en entamant la lutte contre la corruption, contre le crime et en épurant l’administration ; d’autre part, en imposant un début de réforme agraire, en dépit de l’opposition déclarée des éléments les plus rétrogrades (land lords et « seigneur de la guerre »). La loi martiale permet en outre de « geler » la situation politique et d’obtenir à moindres frais l’approbotion d’une Constitution taillée sur mesure.
Sur le plan économique, on peut remarquer que les milieux d’affaires liés aux Etats-Unis se sont félicités de l’imposition de la loi martiale, dans laquelle ils voient, semble-t-il, une possibilité réelle d’assainissement et d’aménagement du marché permettant une rentabilité accrue et une pénétration économique plus aisée. Parallèlement, la loi martiale ne va-t-elle pas permettre de paralyser les éléments les plus « nationalistes de la bourgeoisie (le développement des classes moyennes que promet le président Marcos s’effectuant surtout dans le sens d’une aliénation croissante aux intérêts étrangers) et d’aborder « en douceur », sans léser les intérêts américains, la période délicate qui s’ouvre avec la fin des « accords spéciaux » ?
Enfin, sur le plan intérieur, il est clair que l’on assiste à une réoétition de « l’opération Magsaysay » face à la montée des forces révolutionnaires. Il s’agit, dans un premier temps, de procéder à des réformes, au moins apparentes, mais populaires : le président, se présentant comme le champion de la lutte contre la corruption, le gaspillage et l’injustice, travers généreusement attribués aux « politiciens » de tous bords, affaiblirait ainsi un facteur essentiel du soutien du peuple aux révolutionnaires. Dans un deuxième temps, il pourrait lancer contre la N.P.A. une répression aussi féroce que celle déclenchée par son prédécesseur Magsaysay contre les « Huks » en 1950.
C’est ce que prévoyaient les milieux progressistes dès le mois d’août — et Lichauco en particulier, qui nous disait alors : « Ce dont j’ai peur, c’est qu’il y ait une offensive organisée contre les forces de gauche, encore faibles, avec l’appui américain, pour consolider les éléments droitiers. »
Quelles sont les chances de succès d’une telle stratégie ? A court terme, le président Marcos paraît avoir réuni tous les atouts pour l’emporter ; la première phase de son plan s’est déroulée sons difficultés majeures. Cependant, il dispose de fort peu de temps pour affermir son autorité et retrouver sa popularité. Il admet lui-même devoir dénouer la crise avant la fin de son mandat légal (fin 1973). Nul doute cependant que, dans la partie serrée qui se joue, les tout prochains mois seront décisifs. Un échec constituerait un atout formidable pour la N.P.A., la loi martiale pouvant alors attiser les antagonismes sociaux, radicaliser les éléments nationalistes, ôter au peuple philippin ses dernières illusions et précipiter la révolution qu’elle était censée endiguer.
Marcel Barang
Journaliste et traducteur.
(1) « Quarante-deux de nos deux cent dix juges de première instance font l’objet d’inculpations allant de la corruption à l’enlèvement accompagné de viol », déclarait en août, déjà, M. Oscar Santos, délégue à l’Assemblée constituante.
(2) Interview accordée le 28 septembre à T.J.S. George, dans Far Eastern Economie Review, 30 septembre 1972.
(3) Cf. le Monde diplomatique, d’octobre 1971.
(4) La forêt exploitable couvre 14,5 millions d’hectares ; plus de la moitié est actuellement exploitée, pour la consommation domestique et surtout l’exportation vers le Japon, la Corée et Taïwan (producteurs de contre-plaqué). Le sous-sol est riche en argent, cuivre, chrome, mercure, nickel, manganèse, fer et charbon. Longtemps producteurs d’or, les Philippines exportent aujourd’hui surtout cuivre et chrome réfractaire.
(5) L’archipel exporte surtout des matières premières (bois en grume, sucre, cuivre, coprah, huiles végétales) et importe essentiellement des biens de consommation et des produits manufacturés : matériel lourd, machines-outils, matériel de transport, produits chimiques, etc.
(6) 1 020 hectares est l’étendue maximum d’une exploitation fixée par la loi.
(7) En revanche, cette situation permet de comprendre le succès d’une secte dissidente de l’Eglise catholique, l’Iglesla ni Kristo, fondée en 1914, et qui possédait en 1969 plus de deux mille chapelles et trente-cinq cathédrales. Essentiellement anticatholique par le dogme, elle a la particularité d’offrir à ses fidèles un système complexe de garantie, sociales (emplois, secours en cas de maladie), en contrepartie de quoi elle leur Indique pour qui voter au moment des élections : elle orienterait ainsi deux millions de voix. Certains de ses membres ont été les seuls à résister au moment de l’imposition de la loi martiale : Ils refusaient de restituer leurs armes...
(8) Si les travaux de l’Assemblée ne peuvent être terminés en temps voulu, le président Marcos pourrait prendre la tête d’un régime dont le législatif serait composé d’une seule Assemblée réunissant députés, sénateurs et délégués de la « Concon » — et cela pendant une période « intérimaire » de durée indéterminée ; Il semble qu’on s’oriente actuellement vers une telle solution.
(9) Il s’agit de M. Napoléon Rama, adversaire déclaré du président Marcos.
(10) Une étude du Centre de recherches et de communications, organisme privé, montre que, compte non tenu des calamités de l’été, la croissance du P.N.B. ne pouvait être en 1972 supérieure à 5 % pour l’industrie et à 3 % pour l’agriculture, alors que les autorités tablaient sur 9,6 % et 5,7 % respectivement.
(11) Quant à la dette Intérieure, elle s’élève a 8,2 milliards de pesos, soit 580 millions de plus qu’en 1971.
(12) Ces emprunts sont contractés pour 43 % auprès des Etats-Unis, pour 12 % auprès des organismes Internationaux contrôlés par les Américains (F.M.I., BIRD), pour 21 auprès du Japon et pour 12 % environ auprès de pays européens (R.F.A., Grande-Bretagne, France).
(13) Outre les Américains, les Chinois d’outre-mer contrôlent la vente en gros, l’import-export, les manufactures de tabac, des restaurants, des théâtres et des banques ; les Japonais contrôlaient (selon le délégué Antonio Tupaz) trente-quatre sociétés, dont sept figurent parmi les deux cents réalisant le plus grand chiffre de ventes ; les Britanniques ont d’importantes participations dans le pétrole et les banques ; les Espagnols dans le tabac et le sel ; les Suisses dans la fabrication des produits alimentaires ; les Allemands dans le matériel de bureau.
(14) 57,8 % dans les manufactures, 14,5 % dans les mines, 11,4 % dans les services, 10,7 % dans le commerce, etc.
(15) Selon une étude du Board of Investments (B.O.I.), les compagnies étrangères ont accumulé, entre 1955 et 1970, 3,5 milliards de pesos (pour des investissements évalués — officiellement — a 3,8 milliards de pesos) : 730 millions seulement sont demeurés aux Philippines.
(16) Le pétrole représente 90 % des ressources énergétiques de l’archipel.
(17) Cité par Claude Julien, dans L’Empire américain, Grasset.
(18) Il existe bien une loi interdisant de telles pratiques — Anti-dummy law — mais son application laisserait fort à désirer.
(19) Elu président en 1969, arrêté un an plus tard, inculpé de subversion. Nilo Tayag a été réélu à la tête du K.M., bien qu’il soit toujours en prison.
(20) Philippines Society and Revolution, Amado Guerrero, Pulang Taia Publications, Manille, Philippines, 1971, 296 pages.
(21) La N.P.A. et le P.C.P. accordent par ailleurs « la plus grande importance » aux problèmes des minorités ethniques, dont Ils entendent préserver les droits, nous ont affirmé nos interlocuteurs.
(22) Outre le K.M., le Mouvement démocratique national comprendrait le « Samaang demokratiko ng Kabataang » (S.D.K., « Société de la jeunesse démocratlque ») dont le président, Sixto Carlos Jr. est passé à la clandestinité et qui regroupe étudiants et jeunes professionnels, le « Katipunan ng Kabataang demokratiko » (K.K.D. « Société des jeunes démocrates »), ainsi que d’autres organisations sectorielles.
(23) La National Union of Students of the Philippines regrouperait quatre cent mille membres et la National Students League serait implantée dans vingt-six écoles et universités.
(24) Mais c’est aussi le cas des dirigeants de toutes les autres formations politiques, extrémistes ou non.