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- Capitaux américains et product
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- Dans les zones semi-libérées
- Opération de charme et contre-
- Cent cinquante chercheurs
- Le rôle des étudiants et (…)
- Réaction de panique
- Entre Washington et Pékin
A l’aéroport de Bangkok, les Jumbo bondés de touristes ont succédé aux Globemaster géants de l’U.S. Air Force qui, naguère encore, déversaient des milliers de G.I.’s permissionnaires de la guerre du Vietnam. Les hordes vacancières accourent des quatre coins de la planète pour goûter aux charmes du « pays du sourire ».
Le coucher de soleil sur la Chao-Phyo, la rivière de Bangkok, derrière la dentelure des toits étagés, a quelque chose de fabuleux quand on le contemple du haut d’une terrasse du vieil hôtel Oriental. Dans le luxe standardisé de la chambre, qui se souviendrait de la puanteur et de la grisaille du « klong » aperçu derrière les vitres teintées de l’autobus de navette (« Bangkok, la Venise de l’Asie continentale, aux canaux pittoresques », vantaient les dépliants touristiques) ? Cette fausse note fut vite ensevelie sous l’avalanche d’impressions plus gaies : « shopping centers » dernier cri, avec jeux d’eau et escalators ; échoppes archipleines de l’interminable et industrieuse Chinatown ; myriades de néons clignotants des établissements de bains et de massage de Patpong et Petchburi Road ; rues asphyxiées, engorgées de trivespas pétaradants, de taxis « kamikase », de conduites intérieures aux chromes impeccables. Si Bangkok souffre, se dit-on de prime abord, son mal s’appelle l’opulence.
Voire. Le voyageur pressé ne s’est pas écarté de la grande artère Phyathaï. Il ne s’est pas risqué dans le dédale de planches branlantes qui tient lieu de rues. Là, si près pourtant des gratte-ciel climatisés, des milliers de Thaïs vivent et meurent, entassés dans des cabanes sans confort, à fleur d’une eau croupie pestilentielle. Dans les venelles qui débouchent sur l’impressionnante avenue Rajdamnoen, les gens font la queue pour obtenir du riz – à Bangkok, la capitale d’un pays qui s’est toujours flatté d’être le grenier à riz de l’Asie !
En ce jour fatidique d’octobre 1973 où les blindés de l’armée se mirent à pourchasser et à mitrailler les centaines de milliers de manifestants qui ralliaient le monument de la Démocratie, le malheureux touriste confiné dans l’hôtel Royal dut bien se rendre à l’évidence et découvrir, avec le reste du monde, un autre Bangkok, un autre peuple thaï, dont les guides de voyage n’ont jamais soufflé mot. L’énorme colonne de fumée qui s’élevait du siège de la police embrasé, effaçant lentement les spires dorées du temple de l’Aube (Wat Arun), prenait valeur d’avertissement.
Les généraux font de bonnes affaires
« La confrontation sanglante dans les rues de Bangkok, qui a chassé du pouvoir le maréchal Thanom Kittikachorn, est certes sans précédent dans l’histoire du pays, conviennent les observateurs désabusés, mais ce n’est jamais que le début d’un nouvel épisode de la lutte, toujours recommencée, pour la démocratie. »
Voilà près de trois décennies, les partisans de celle-ci manifestaient leur joie en apprenant la démission du gouvernement militaire du général Pibul Songkram – qui ne s’est effacé que pour mieux revenir au pouvoir trois ans plus tard. Au printemps 1957, des milliers d’étudiants de Bangkok descendaient dans la rue pour réclamer une démocratie authentique ; la crise politique qu’ils provoquèrent ne réussit qu’à faciliter des règlements de comptes dans l’armée et à substituer un nouveau dictateur, le maréchal Sarit, au déclinant Pibul. Ceux qui acclamèrent, en 1968, la promulgation de la première Constitution que la Thaïlande ait connue en dix ans durent déchanter lors de son abrogation en novembre 1971 par le coup d’Etat « révolutionnaire » du maréchal Thanom et du général Prapass. « Aujourd’hui, Bangkok ne jure à nouveau que par des élections législatives et une nouvelle Constitution ; mais combien de temps faudra-t-il pour que se fane la dernière éclose des fleurs de la démocratie thaïlandaise ? », demandent ces mêmes observateurs.
A souligner un parallèle historique évident, ils oublient toutefois de tenir compte des changements considérables qui sont intervenus dans la société et dans l’économie thaïlandaises depuis l’abolition de la monarchie absolue au Siam (rebaptisé depuis lors Thaïlande, « Pays des hommes libres »).
La « révolution » qui aboutit en 1932 à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle ne procédait pas de bouleversements fondamentaux de la société thaïlandaise : ceux-ci vinrent après coup. Ce n’est pas, comme en Europe, une bourgeoisie naissante qui mit fin à l’absolutisme royal : c’est dans la période qui suivit la mise en place d’un gouvernement oligarchique qu’une nouvelle classe vit le jour. Sa lente émergence et les modifications qui en résultèrent dans la vie socio-économique du pays transformèrent progressivement, à leur tour, la nature apparemment immuable de l’oligarchie militaire en place.
Empires financiers et aide étrangère
Pour cette oligarchie – qui ne tarda pas à se débarrasser de ses partenaires civils, – détenir le pouvoir était une fin en soi, ainsi qu’un moyen d’assurer sa propre aisance matérielle. L’absence, dans le pays, de capitaux et de savoir-faire administratif et technologique conduisit à multiplier les entreprises d’Etat, sources de profits accrus pour la classe régnante. Ce n’était pourtant pas la meilleure façon d’assurer le développement capitaliste du pays : le premier conseil qu’offrit la Banque mondiale au gouvernement thaïlandais, au terme d’une étude d’un an (1957-1958) de l’économie du pays, fut de confier les entreprises d’Etat au secteur privé et de créer une institution financière, qui disposerait de ressources tant gouvernementales qu’étrangères, pour encourager les investissements privés. Le conseil s’accompagnait bien sûr d’une franche invitation aux investisseurs étrangers pour qu’ils mettent leurs capitaux et leur compétence au service du « développement » de la Thaïlande.
Le maréchal Sarit Thanarat, qui, en 1958, avait consolidé le pouvoir de l’armée de terre après avoir triomphé de tentatives de coups de force de la marine et de la police, ne tarda pas à mettre en pratique les recommandations de la Banque mondiale. Une Société financière pour l’industrie fut rapidement mise sur pied, à l’aide de prêts bancaires étrangers (américains en particulier), en vue de fournir des prêts à court et à long terme aux investisseurs privés. Au cours de l’année 1960 fut promulgué un nouveau Promotion of Industrial Investment Act, qui ouvrait le pays au capital étranger (1). Le terrain était prêt pour l’apparition d’une bourgeoisie thaïlandaise, qui serait évidemment de nature « compradore ».
Cependant, le résultat le plus clair de cette stratégie de développement fut de muer les généraux en une caste de financiers et d’hommes d’affaires. « Ils réalisèrent d’autant mieux leur ambition d’édifier leur propre empire financier qu’il il leur revenait de répartir les capitaux disponibles, explique un jeune universitaire de Bangkok. Le maréchal Sarit, qui possédait des avoirs dans quarante sociétés, fut un exemple frappant de ces militaires devenus hommes des bonnes affaires. Le maréchal Prapass, hier encore « homme fort » du régime et dont la presse dénonce aujourd’hui l’extrême corruption, ne fut jamais qu’un disciple doué : il siégeait dans cinquante conseils d’administration ! »
Peu sûrs ou demeurant de leurs capacités techniques et administratives, les généraux préféraient souvent les entreprises mixtes, liées à des sociétés étrangères : elles leur permettaient aussi de participer aux bénéfices en contrepartie d’un titre de « directeur » purement nominal (2).
Le développement des banques, de l’industrie et du commerce, concentré exclusivement autour de Bangkok, devait d’autre part donner naissance à un prolétariat urbain et à une classe moyenne de fonctionnaires, d’enseignants, de cadres d’entreprises privées et de petits commerçants.
Le groupe des civils – pour la plupart propriétaires absentéistes vivant à Bangkok et proches du roi – qui avaient été écartés du pouvoir par l’oligarchie militaire dans les années 40, et qui persistaient vainement à réclamer une démocratie libérale, a désormais trouvé un allié dans cette classe moyenne urbaine pour exiger un partage plus judicieux du gâteau.
En fait, les Etats-Unis sont si étroitement liés à l’oligarchie militaire thaïlandaise, comme en témoigne le rôle joué par les Américains dans le renforcement de la base économique de cette oligarchie, qu’il est impossible de comprendre la dynamique de la politique thaïlandaise sans se référer à eux. Le maréchal Pibul Songkram, qui entraîna la Thaïlande dans le camp japonais pendant la seconde guerre mondiale, n’eut aucune difficulté à devenir par la suite un ardent partisan des Américains. Les insurrections communistes en Birmanie et en Malaisie, la victoire de Mao en Chine et la progression du Vietminh en Indochine ne pouvaient manquer de susciter la même anxiété parmi l’élite thaïe et chez les dirigeants américains.
Dans une grande manifestation de solidarité avec les Etats-Unis, Bangkok reconnut le gouvernement de Bao Dai au Vietnam et, au tout début de la guerre de Corée, envoya un contingent militaire se battre aux côtés des soldats américains. La récompense vint dès le mois suivant sous la forme d’une aide militaire et d’un prêt important consenti par la Banque mondiale pour aménager le port de Bangkok et développer le réseau ferroviaire. L’amitié en germe fut finalement consacrée par la signature du traité de Manille (septembre 1954) et par le choix de Bangkok comme siège de l’OTASE (Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est), dont les Etats-Unis voulaient faire le rempart contre le communisme dans la région.
Si les généraux thaïlandais avaient besoin des dollars américains pour armer et consolider leur forteresse contre d’éventuels adversaires, Washington avait encore plus besoin de la Thaïlande. Du fait de sa position stratégique au cœur de la péninsule indochinoise déjà en éruption et de sa loyauté affirmée au « monde libre » dans une Asie balayée par le vent du neutralisme, le royaume retint immédiatement l’attention du Pentagone. Il ne tarda pas à devenir une énorme base arrière pour les opérations militaires américaines ouvertes et clandestines en Asie du Sud-Est continentale, et plus particulièrement pour la guerre subversive au Tibet (3), ainsi que pour l’entraînement à la subversion, sous les auspices de la C.I.A., de commandos méos infiltrés au Laos (4). Au début des années 60, la rapide détérioration de la situation pour les clients indochinois des Etats-Unis devait conduire à l’intervention massive de ces derniers dans la région. La Thaïlande allait devenir la tête de pont de cette agression.
L’aviation américaine et le fait accompli
Le communiqué Thanat Khoman – Dean Rusk du 6 mars 1962 légitime l’intervention de Washington dans les affaires du royaume. Signé à l’issue d’un échange de lettres entre les deux ministres des affaires étrangères, il autorise les Etats-Unis à défendre la Thaïlande, « sans l’accord préalable » des autres membres de l’OTASE, contre toute « attaque armée communiste » ou « agression indirecte ». Mais, comme s’en plaint aujourd’hui M. Khoman, l’aviation américaine « était déjà en place, à l’insu des autorités thaïlandaises » : début 1962, le gouvernement Kennedy avait envoyé un détachement d’appareils d’interception à l’aéroport de Bangkok. « Quand je l’ai appris par la presse américaine, j’ai fait un éclat et il y a eu de chaudes discussions au cabinet », nous a assuré l’ancien ministre.
Ces mœurs impériales n’ont guère changé. Si l’on en croit la violente déclaration d’un porte-parole du ministère thaïlandais des affaires étrangères en août dernier, peu après l’annonce du transfert du quartier général de l’aviation américaine du Vietnam du Sud en Thaïlande : « ce n’est que deux semaines après ce transfert que notre gouvernement en a été avisé officiellement ; les Américains nous mettent sans arrêt devant des faits accomplis et la presse étrangère affirme ensuite qu’ils se sont produits avec l’assentiment de notre gouvernement ».
Quoi qu’il en soit, le communiqué Rusk – Khoman à peine signé, quatre contingents de pays membres de l’OTASE (Grande-Bretagne, Australie, Nouvelle-Zélande et Etats-Unis) débarquaient en Thaïlande, sous couvert d’épargner à ce pays pacifique les retombées de la crise laotienne alors en cours (incident de Nam-Tha). Si les autres contingents se retirèrent à la fin de 1962, les quelque dix mille « marines » américains allaient y demeurer, et leurs effectifs ne cesseraient de s’accroître.
« Je voulais limiter l’intervention américaine, plaide aujourd’hui M. Khoman, qui a eu l’habileté de quitter le gouvernement lors du coup d’Etat du 17 novembre 1971 et se pose désormais en champion d’un retrait graduel mais complet des forces armées américaines de Thaïlande. Lorsque la base d’U-Tapao a été prête (pour accueillir le contingent américain), il y a eu un premier document officiel. J’ai pris la précaution de limiter l’usage de la base à la durée de la guerre au Vietnam. »
Le contingent de 1962 s’est enflé à partir de 1964. Et lorsque, un an plus tard, les Etats-Unis entreprennent de bombarder le Vietnam du Nord, ce n’est plus d’une mais de six bases qu’ils disposent en Thaïlande. Ils continuent de les utiliser aujourd’hui encore et ils en ont « emprunté » momentanément trois autres – Takhli, Korat et Nam-Phong – à l’armée thaïlandaise, au gré de leurs impératifs indochinois.
Jadis petit village de paysans et de pêcheurs, U-Tapao est devenu un vaste complexe aérien s’étendant sur deux provinces, à 150 kilomètres au sud de Bangkok. Près de sept mille cinq cents personnes vivent sur la base. Une soixantaine de B-52 y sont stationnés. Certains de ces appareils – comme ceux qui sont basés sur l’île de Guam – seraient en mesure d’effectuer des missions nucléaires. Depuis l’arrêt des bombardements au Cambodge, les B-52 restent au sol, mais des U-2 (il y en aurait au moins trois) continuent, à partir de cette base, d’effectuer des vols d’espionnage au-dessus du Vietnam du Nord. Le départ négocié de deux cents hommes et de dix avions-cargos à réaction KC-135 n’empêchera pas U-Tapao de demeurer le plus vaste complexe militaire américain en Thaïlande, directement desservi par Sattahip, port en eau profonde dont l’aménagement, en cours depuis 1965, a nécessité un investissement de quelque 40 millions de dollars. C’est par ce port, qui a une capacité d’accueil : de 120 000 tonnes par mois, que s’effectue le déchargement du matériel stratégique américain.
A l’exception du complexe U-Tapao – Sattahip, toutes les bases aériennes américaines sont situées dans le nord-est et dans le nord de la Thaïlande. Nous avons pu visiter deux « villes de bases » : celle de Nakhon-Phanom, séparée de la ville laotienne de Thakhek par le Mékong, et celle d’Udorn, à la périphérie d’Udon-Thoni, à 560 kilomètres au nord-est de Bangkok. Officiellement, ce sont des bases de l’armée royale thaïlandaise, mais c’est aux « gorilles » américains qu’il faut montrer le laisser-passer américain.
Depuis le transfert, au début de 1973, du quartier général aérien américain à Nakhon-Phanom, la base est devenue le principal relais du Pentagone sur le continent. On peut accéder aux bâtiments du J.C.R.C. (Joint Casualty Research Centre), où s’effectue la coordination des recherches des soldats disparus au cours des hostilités. Mais pas question d’approcher de ce qui fait l’intérêt de la base : l’énorme complexe bien gardé de l’USSAG (United States Support Activities Group), l’état-major de l’aviation américaine en Indochine, dirigé par le général John Vogt, chef de la VIIe flotte aérienne. L’USSAG, qui dispose de plus de six cents avions de combat et d’une poignée de porte-avions, est relié ici par ligne directe au Stratégie Air Command de Washington et à la Maison Blanche. Jadis centre d’opération contre la piste Ho-Chi-Minh, la base abrite, outre ses six mille à six mille cinq cents aviateurs, deux ordinateur IBM-360, un système de radar intégré (TACAN) et un appareillage DART qui permettent de capter, via satellite, les messages des « renifleurs » (« sensors ») disséminés en Indochine (5).
Plus à l’ouest, la base d’Udorn rassemble la plus vaste concentration de personnel militaire en Thaïlande : huit mille aviateurs américains et plusieurs milliers de militaires et de « civils » thaïlandais. Udorn reste le centre des opérations de la C.I.A. au Laos et de contrôle de la guerre aérienne contre les maquis thaïlandais proches.
Des jeeps patrouillent sans arrêt dans le périmètre de sécurité, délimité par des barbelés. Près des entrées principales, une chaîne de magasins à l’américaine offrent leurs denrées de luxe. Des deux côtés de la route s’échelonnent les bars « autorisés au personnel américain ». Là se recréent spontanément les clivages « métropolitains » : il y a des bars « faucons » et des bars « colombes », des bars noirs et des bars blancs, des bars hippies...
De jeunes Thaïlandaises passent, menues, pendues au bras de pilotes d’Air America. Elles parlent anglais avec l’accent texan. Elles sont plusieurs centaines, venues tout droit des rizières, et qui ont appris la langue – et le reste – sur le tas. Recrutées par contrat, certaines, délaissant les bars, les massages et les bordels, se louent aux militaires : ce sont les « épouses en location », les « hired wives », qui peuvent gagner jusqu’à 2 500 bahts par mois (environ 600 F, dix fois le revenu moyen d’un paysan) et bénéficient des produits hors taxe des P.X. américains (6). Economies faites, elles se lancent souvent dans les affaires... où elles réussissent traditionnellement mieux que les hommes.
« On a entrepris la construction de la base il y a quatorze ans, nous dit un professeur de l’école normale d’Udorn. Les « marines » sont arrivés voici dix ans, à cause du Laos. Autrefois, c’était une petite ville tranquille. Voyez ce qu’ils en ont fait. »
Distorsion des valeurs culturelles
L’agglomération (Udon – Thani) compte soixante mille habitants, dont plus du tiers sont des Chinois, commerçants pour la plupart. Outre les emplois fournis par la base et les services annexes, la présente américaine a suscité une multitude de bars, de cinémas, de bowlings, de clubs divers. Vingt mille personnes environ ont ainsi trouvé du travail. « Mais cela s’est fait au prix d’un violente distorsion des valeurs culturelles. Les disparités économiques locales se sont accrues. La croissance de la ville s’est faite de façon tout à fait anarchique. » La propriétaire d’un « restaubar » nous apprendra par exemple que, faute de disposer de l’eau courante, une famille dépense en moyenne 600 bahts par mois en eau fournie dans des bidons par une société privée (1 baht = 22,5 centimes).
« La location d’une maison, qui revenait autrefois à 500 ou à 600 bahts, demande aujourd’hui entre 1 500 et 2 500 bahts, nous dit encore le professeur de l’école normale. Croyez-vous que les salaires ont suivi ? Je gagnerai 3 500 bahts par mois en fin de carrière. Un enseignant débutant en gagne 800, un policier 1 200 (je ne parle que de la solde), un mécanicien entre 1 000 et 1 500 bahts. »
Ses « normaliens » ont manifesté... contre le bruit des avions à réaction, sans paraître jamais remarquer que leur école voisine avec un énorme réservoir de pétrole. Le vacarme des réacteurs s’est estompé depuis lors, mais le réservoir reste une cible de choix.
Doté par les Américains en 1967 d’une piste capable de recevoir des B-52, l’aéroport de Nam-Phong, remis en service début 1973 par l’USAF, devait être restitué avant la fin de l’année à l’armée de l’air thaïlandaise, après le départ des deux mille cent « marines » aéroportés et des quarante appareils qui y étaient stationnés. Toutefois, nous croyons savoir que Nam-Phong serait converti en centre d’entraînement pour des commandos d’infiltration en territoire khmer. Ces commandos, forts de vingt à vingt-cinq hommes armés de M-16 et de roquettes lance-grenades, seraient transportés sur place et reconduits à la base par des hélicoptères Huey pour des opérations terroristes ponctuelles. La décision, prise peu avant les événements d’octobre, n’aurait pas été remise en cause par le nouveau gouvernement.
La « première phase » des retraits de troupes américaines de Thaïlande, négociée depuis la fin août entre Bangkok et Washington, porte sur trois mille sept cent dix « marines » et cent dix appareils – ce qui est loin de compenser l’accroissement des effectifs et du matériel militaires dans le pays, intervenu depuis le départ de l’USAF du Vietnam. Si bien que, Nam-Phong exceptée, les autres bases demeurent à la disposition des Américains : celle de Takhli, à 220 kilomètres au nord de Bangkok (d’abord évacuée en avril 1971, puis réactivée en juin 1972, elle abrite quelque cinq mille aviateurs, quatre-vingt-quatre Phantom, ainsi que deux escadrilles de vingt-quatre F-111 de l’aviation thaïlandaise) ; celle d’Ubon, en surplomb du Cambodge et non loin de la frontière laotienne (à la hauteur de Paksé), où F-4 Phantom et AC-47 « Spectre » pourraient du jour au lendemain reprendre leurs missions en territoires khmer et lao ; celle, encore, de Korat, plus à l’ouest, à la sortie de Nakhon-Ratchasima, où certaines escadrilles de chasseurs et de chasseurs-bombardiers « légers » sont équipés d’appareils de détection pour la guerre électronique ; enfin, Don-Muang même, l’aéroport civil et militaire de Bangkok. Depuis l’arrivée, en juin-juillet 1972, d’avions-cargos militaires et d’au moins une escadrille de C-135, il y a tellement d’appareils de l’armée à Don-Muang que certains sont parqués à proximité des pistes civiles, qu’ils utilisent.
Selon un rapport établi par MM. Loewenstein et Moose, enquêteurs du Sénat américain, fin mars (1973), 44 406 militaires américains étaient basés en Thaïlande (31 685 lors de la précédente visite des deux sénateurs, en janvier 1972). En outre, 2 321 soldats américains et 4 941 Thaïlandais étaient affectés à cette date à la sécurité des bases. Pourtant, le chiffre de croisière admis par le Congrès américain est de 32 000. « L’excédent, font remarquer les sénateurs, est considéré comme temporaire. »
Washington est le premier employeur du royaume après le gouvernement thaïlandais. Le maréchal Thanom déclarait, en août dernier, que 80 000 à 100 000 civils thaïlandais travaillent directement ou indirectement pour l’armée américaine dans le pays. Le N.E.D.B. (National Economie Development Board), bureau de développement économique national thaïlandais) a calculé que, si toutes les forces américaines se retiraient des bases, le toux de chômage atteindrait 15 à 20 %.
Toutefois, la présence américaine ne se limite ni aux bases ni aux activités annexes qu’elles suscitent. Une bonne partie de l’effort américain s’est portée sur le développement, la formation, l’équipement, l’entraînement, voire la direction des opérations, de la police (dont les effectifs – 90 000 hommes – ont triplé en quinze ans), de l’armée (portée en 1972 à 180 000 hommes) et des forces paramilitaires. « L’effort fait par les Etats-Unis pour entraîner et équiper la police thaïlandaise est le plus important du monde, après le Vietnam du Sud » (7). L’U.S. MACTHAI (Military Assistance Command Thailand), qui emploie 550 personnes, fournit le support administratif aux opérations militaires américaines en Thaïlande et conseille en matière de contre-insurrection. Des « forces spéciales » américaines assurent dans huit camps disséminés dans le royaume l’entraînement des « irréguliers » thaïlandais, laotiens et cambodgiens. Quant au Military Advisory Group, ses conseillers sont répartis dans les trois armes – terre, air, mer – de l’armée royale, et, dans l’armée de terre, on les trouve à tous les échelons supérieurs, à partir de celui du régiment. Selon le rapport de MM. Moose et Loewenstein, « instructeurs » et « conseillers » seraient 600 environ, mais d’autres observateurs estiment que leur nombre est proche du millier (8).
C’est donc à un véritable noyautage militaire que se livrent les Américains, qui tout à la fois tiennent les cordons de la bourse et veillent au bon usage de leurs libéralités. Entre 1950 et 1971, 10 514 militaires thaïlandais ont reçu une formation aux Etats-Unis.
Dans ce pays sous-développé, où une minuscule élite est appelée à tout régenter, le contrôle de celle-ci est d’une importance vitale. Aussi n’est-il guère surprenant de lire, dans un supplément d’un journal de Bangkok, publié à l’occasion de... la fête de l’indépendance américaine : « Près de la moitié des Thaïlandais qui ont étudié aux Etats-Unis (...) sont dans l’enseignement supérieur », où, du reste, « l’influence des professeurs et des lecteurs américains (...) est sans commune mesure avec leur nombre. »
De toute façon, « il est peu de domaines de la société thaïlandaise qui n’aient pas été touchés par le programme » d’échange de boursiers (9).
Au total, depuis la signature en 1950 du premier accord d’aide militaire à la Thaïlande, les Etats-Unis ont contribué pour 1 milliard 100 millions de dollars à la construction d’installations défensives et logistiques dans le royaume (10). Ce chiffre n’inclut pas la contribution qu’apporte Washington au budget de la défense du gouvernement d e Bangkok. Cette aide était de 75,6 millions de dollars en 1968 et de 61,6 millions trois ans plus tard. Les documents officiels font grand cas de cette diminution, à laquelle ils opposent la croissance correspondante de la part gouvernementale thaïlandaise dans le budget de défense (234 millions de dollars en 1968, 304,9 millions en 1971). Toutefois, le rapport sénatorial déjà cité montre que, dans le cas de l’année financière 1972, l’assistance militaire américaine réellement fournie se monte à plus de deux fois la somme programmée (celle-ci était de 60 millions de dollars ; l’aide fut, selon les calculs, de 128 millions ou de 146 millions) : loin de se décharger progressivement sur leur allié de la part du budget de défense qu’ils assumaient, les Etats-Unis renforcent en fait leur contribution, cependant que continue de croître la part que Bangkok affecte à la défense – ce qui est d’ailleurs une des causes essentielles du déficit budgétaire.
En comparaison du véritable déjuge monétaire que représentent les dépenses et l’aide militaires américaines en Thaïlande, l’aide économique paraît bien modeste. Elle était de 16,7 millions de douars en 1972 (11), soit un tiers de moins que l’année précédente et près de deux fois moins qu’en 1970. Encore faut-il remarquer qu’elle est désormais presque entièrement orientée vers le financement de projets liés à la lutte contre la subversion et que, dans la période 1967-1972, un quart des 213 millions de dollars alloués sont allés à l’administration de la police civile.
Lié avant tout aux impératifs stratégiques, le développement d’une infrastructure importante (autoroutes, voies ferrées, aménagements portuaires, dépôts de carburant) a eu également pour effet de renforcer l’exploitation des ressources du pays. Les généraux de Bangkok, trop heureux d’autoriser la pénétration des capitaux étrangers en échange d’une part du butin, légiférèrent d’abondance pour faire du royaume un « Eldorado » du grand capital international. La main-d’œuvre thaïlandaise, une des moins onéreuses d’Asie du Sud-Est, devint encore plus « séduisante » avec l’abolition, en 1958, des syndicats. Ceux-ci furent remplacés quatorze ans Plus tard, à Bangkok, par d’inoffensives « associations ouvrières ».
La législation concernant les investissements étrangers était un modèle de « laisser faire ». « Dans quel autre pays, demandait récemment un quotidien de Bangkok, un étranger pourrait-il, avec un simple visa touristique, monter une affaire et s’y consacrer pendant des années, avec tous les droits que confère la citoyenneté thaïlandaise, sans pour autant en assumer aucune des obligations ? » (12). Jusqu’à une date récente, une société ou un individu pouvait s’installer dans le pays ou le quitter sans autorisation préalable des autorités.
Compte tenu du mécontentement croissant d’une partie de la communauté affairiste locale et du nationalisme économique naissant de la classe moyenne urbaine, tout n’est plus aussi idyllique pour les investisseurs étrangers. Toutefois, par la dernière en date des « lois sur la promotion des investissements industriels » (octobre 1972), le gouvernement thaïlandais accorde aux sociétés étrangères un monopole de fait dans la production industrielle, les exempte de taxes et de l’impôt sur les affaires pour l’exportation des produits finis, permet à certaines d’entre elles de rapatrier intérêts et bénéfices en devises et, à toutes, de faire venir le personnel nécessaire sans tenir compte des quotas d’immigration.
En contradiction apparente avec ces mesures, Bangkok décrétait, un mois plus tard, l’« Alien Business Law » qui interdit toute implantation nouvelle de sociétés étrangères dans certains secteurs d’activité et, dans douze autres domaines, exige le retrait des firmes étrangères dans les deux ans ou le transfert d’au moins la moitié de leur capital à des nationaux.
Les clarifications officielles, cependant, n’allaient pas tarder à montrer le caractère bénin de ce décret, destiné surtout à calmer à bon compte les aspirations locales d’indépendance nationale. L’ambassade américaine à Bangkok notait avec satisfaction : « Il se pourrait bien que l’application de ce décret impose peu de fardeaux réels à la communauté industrielle étrangère. » En outre, le « traité d’amitié et de relations économiques » entre la Thaïlande et les Etats-Unis, signé en 1966, prévoit que « les sociétés américaines en Thaïlande seront considérées comme des sociétés nationales. L’ambassade a reçu l’assurance du gouvernement thaïlandais que ce principe serait maintenu » (13). En fait, les seules personnes qui pourraient être affectées par le décret sont les milliers de petits commerçants chinois et indiens immigrés (mais « thaïlandais » à toutes fins utiles), qui ne comptent guère pour les généraux millionnaires au pouvoir.
Ces derniers réservent leurs faveurs aux capitalistes étrangers qui ont pris racine dans la terre nourricière thaïlandaise et qui en retirent des bénéfices astronomiques. Jusqu’à la promulgation de la plus récente loi de promotion industrielle, un milliard de dollars sont venus s’investir dans les mines, les industries agricoles et les manufactures. Le capital étranger représente un tiers de l’ensemble des investissements, ce qui suffit à placer l’économie thaïlandaise sous la coupe des détenteurs de capitaux étrangers, japonais, américains et taiwanais surtout.
Capitaux américains et production japonaise
Les investissements américains privés, qui sont passés de 25 millions de dollars en 1960 à 200 millions en 1970, restent loin derrière ceux des Japonais. Fin 1971, ces derniers contrôlaient 11,8 % des investissements en Thaïlande, les Etats-Unis 5,7 %, et Taiwan 5,2 %. En fait, le royaume vient désormais au second rang – après l’Indonésie – pour les investissements nippons dans les pays du Sud-Est asiatique. L’appétit de matières premières, de nouveaux marchés et de main-d’œuvre peu onéreuse que suscita le « boom » japonais fut encouragé au début par Washington. Soucieux de contenir la Chine et de détourner d’elle l’industrie japonaise en expansion, John Foster Dulles poussa les Etats-Unis à développer « un programme triangulaire pour accroître les exportations du Japon et permettre à son économie de devenir autosuffisante. Les Etats-Unis mirent des fonds à la disposition des pays de l’Asie du Sud-Est pour qu’ils acquièrent des produits d’exportation japonais, accordant en retour à ces mêmes pays des « privilèges » sur le marché américain (...). Du point de vue américain, le capital japonais était le bienvenu dans la région pour contribuer à ligoter les régimes réactionnaires » (14). Mais, désormais, les échanges et les investissements japonais ont atteint de telles proportions que l’Amérique s’en inquiète.
Pour 72 %, le déficit commercial de la Thaïlande vient des échanges avec le Japon, qui fournit près de 40 % des importations du royaume. La balance commerciale est aussi très fortement déficitaire avec les Etats-Unis et la R.F.A.
Cet état de fait, commun à tous les pays (néo) colonisés, qui atteint de graves proportions en Thaïlande, est lié à la politique de la classe dirigeante. « Grâce aux dollars américains qui, du fait de la guerre au Vietnam, ont afflué vers notre pays, explique un sous-directeur de banque à Bangkok, nous avons pris des habitudes de consommation tout à fait étrangères à notre niveau de développement économique. Avec un revenu par tête de 179 dollars, nous ne pouvons tout simplement pas nous payer le luxe de la télévision en couleurs, des climatiseurs ou même des cosmétiques étrangers. »
Autre cause fondamentale du déficit de la balance commerciale : la politique d’investissement qui a autorisé le capital étranger à installer des industries dépendant presque entièrement de matières premières et de machines importées. « Les Japonais prétendent qu’ils gagnent des devises pour nous en vendant à l’étranger les produits qu’ils fabriquent ici dans leurs usines, s’indigne un haut fonctionnaire ; or ils ont importé chez eux près de la moitié de ce qu’ils ont sorti de Thaïlande. En outre, pour 40 millions de bahts de produits exportés par eux, ils ont fait venir du Japon 1,6 milliard de bahts de matières premières : leur altruisme est sans limite ».
Les retombées économiques de l’effort de guerre américain et les crédits et les investissements étrangers ont entretenu jusqu’en 1969 un excédent de la balance des paiements qui compensait le déficit commercial, chronique depuis 1960. Mais, à l’exception d’un surplus purement conjoncturel de la balance des paiements en 1972, celle-ci est devenue déficitaire à son tour, alors que le déficit commercial s’aggrave, du fait notamment de la dévaluation du baht, consécutive à celle du dollar. Cette dévaluation équivaut en effet à une hausse de 15 à 20 % du prix des importations en provenance du Japon ou d’Allemagne fédérale, partenaires commerciaux majeurs – ce qui ne peut que contribuer à accroître l’endettement de la Thaïlande et à accélérer l’inflation. Seuls les Etats-Unis sont gagnants dans l’affaire. La dévaluation, notait récemment une brochure de l’ambassade américaine à Bangkok, « rendra sans aucun doute nos importations plus concurrentielles que par le passé (...). Un nombre croissant d’importateurs thaïlandais cherchent déjà à substituer des produits américains aux produits japonais et européens, désormais plus onéreux, qu’ils importaient précédemment ».
Les responsables thaïlandais soulignent avec fierté que le taux de croissance annuel moyen du secteur industriel est de 9,2 % pour la période couverte par le dernier plan (1967-1971). Ils espèrent qu’en 1976, à la fin du Plan en cours, ce secteur fournira 20 % du P.N.B. et rapportera quelque 3 milliards de bahts en devises. Mais quelle est la nature de cette croissance ?
Les dix chaînes de montage installées par des firmes japonaises, américaines ou italiennes produisent suffisamment de voitures pour embouteiller tout Bangkok. Les matériaux importés sont convertis en réfrigérateurs, postes de radio, grille-pain, climatiseurs et chemises de térylène, mais, comme le souligne un étudiant de l’université Chulalongkorn : « En vingt ans de développement, on n’a pas trouvé assez de capitaux pour créer des usines de machines et d’outils agricoles ou des fabriques de pompes, dans un pays où l’agriculture est le nerf de l’économie et où les paysans sont à la merci de la mousson ! »
Le développement industriel n’a pas grand-chose à voir avec l’économie essentiellement rurale du pays. Deux petites usines d’engrais et quelques importations : la contribution aux besoins des compagnes est indigente. Près de la moitié des engrais chimiques vendus en Thaïlande sont utilisés dans un rayon de 100 kilomètres autour de Bangkok, et 70 % dans un rayon de 250 kilomètres. « Tout comme les colonies ont été pressurées pour assurer la prospérité des métropoles, la périphérie de la Thaïlande est paupérisée au profit du centre : le luxe de Bangkok repose sur la misère des provinces », dit encore notre interlocuteur étudiant.
Les énormes dépenses militaires américaines ont encore renforcé le déséquilibre du développement économique. Une étude financée par la fondation Ford concluait en 1968 que, tout en améliorant le réseau routier, en accroissant le P.N.B. et les réserves de devises, ces dépenses avaient détourné les priorités du pays vers la spéculation foncière, les entreprises de divertissement et les services non essentiels. Toutes les industries et affaires se trouvant à Bangkok, même les villes qui accueillent les bases américaines sont très en retard dans leur développement.
« Comme tous les fleuves de Thaïlande coulent vers la mer, tous les bahts se déversent sur Bangkok », dit-on : la situation ne serait pas si grave si les rivières coulaient. Mais, comme l’admettent aujourd’hui certains économistes américains : « L’accroissement rapide des dépenses militaires américaines – associé à une augmentation du niveau d’aide directe et au relâchement des contraintes d’échange monétaire – peut avoir poussé les dirigeants thaïlandais à négliger le développement agricole. La déformation qui s’ensuit dans la structure de croissance de la production, en particulier si les dépenses militaires américaines diminuent, soulève le problème du maintien de ta croissance du P.N.B. et d’un excédent de la balance des paiements » (15).
Pour les paysans, qui constituent 80 % de la population thaïlandaise, et qui essaient d’arracher à la terre de quoi assurer leur subsistance, le problème toutefois est plus crucial. Soixante-cinq pour cent d’entre eux – selon une étude du « Bangkok Post » en juin 1972 – n’ont pas de terre, comme ce jeune villageois des environs de Chieng-Raï, tout au nord du pays, qui figure pourtant parmi les « privilégiés » de la région.
« A la mort de mon père, mon frère aîné a décidé de vendre les 10 à 20 raï (1 raï = 1 200 mètres carrés) de terre qu’il nous laissait ; nous avons partagé l’argent et j’ai loué un bout de terrain, explique Phon, qui poursuit : Je cultive du riz, du tabac, du soja, des haricots, un peu de blé. De quoi nous nourrir. Un quart propriétaire ; un quart pour les buffles, loués ; un quart pour les travailleurs qui m’aident et le dernier quart pour nous. Je n’ai pas de dettes. Quand je veux de l’argent liquide, je vais travailler pour les autres. La plupart des paysans ont dû vendre leur terre. Ceux qui en ont encore ne veulent pas emprunter, car ils savent qu’ils y perdraient vite leur titre de propriété. C’est le colonel de police qui possède la plupart des terres : plus de 300 raï. »
Jusqu’au jour où l’autoroute de l’Amitié, construite par les Américains, l’a relié à Bangkok, le village de Pakchong, dans la province de Nakhon-Ratchasima (à l’entrée du Nord-Est), vivait enfoui dans la jungle. Dans les années qui ont suivi, toutes les terres fertiles des deux côtés de l’autoroute ont été acquises, souvent de manière frauduleuse, par les millionnaires de la capitale. Il revint au premier ministre de l’époque, le maréchal Sarit, de montrer l’exemple en s’appropriant plusieurs milliers d’arpents de terrain.
Pakchong n’est qu’un exemple. Un groupe d’études fut créé à grand bruit en 1972, sous la direction du colonel Narong Kittikachorn, pour « diversifier le régime de propriété terrienne ». « Le projet devra être appliqué par des officiels dévoués et aux mains propres, expliquait alors le jeune colonel (dont la presse thaïlandaise rapporte, maintenant qu’il a fui le pays, les innombrables cas de corruption) ; c’est pourquoi je suis volontaire pour faire le travail. » Mais l’affaire fut enterrée discrètement quand on s’aperçut que la plupart des propriétés foncières de plus de 25 raï étaient – et restent – entre les mains de fonctionnaires haut placés et d’hommes d’affaires.
Les usuriers, qui sont souvent des officiels locaux ou de gros propriétaires, contribuent à accroître la misère paysanne. « Le prêteur de notre village, nous a dit un étudiant originaire du Nord-Est, pratique des taux d’intérêt allant jusqu’à 20 ou 30 % par mois. Les paysans, souvent illettrés, ne comprennent pas ce qui est écrit sur la reconnaissance de dette. Presque toute leur récolte passe au remboursement des intérêts. » Selon une étude effectuée par l’université Kasertsart, la moyenne des dettes de chaque famille de paysans dans le Nord était de 5 130 bahts en 1971, alors que, dix ans plus tôt, elle était de 1 377 bahts. La situation est pire dans le Nord-Est, où près de 20 % des paysans ont dû fuir leur village et gagner la ville pour tenter de survivre. D’autres se livrent au banditisme ou bien ils deviennent des « taharn pa », des soldats de la jungle.
C’est la possibilité croissante de voir la paysannerie pauvre et dépossédée se joindre à la guérilla qui a tiré l’élite intellectuelle thaïlandaise de son lourd sommeil. Un éditorial du « Financial Post » lançait cet avertissement : « Le pays prospère indubitablement, mais seuls les riches s’enrichissent tandis que les pauvres s’appauvrissent » (16). Il ajoutait : « Les grandes villes du pays ont prospéré aux dépens des campagnes. Les agriculteurs semblent condamnés à continuer de travailler la terre pour subvenir à leur existence, tandis que les intermédiaires venus des villes achètent leurs récoltes à des prix ridiculement bas si on les compare à ceux qu’ils obtiennent à la revente (...). Les profits réalisés sont alors gaspillés ou investis dans les villes, ce qui contribue à accroître la prospérité de celles-ci. Rien jamais ne revient dans les campagnes sous forme d’investissements productifs. En fait, la seule façon dont l’argent revient aux fermiers, c’est sous forme de prêts à des taux d’intérêt exorbitants. » D’énormes barrages ont été construits mais, faute d’un réseau suffisant de canalisations, la terre cultivable est irriguée pour 17 % seulement. Le courant que produisent les centrales hydro-électriques sert surtout à satisfaire les besoins insatiables de la capitale. A ce rythme, conclut le « Financial Post », « le développement économique continu du pays reste sans signification pour la plupart des Thaïlandais ».
Une partie de l’administration américaine est encore plus préoccupée par cette situation que les intellectuels de Bangkok. S’adressant aux correspondants de la presse étrangère, M. Rey Hill, directeur de l’USOM, reconnaissait en 1972 : « A mon sens, le plus grand problème que rencontre la Thaïlande en matière de sécurité intérieure, c’est la disparité des ressources. Le revenu par tête dans le Nord-Est est de 50 dollars en nature et en espèces. On nous a beaucoup répété qu’on s’acheminait vers un taux de croissance de 7 %. Eh bien ! même si on y parvient dans le Nord-Est, ça voudra dire que les gens gagneront 53,50 dollars à la fin de l’année : croyez-vous que ça suffira à leur donner l’envie de se battre ? » En fait, en 1973, le taux de croissance n’aura pas atteint 4 % pour l’ensemble du royaume.
L’action des Forces armées de libération
Au fin bout de l’aérodrome d’Udorn, des cahutes sur pilotis envahissent un terrain inondé couvert de lotus et d’immondices. De part et d’autre d’une route goudronnée, une plaque de tôle ou une toile et quelques piquets font un logement. C’est la pleine chaleur de l’après-midi. Des enfants nus, ventre ballonné, jouent dans un coin d’ombre. Un homme en sarong se lave à grands seaux d’eau boueuse. Sous un pan de toile, la mère, obèse et sereine, une aïeule fripée, et huit enfants, dont l’aîné n’a pas dix ans, font cercle autour d’un hamac, où dort le dernier-né. Il a les jambes atrophiées.
« Nous avions un bout de terre à 60 kilomètres d’ici, dit la mère, mais nous nous sommes endettés, nous avons dû vendre et venir ici. Mon mari s’est fait cyclo. Il gagne 15 bahts par jour en moyenne. Il en verse 8 au Chinois pour la location du tricycle. Nous mangeons du riz, quelquefois seulement. Il est trop cher : 2,5 bahts le litre. Pour le reste, des herbes, des racines, et les insectes que les aînés attrapent. »
Que se passe-t-il quand quelqu’un est malade ? La femme ne comprend pas. Notre interprète insiste. « Elle dit qu’il y a un dispensaire, gratuit en principe, mais il faut payer l’infirmier pour y être admis. Les voisines donnent un coup de main pour les accouchements, mais deux de ses enfants, des filles, sont mortes de fièvres. »
Tous les quarts d’heure, des chasseurs à réaction, retour de mission, déploient leur parachute de freinage et s’immobilisent en bout de piste. Chacun de ces monstres rugissants dépense en une seule « sortie » de quoi nourrir cette famille pendant deux générations... Qu’en pense la mère ? « Rien, répond doucement l’interprète. Elle dit qu’ils ne font plus attention au bruit. Elle dit que c’est la vie... »
Poignante résignation. Mais n’est-ce pas pour montrer qu’il existe une autre voie que celle de la soumission et de la passivité qu’à deux reprises des hommes ont lancé des attaques symboliques contre la base même, allant jusqu’à endommager un F-111 d’un tir de mortier ? (17).
Cinq ans après la première vague d’arrestations de suspects communistes, de libéraux et d’intellectuels, un « Front socialiste », rassemblant ce qu’il restait de progressistes, crut l’heure venue de défendre un programme socialiste démocratique à la faveur des élections de 1957. Illusion balayée dès l’année suivante par le coup d’Etat de Sarit, qui s’empressa de relancer la campagne anticommuniste. Patriotes et progressistes, pourchassés, passèrent dans la clandestinité. Dès 1960, les dirigeants du parti communiste thaïlandais (P.C.T.), créé trois décennies auparavant et devenu illégal et clandestin en 1952, décidaient d’abandonner la stratégie de la conquête du pouvoir par la voie urbaine, parlementaire et intellectuelle, et se tournaient vers la lutte armée à partir des campagnes.
Le 1er janvier 1965, la « Voix du peuple de Thaïlande » – radio clandestine qui émettrait, selon Bangkok, à partir du Yunnan, et, selon la C.I.A., depuis la région de Phong-Saly, au Laos – annonçait la formation du Front patriotique thaïlandais (F.P.T.), qui se proposait de rallier, autour d’un programme en six points, toutes les forces patriotiques et démocratiques du royaume. Ce Front où, selon les termes d’un de ses membres, « coexistent patriotes et communistes », tient le rôle d’organisation de masse du P.C.T., son noyau dirigeant, d’idéologie résolument maoïste. Depuis janvier 1969, il dispose d’un bras armé, le commandement suprême des Forces armées de libération du peuple thaïlandais (F.A.L.P.T.). La création de cet organisme, nouvelle étape dans la lutte, consacre les progrès de l’insurrection armée préparée pendant au moins cinq années de clandestinité, et qui a éclaté le 8 août 1965.
Ce jour-là, dans le district de Na-Kae (province de Nakhon-Phanom), un groupe de policiers tombent dans une embuscade au hameau de Thot-Phanom. Accrochage banal s’il ne marquait le début de la lutte armée qui allait gagner rapidement tout le Nord-Est. Un an et demi plus tard, le Nord à son tour s’embrase, tandis que renaît la guérilla tout au sud du pays.
Aujourd’hui, trente-huit provinces sur soixante et onze – soit cent soixante-seize districts – sont affectées par l’insurrection. Un informateur du F.P.T., rencontré dans la capitale, nous a assuré que, « désormais, les maquis sont coordonnés via Bangkok. »
« Nous distinguons deux sortes de zones, a-t-il poursuivi : celles que nous contrôlons de nuit (elles représentent un huitième du Nord-Est, un dixième du Nord et un vingtième du Sud) et celles que nous tenons en permanence. Ce ne sont pas à proprement parler des zones libérées : les « autorités » peuvent s’y rendre, mais sous forte escorte militaire. En fait, elles leur échappent totalement : ni impôts, ni conscription, aucune coopération. Les villages vivent en économie fermée. »
« La plus récente estimation, en septembre 1972, des forces (des maquis) par les experts en contre-insurrection de l’ambassade américaine, lit-on dans le rapport Loewenstein-Moose, est de 7 340 à 7 770 terroristes armés en Thaïlande – 2 640 à 2 960 dans le Nord, 1 920 à 2 030 dans le Nord-Est, 130 dans le Centre, 600 dans le Sud (...) – ce qui représente une augmentation de 11 % par rapport aux évaluations de septembre 1971. La plus forte poussée pendant cette période d’un an est de 26 % dans le Nord-Est », précise le rapport, qui ajoute que, selon ces mêmes experts, l’insurrection « renforce régulièrement son organisation, accroît progressivement ses effectifs, sans poser de graves dangers à court terme pour la société thaïlandaise dans son ensemble (sic), mais elle peut devenir inquiétante à long terme si elle n’est pas mise sous contrôle. »
Selon des documents saisis l’an dernier sur des maquisards, le parti communiste thaïlandais serait en train de mettre en place une structure à trois niveaux – un district : regroupant trois villages ; une province : trois districts ; et une région : trois provinces, – avec un comité dirigé par un secrétaire de parti aux deux niveaux supérieurs (18).
L’état-major des opérations de suppression des communistes (C.S.O.C.) a fait circuler une liste des dirigeants des maquis régionaux, tous âgés d’une cinquantaine d’années. Parmi eux, aucun leader de stature nationale. « Pas d’Oncle Ho », comme le font remarquer, avec une pointe de regret, certains intellectuels progressistes de la capitale.
Dans les zones semi-libérées
Pas d’Oncle Ho ? Du moins y a-t-il « Oncle Yod » (Loong Yod), une figure quasi légendaire dans la région de Na-Kae. Agé aujourd’hui de soixante-cinq ans, réparateur de bicyclettes de son état, Yod Tantiswad a travaillé dans l’ombre pendant trente ans à la politisation des masses paysannes de la région. « Le soir, nous a dit une personnalité locale, il allait trouver les villageois pour leur lire et commenter le journal. La police a fini par s’intéresser à lui et, faute de pouvoir l’attraper, a exécuté toute sa famille en 1964, un an avant la fameuse embuscade. »
Chaque région de maquis a ses héros et ses personnages, militants jouissant de la confiance des paysans. Un étudiant originaire de la province de Sakhon-Nakhon nous a parlé de Kruan Krong, fille d’un député exécuté en 1958 sous les yeux de sa famille. « Dès qu’elle l’a pu, elle est partie dans la forêt, mais elle revient fréquemment au village. Elle est très belle et s’exprime très bien. Les villageois l’aiment tellement qu’elle ne craint pas d’être dénoncée. » De fait, comme nous l’a confirmé la personnalité déjà citée, « les femmes dans les maquis sont plus politisées et font des soldats plus déterminés que les hommes ; jamais on n’a vu une femme se rendre aux autorités. » Dans la région de Na-Kae, elles seraient une centaine à avoir pris les armes.
Comment s’organise la vie dans les zones « semi-libérées » de cette région ? La surveillance de la police et de l’armée, aidées par des paysans bavards, rend toute visite à tout le moins dangereuse. Toutefois, nous avons pu rencontrer, quelque part en Thaïlande, des cadres du Front patriotique originaires d’un village proche de Nakhon-Phanom, sous « double administration ». Parmi eux, un paysan de trente-cinq ans, joues creuses, le geste vif, et un bonze de trente ans, immobile dans sa robe, un sourire bénin aux lèvres mais le regard vigilant.
« Je ne suis pas communiste, déclare ce dernier, mais j’ai rejoint le mouvement pour libérer la conscience du peuple. Pour le bouddhisme, il n’y a pas de nirvana individuel. Il existe au demeurant une Association des bonzes marxistes...
— Les villageois vont le voir dès qu’ils ont un problème, comme ils l’ont toujours fait », intervient le paysan.
Les communistes n’ont pas, semble-t-il, cherché à bouleverser les traditions mais à les restituer à leur fonction collective. Ce n’est pas un mince problème dans un pays où l’Eglise, véhicule d’un anticommunisme militant, est fort écoutée. Sa part dans le budget familial correspondrait au coût d’entretien d’une personne supplémentaire (19). Sur le seuil de la moindre demeure, un autel est dressé, pagode en miniature chargée d’offrande et d’encens (20). Une centaine de bonzes ont été spécialement formés par les autorités pour rendre compte de la subversion dans les campagnes, comme nous l’apprit un autre bonze rencontré au hasard d’un déplacement.
S’il est fait référence à la pensée de Mao Tsetoung à propos de la question agraire, l’instruction politique préfère, aux considérations théoriques, les exemples concrets tirés de l’expérience quotidienne locale. Dans les régions où la présence américaine est tangible, autour des bases notamment, l’accent principal est mis sur la dénonciation de l’impérialisme américain. Si le problème du féodalisme foncier se pose, les riches propriétaires absentéistes sont la cible des critiques populaires. Mais ce qui est universel, c’est la dénonciation de la corruption des autorités et de la brutalité de leurs hommes de main.
Dans les zones antigouvernementales, le peuple a établi sa propre justice. « Les voleurs et les mouchards, après deux avertissements, sont jugés par les villageois. Ils peuvent être condamnés à mort. Mais la justice est encore plus rigoureuse pour les maquisards. Trois d’entre eux avaient fait sauter une camionnette qu’ils croyaient pleine de policiers, mais qui transportait en fait des villageois. Ils ont été exécutés publiquement par leurs camarades. »
« Chez nous, toutes les familles ont des rizières, poursuit le paysan. Les villageois s’entraident pour les cultiver. Il n’y a pas de prêteurs. Ni de taxes. Les autorités, qui cherchent à contrôler la production et à s’assurer que le surplus ne va pas dans le maquis, ont essayé cette année d’imposer une taxe de 200 bahts aux familles qui possèdent plus de dix cochons, une autre de 200 bahts sur les moteurs de plus de 5 CV pour le décorticage du riz et de 500 bahts pour plus de 10 CV. Elles n’ont jamais pu les collecter. Trois officiels ont été liquidés dans la région. »
Opération de charme et contre-insurrection
Pour le voyageur qui ne quitte jamais la grand-route, sillonnée à toute heure de la journée par de rapides autobus souvent climatisés, tout est calme. Pourtant, sur les contreforts des montagnes, sur ces pistes tumultueuses et empoussiérées que des bulldozers transforment par tronçons en véritables autoroutes, les conversations des passagers s’éteignent, du fait de la présente d’« éléments incontrôlables » dans les environs.
Régulièrement, les travaux sont interrompus par des attaques de maquisards. Le triangle Loei- Petchaboun — Pitsanuloke est en fait une des zones de guérilla les plus intenses ; les forces gouvernementales en ont fait un véritable terrain de chasse. « Depuis quinze jours, nous dit un habitant bien informé de Petchaboun, des combats au lance-roquettes se poursuivent à 8 kilomètres d’ici. Inutile d’essayer de vous y rendre. L’an dernier, la région a été déclarée zone stratégique, pour l’opération Phu-Kwang : blindés, canons de 150 millimètres, napalm déversé par hélicoptères, rien ne manquait. Il y a eu près de six cents blessés et tués parmi les forces gouvernementales – sans qu’on trouve le moindre cadavre de maquisard. Même Bangkok admet que ce fut un fiasco. Pourtant, dès la fin de la saison des pluies, l’armée a remis ça... »
La province de Petchoboun compte environ quatre cent mille habitants. Les minorités non thaïs représentent quelque deux mille familles. Environ 80 % d’entre elles sont d’origine hmong (« méo »). « Ces Méos, qui vivaient sur les hauteurs, à l’est de Petchaboun, ont été déplacés par les autorités et regroupés dans la région de Nong-Sae, sur la route de Pitsanuloke à Lom-Sak, une région de basses plaines où les tribus ne peuvent s’adapter. Les hommes s’enfuient et les enfants, quand ils grandissent, les rejoignent. Selon les villageois, un groupe de vingt maquisards comprend en moyenne deux Thaïs et un Vietnamien (21), tous les autres sont des Méos. »
Plus on se déplace vers le nord, en effet, plus le sort réservé par les Thaïs aux minorités non thaïs semble être à l’origine des troubles actuels.
« Les minorités ethniques, ce que nous appelons les tribus, explique un chercheur américain en poste à Chieng-Mai, n’ont pas accès à l’administration et sont tenues tout à fait à l’écart du système politique. Elles ne disposent pas non plus de titres de propriété des terres qu’elles cultivent : les autorités en profitent pour leur extorquer de l’argent ou une partie de leur récolte, quand elles ne les chassent pas des terres qu’elles considèrent comme leur appartenant de fait. C’est ce type de pratique qui a été à l’origine de leur rébellion, et que n’a fait qu’aggraver la campagne de répression des forces gouvernementales. »
« La réaction militaire des autorités a grandement contribué à la désaffection populaire dans le Nord, multipliant au moins par cinq le nombre d’adversaires armés au cours de la dernière décennie », confirme un universitaire américain, qui résume ainsi le processus de « pacification » en cours : « Un déploiement militaire conventionnel, accompagné de bombes et de napalm sur les villages de montagnards ; le dépeuplement de vastes zones et la création d’un nombre important de réfugiés ; les jeunes membres des communautés tribales poussés à se réfugier dans la jungle et à coopérer avec le P.C.T. dans les opérations contre les forces gouvernementales ; l’aggravation des conflits qui existaient à l’état latent entre gens du haut (montagnards) et gens de la plaine (Thaïs) ; la stabilisation de la violence et de la désorganisation sociale à un haut niveau. » (22).
Les membres ou sympathisants du Front patriotique que nous avons interrogés reconnaissent qu’il existe « deux sortes de cadres communistes : ceux qui ont été formés au Vietnam et ceux qui ont été formés sur le terrain ». Selon une source américaine, leur entraînement au Vietnam se ferait dans un camp de Hoa-Binh, au sud de Hanoï ; il existerait également neuf autres camps d’entraînement au Laos. En outre, il semble établi que les maquis reçoivent des armes et des munitions par les zones libérées laotiennes, qui servent aussi de zones de repli éventuel pour les combattants thaïs et méos. Mais de là à considérer, comme le fait Bangkok, que l’aide des peuples révolutionnaires indochinois aux maquis thaïlandais est déterminante, que Hanoï et surtout Pékin envoient leurs agents pour tirer les ficelles de ce qui ne serait en somme qu’un vaste complot communiste international, il y a un pas que nul observateur sérieux ne s’avise de franchir. « Pékin fournit, certes, une plate-forme de propagande, un modèle et une méthode d’action aux maoïstes thaïlandais, mars ce ne sont pas des Chinois qui dirigent le maquis – tout au plus des Sino-Thaïs nés en Thaïlande, reconnaît un expert américain de la contre-insurrection. Quant aux armes, ce sont plus souvent des M-16 américains que des AK-47 chinois. La vérité, conclut notre interlocuteur, c’est que Pékin et Hanoï sont des boucs émissaires bien commodes ; la thèse du complot permet aux dirigeants de Bangkok de rejeter en bloc toutes leurs responsabilités. »
« Le Sud, c’est la trompe oubliée de l’éléphant siamois, nous dit un étudiant. Moins pauvre pourtant que les autres régions, à cause des plantations d’hévéas et des mines d’étain ; mais, tout comme au nord-est, on y envoyait il y a dix ans les hauts fonctionnaires en disgrâce ou indésirables, qui s’empressaient de pressurer le peuple. La rébellion a commencé en 1964 et s’est intensifiée à partir de 1966. »
La situation dans le Sud est très complexe, et il est difficile de faire la part de ce qui revient aux affabulations intéressées (« Si un policier est tué par un paysan,on dit qu’il a été abattu par un communiste, car c’est la seule façon pour sa famille d’obtenir une pension ; inversement, tout paysan tué passera pour communiste : cela vaudra une promotion à son meurtrier en uniforme. ») ; aux exactions des bandes armées, qui s’adonnent au pillage et à la contrebande dans cette zone de passage ; aux activités des séparatistes musulmans et à celles des communistes malais et thaïs. « Les séparatistes sont peu nombreux et désorganisés, nous a assuré un missionnaire catholique, qui vit dans le Sud depuis onze ans. Ils veulent l’indépendance des quatre provinces les plus au sud – Sattun, Yala, Pattani et Naratiwat, où se trouve leur quartier général – ou, à défaut, leur rattachement à la Malaisie. Mais ils ne comptent guère. Les communistes, par contre, disposent en dehors des villes d’une vraie organisation. »
Un autre interlocuteur nous dira : « Les communistes sont allés dans les jungles du Sud après 1965 ; ils y ont rejoint d’abord ceux qui avaient eu maille à partir avec la police et l’armée ; dans un deuxième temps, ils ont approché les villageois, en se présentant, selon les conditions locales, en tant que patriotes, maquisards, communistes ou simples paysans. »
Cent cinquante chercheurs
La progression des maquis apparaît d’autant plus remarquable que l’appareil répressif qui leur est opposé est d’une ampleur proprement colossale. Les recherches de contre-guérilla ont été entreprises dans le pays avant même que n’éclate la guérilla ! C’est, en effet, au tout début des années 60 que Washington installe à Bangkok le programme « Agile-Thaïlande », pour « définir et tester des projets à long terme (de contre-insurrection) non seulement pour ce pays mais pour tous ceux qui sont situés près de l’équateur ».
« L’environnement thaïlandais, expliquait alors le général américain Robert Wienecke, porte-parole d’« Agile », est semblable à celui du Vietnam, mais personne ne vous tire dessus. » Quand les balles ont commencé à siffler, dans le Nord-Est, « Agile » a été chargé de planifier la campagne contre-insurrectionnelle du gouvernement thaïlandais. Comme l’explique Michael Klare dans « War without End », « Agile » jouissant de l’étroite coopération de l’armée royale thaïlandaise, de nombreux responsables du Pentagone pensaient que la Thaïlande allait être un « modèle » de planification anti-insurrectionnelle, qui pourrait être utilisé pour d’autres conflits. Un budget de 10 millions de dollars par an, quelque cent cinquante chercheurs, en grande majorité civils – anthropologues, sociologues, économistes, spécialistes des questions militaires, loués par la RAND Corporation et autres « think tanks », le tout placé sous la direction symbolique d’un officier thaïlandais, – tel est le programme « Agile », qui, entre outres activités « académiques », a réalisé la mise au point d’équipements radio légers pour les transmissions et la détection des émissions dans la jungle (projet Seacore), la définition d’une méthodologie de mise en fiches des populations rurales (« Village Information System »), l’amélioration de la coordination et des capacités de la police, la détection et la destruction des supports logistiques des insurgés, etc. (23).
Toutes les finesses de la guerre psychologique ont été utilisées pour amadouer les populations locales : projection dans les villages de films patriotiques, distribution de bandes dessinées en langue thaï, de calendriers, de tracts, de dons en nature, de quelque deux cent cinquante mille cartes ornées de portraits de la famille royale et des principales autorités locales. Les Américains ont même fait distribuer en 1970 soixante-cinq mille morceaux de savon fabriqués à Taiwan et qui, à chaque ablution, révélaient un message nouveau : « Pour rester thaï, il faut être anticommuniste », « Thaïlande, terre de liberté », « Les soldats sont les amis du peuple »... (24).
A l’instigation des experts américains, les autorités thaïlandaises ont, pour leur part, procédé à des tentatives, très parcellaires, de distribution des terres. Dans le Nord, elles ont créé, à Tak, Chieng-Mai et Chieng-Rai, des fermes modèles pour tenter de fixer en permanence ces tribus montagnardes si rebelles que s’appliquent à comprendre les spécialistes du Tribal Research Center (financé par l’OTASE et la B.P.P.) à Chieng-Moi, et dont les quelques exemplaires domestiqués « seront ravis de poser pour vous avec leur pipe d’opium qu’ils vous laisseront peut-être fumer », comme l’indique un guide touristique apprécié (25).
Mais les méthodes de séduction ont échoué jusqu’à présent, de même que la vigueur de la répression militaire et policière a été impuissante à enrayer la progression des maquis – quand elle ne l’a pas favorisée. « Chaque fois que nous abattons un terroriste, trois ou quatre villageois – parents ou sympathisants – disparaissent dans la jungle », reconnaît un gouverneur provincial, perplexe. Un rapport confidentiel américain relatant l’histoire du projet pilote créé en 1961 dans la province de Tok pour ancrer les tribus itinérantes, résume ainsi la situation pour les six premiers mois de 1972 : « Une propriété foncière valant plus de 1 million de bahts, des dizaines d’employés, un budget annuel de 500 000 bahts, le tout pour huit cents réfugiés (moins de 15 % de la population initiale). Et cependant l’objectif d’un camp permanent et autonome économiquement dans les terres basses demeure tout autant hors de portée que les terroristes qui continuent de hanter les montagnes environnantes et de lancer des attaques de harcèlement. »
Face à ces échecs, les autorités thaïlandaises et leurs conseillers ne savent plus s’ils doivent brandir la carotte ou le bâton, la savonnette ou le napalm. En juillet dernier encore, les chefs de la IIIe région militaire donnaient l’ordre, « pour empêcher les minorités de tomber aux mains des terroristes », d’évacuer les tribus dans les basses terres.
« Si nous échouons à développer des villes, les villageois tomberont sous l’influence des rebelles », affirmait de son côté un gouverneur provincial, sans doute converti à la théorie de l’« urbanisation forcée » que défend Samuel Huntington, conseiller écouté du Pentagone, et qui vise à dépeupler les campagnes afin de « priver le poisson de son eau ». Cette solution est à peu près aussi judicieuse que la recommandation – non rendue publique – d’un chef de mission des Nations unies au Bureau de développement économique thaïlandais : « En dernière analyse, si l’on veut éviter le déséquilibre régional, il suffit de trouver comment attirer les entreprises privées et les industriels dans le Nord. » Une politique régionale de développement agricole collectif ne vient-elle donc à l’esprit que des seuls communistes ?
Les Américains eux-mêmes sont partagés : quand il s’agit d’endosser la responsabilité des bévues commises, civils et militaires tombent de préférence d’accord pour accabler les dirigeants thaïlandais, dont ils dénoncent volontiers en privé la corruption, l’incompétence et l’absence d’intérêt pour leurs concitoyens. « Si certains officiels américains, tant à Bangkok qu’à Washington, (estiment que) les Thaïlandais n’ont pas besoin de plus d’équipement pour les opérations de contre-insurrection (mais) avant tout d’une organisation et d’une direction plus efficaces, expliquent dans leur rapport les sénateurs Loewenstein et Moose, certains (des militaires pour la plupart) tendent à souligner le besoin de perfectionner les techniques et l’organisation de la contre-guérilla et suggèrent divers modèles, pour la plupart fondés sur l’expérience américaine au Vietnam ; d’autres, surtout des fonctionnaires de l’A.I.D. et du département d’Etat, soulignent que le mouvement d’insurrection exploite la conscience croissante qu’a la population rurale de sa pauvreté et de ses griefs contre un gouvernement insensible dans une large mesure aux besoins et aux aspirations rurales. »
« Tout concourt à montrer, conclut le rapport, que les Etats-Unis vont poursuivre leur participation aux efforts de la contre-insurrection en Thaïlande. » Dans cette optique, et compte tenu des déboires des gouvernementaux dans les campagnes, on peut se demander si la recherche d’une plus grande efficacité n’a pas conduit les Américains à envisager une solution de rechange, à partir de Bangkok même.
Le rôle des étudiants et le mécontentement général
Bangkok. Pour le paysan thaï, c’est « Krung-Thep » : la « cité des dieux ». La croissance de la capitale a quelque chose de prodigieux : en 1932 (l’année de la « révolution », sept cent mille personnes étaient rassemblées sur 40 kilomètres carrés. Quarante ans plus tard, la conurbation s’étire sur 300 kilomètres carrés et compte quelque trois millions deux cent mille habitants, soit 54 % de la population urbaine du pays. L’arrivée de sociétés étrangères et de l’hôtellerie internationale a bousculé le paysage : géants de verre et d’acier écrasant les antiques pagodes, tandis que les centaines de milliers de pauvres hères, qui venaient tenter leur chance dans la cité promise, suscitaient une expansion horizontale encore plus importante, maisons de bois des classes moyennes et taudis ouvriers. Pour mieux contrôler le monstre, Bangkok et la vieille ville de Thonburi, sur l’autre rive de la Chao-Phya, ont été réunies en une seule province urbaine, sous l’autorité d’un gouverneur et de deux vice-gouverneurs. Mais Bangkok est bien davantage qu’un problème administratif.
« Alors que la fièvre secoue les campagnes depuis un certain temps, explique un professeur d’université, les contradictions croissantes de cette société semi-féodale et néo-coloniale ont fini par exploser en pustules dans Bangkok même. » Depuis un an environ, la capitale présentait, en effet, le spectacle inhabituel de gestes de colère et d’impatience populaires. Les dix mille « squatters » menacés d’éviction du bidonville de Klong-Toey, le port de Bangkok, allèrent jusqu’à se battre avec la police et à tirer des coups de feu sur les bureaux des autorités portuaires. Dans un pays où l’action syndicale est interdite, des milliers de travailleurs descendaient dans la rue, où ils se heurtaient à l’occasion aux forces de l’ordre, et lançaient des mouvements de grève pour exiger des salaires décents ; il y eut cent huit grèves à Bangkok dans les huit premiers mois de 1973. Jusqu’aux hôtesses des salons de massage et des boîtes de nuit qui se mirent de la partie. Par dizaines de milliers, étudiants et écoliers – qui passaient pour être parmi les plus dociles d’Asie – envahissaient les rues de la capitale en réclamant un gouvernement propre et démocratique et organisaient des « sit-in » autour du monument de la Démocratie. Les classes moyennes, trop timorées pour organiser elles-mêmes un mouvement de protestation contre la montée des prix, la corruption et la gabegie administrative, soulagèrent leur irritation en soutenant discrètement les étudiants.
« Ces Thaïs bons enfants, note un diplomate occidental, s’accommodent de pas mal de choses, à condition qu’on ne s’en prenne pas à leur bol de riz. Or c’est exactement ce qui s’est produit. Ils ont toujours pris au pied de la lettre les propos fameux d’un de leurs monarques qui disait : « Mon » peuple ne souffrira jamais, car il y a du « riz » dans les rizières et du poisson dans les rivières. » Mais, pour la première fois dans l’histoire de la nation, il a bien fallu se faire à l’idée de devoir se passer de riz. Non qu’il n’y en eût plus. En dépit d’une chute de 10 % de la production, la Thaïlande pouvait encore nourrir son peuple. Mais la pénurie alimentaire mondiale a tellement fait monter le prix du riz sur le marché international que les commerçants ont trouvé plus rentable de l’exporter ou de le passer en fraude à l’étranger plutôt que de l’écouler sur le marché local. En quelques mois, le prix du riz a presque doublé. Les autres denrées alimentaires ont suivi. L’augmentation du prix de l’essence ordonnée par le gouvernement et l’accroissement des prix des produits importés par suite de la dévaluation du baht ont contribué à accélérer la spirale de l’inflation. Et voilà comment ces Thaïlandais respectueux des autorités en sont venus à descendre dans la rue. »
De fait, ou milieu d’un malaise croissant de la population urbaine, les étudiants ont servi de détonateur. Comme nous l’expliquait un dirigeant du N.S.C.T. (Centre national des étudiants de Thaïlande) : « Nous avons d’abord lancé un mouvement de protestation contre la domination japonaise et de boycottage de leurs produits. Non parce que nous détestons les Japonais : c’était notre premier geste contre un système qui rend notre économie dépendante. Dans le domaine politique, nous avons réclamé le retrait des bases américaines et, pour éveiller l’opinion publique, nous avons organisé pendant une semaine une exposition et un procès publics sur les crimes de guerre américains en Indochine. »
Réaction de panique
Ce qui, en fait, leur permit de se rallier l’opinion, ce fut leur mouvement exigeant la réintégration de neuf étudiants chassés de l’Université pour avoir manqué de respect à l’égard du maréchal Thannom. L’agitation fit alors boule de neige et ils en vinrent à réclamer une enquête sur la corruption des autorités. « Nous nous sommes rendu compte que la corruption ne peut être enrayée efficacement sons un gouvernement démocratique et responsable. Le gouvernement disait qu’il faudrait au moins trois ans pour rédiger une Constitution. Pour le mettre au pied du mur, nous avons entrepris d’en faire une nous-mêmes. » Ce fut cette dernière initiative qui entraîna l’arrestation des dirigeants étudiants et conduisit à l’affrontement sanglant de la mi-octobre.
« Depuis quelque temps, nous expliquait un diplomate asiatique très bien introduit, le gouvernement réagit par panique. Quel régime prendrait peur à ce point en voyant les étudiants s’amuser à jouer les juristes ? Ce qui rend les dirigeants de ce pays aussi nerveux, c’est le soupçon que les étudiants soient devenus le point de ralliement des adversaires des maréchaux. Lorsqu’il condamnait les manifestations estudiantines en juin dernier, le maréchal Prapass a fait allusion à une « troisième force » qui encouragerait les manifestants. Nos collègues de la communauté diplomatique se demandent s’il entendait par là les communistes ou bien les « royalistes ». Il est de notoriété publique, en effet, que les étudiants ont la sympathie du roi Bhumipol. Quant aux membres du « parti démocratique », dissout depuis 1971, ceux qu’on appelle communément les « royalistes » (en raison de leur attachement sentimental à un programme de gouvernement constitutionnel défini par le roi Prachathipok, qui abdiqua en 1935), ils ont un intérêt autre que de pure forme dans la revendication des étudiants pour un gouvernement démocratique. »
Les événements ont prouvé que, par une curieuse convergence d’intérêts, le roi et les « démocrates » n’étaient pas les seuls à juger utile de soutenir les étudiants. Ceux-ci eurent l’appui non seulement de la classe moyenne, menacée par l’inflation et le chômage, mais encore de la communauté industrielle et bancaire naissante, pour qui ils étaient le seul groupe organisé capable de forcer les maréchaux vieillissants, corrompus et politiquement myopes, à céder la place aux jeunes cadres compétents (26). Plus important encore, dans ce contexte, fut le mécontentement au sein de l’armée, du fait des promotions bloquées et de la crainte de l’impopularité croissante des militaires engendrée par la corruption et par la gestion aberrante de l’économie (27).
Pour leur part, les fonctionnaires américains, en particulier les responsables de l’USOM, ne cachaient pas en privé leur pessimisme devant la détérioration rapide de la situation économique et le développement de l’insurrection. Y eut-il un soutien au moins tacite au mouvement étudiant de la part des Américains ? Etant donné qu’une fraction des étudiants est anti-américaine, cela peut paraître improbable, mais les intérêts supérieurs du maintien de la stabilité et de la sécurité dans le pays pourraient bien avoir poussé les Américains à considérer les étudiants comme un levier utile.
Les étudiants ont manifesté un courage remarquable et consenti d’énormes sacrifices pour abattre la junte. Ils ont aussi pris conscience de leur pouvoir. La plus sûre garantie pour empêcher qu’ils ne passent « de l’autre bord » est en fait le prestige énorme du roi dans la communauté estudiantine. S.M. Bhumipol, dont l’anticommunisme n’est mis en doute par personne, demeure la personnalité la plus populaire du pays. Alors que les régimes militaires successifs ont été éclaboussés par leur corruption et par leurs méthodes oppressives, le roi, par ses déplacements incessants en hélicoptère dans les campagnes et par ses activités pour le bien-être social de la population, est très aimé par les paysans. Le Front patriotique prend soin de ne pas le critiquer, même s’il continue de dénoncer avec vigueur le nouveau régime et de prôner la poursuite de la lutte armée, quelles que soient par ailleurs les manœuvres de la C.I.A. (28).
Mais les contradictions au sein de la société thaïlandaise, qui ont produit les convulsions politiques récentes, ne peuvent disparaître d’un coup de Constitution magique. Le début de libéralisation ne peut que contribuer à faire surgir davantage ces contradictions et à accélérer le changement, pour faire croire que les maquisards sont prêts à rentrer dans le rang, comme le montre la recrudescence des revendications ouvrières et de l’agitation estudiantine, conduite par le FIST (Federation of Independant Students of Thailand), qui s’est séparé, dès novembre dernier, du N.S.C.T. plus modéré.
La « révolution » d’octobre pourrait bien ne faire que commencer.
Entre Washington et Pékin
Alors que les étudiants étaient aux prises avec les policiers, non loin de là, sur l’avenue Sri-Ayuthya, les drapeaux continuaient de flotter au fronton du siège de l’OTASE – signe tangible de garantie de la sécurité de la Thaïlande. Mais pour combien de temps encore ? L’initiative de certains sénateurs américains, qui entendent supprimer tout soutien financier à l’OTASE, est, pour l’instant, bloquée ; l’enfant gâté de J.F. Dulles profite d’un nouveau sursis. Mais depuis le retrait effectif de pays membres tels que la France et le Pakistan, depuis surtout le voyage de M. Nixon à Pékin, l’OTASE n’est plus qu’une coquille vide. Elle a perdu, aux yeux des Américains, sa principale raison d’être : l’endiguement de la Chine. Bangkok toutefois ne l’entend pas ainsi : l’accord de Manille, modifié par le communiqué Thonat-Rusk de 1962, reste sa seule « ceinture de sécurité ».
Etant donné l’état d’esprit actuel du Congrès, il est peu probable qu’il ratifierait un nouvel accord de défense avec la Thaïlande que rendrait nécessaire le démantèlement de l’OTASE. « Non que l’existence de l’accord de Manille entraîne automatiquement une intervention américaine en cas de besoin, explique un diplomate occidental : jusqu’à présent, l’accord a servi aux Etats-Unis à justifier les initiatives qu’ils ont jugé utiles de prendre. Après tout, ce sont les Américains qui décideront si le danger que pourrait affronter la Thaïlande constituerait ou non une « agression » exigeant leur intervention... Néanmoins, l’existence de l’OTASE est rassurante sur le plan psychologique pour les autorités de Bangkok qui, tout comme Rip Van Winkle sortant de son long sommeil, découvrent avec stupeur les réalités politiques des années 70. »
Plus importante encore dans les relations américano-thaïlandaises est la question de la présence dans le royaume de la machine de guerre américaine, officiellement justifiée par la nécessité de tenir en échec l’« agression nord-vietnamienne » en Indochine. La signature des accords de paix de Paris ne laisse plus guère de justifications au maintien de cette présence. Certains libéraux américains craignent que la présence même des bases militaires soit une invitation à des attaques des maquisards thaïlandais et n’apporte une justification à un regain d’intervention américain au nom de la « sécurité nationale » (29).
Outre la critique des effets économiques pernicieux des bases américaines, intellectuels et étudiants thaïlandais, pour leur part, estiment que les bases constituent un obstacle majeur sur la voie d’une politique étrangère indépendante. L’ancien ministre des affaires étrangères Thanat Khoman souligne que, pour normaliser les relations avec la Chine, les bases américaines devront être fermées. « Contrairement à ce qu’affirme une campagne de presse mensongère, nous a-t-il assuré, les Chinois ne voient pas d’un bon œil la présence, aussi près de leurs frontières, d’une force aérienne aussi substantielle. »
Ces pressions domestiques n’ont fait qu’accroître la perplexité de l’oligarchie thaïlandaise qui a assisté avec consternation à la défaite des forces américaines en Indochine et au voyage à Canossa de M. Nixon. Face aux difficultés intérieures croissantes et aux incertitudes de l’Asie post-vietnamienne, les maréchaux, après avoir longuement tergiversé, décidèrent, pour se donner une certaine liberté de manœuvre, d’ouvrir un dialogue avec le diable en envoyant une équipe de tennis de table à Pékin. Parallèlement, ils commençaient à faire un peu de battage autour de l’idée d’un retrait graduel des forces américaines de leur pays. Après quelques marchandages et des protestations publiques de Bangkok reprochant à Washington son « entêtement », un communiqué était signé en août, dans lequel « les deux gouvernements annoncent leur accord pour procéder à des discussions officielles en vue de réduire le niveau des forces américaines en Thaïlande », étant entendu que « cette réduction sera graduelle et liée aux impératifs de la sécurité en Asie du Sud-Est ». Le seul résultat concret jusqu’à présent a été une légère diminution des effectifs et du matériel, qui pourrait être suivie de quelques autres retraits partiels : en affectant hommes et matériel à des bases permanentes à Okinawa et à Guam notamment, Washington ne se contenterait pas d’assurer à son potentiel de guerre dans le Pacifique ouest une efficacité maximum pour un minimum de coûts ; il mettrait aussi une sourdine aux critiques du Congrès, qui s’oppose au projet du Pentagone de maintenir des bases en Asie du Sud-Est après la fin de la guerre du Vietnam alors que la fermeture de bases aux Etats-Unis y alimente le chômage... Au demeurant, M. Kissinger déclarait en septembre dernier qu’à son avis un retrait graduel des forces américaines de Thaïlande devrait s’étaler sur cinq à dix ans.
Entre-temps, la « diplomatie du ping-pong » jouée par la Thaïlande lui a permis de marquer quelques points, bien modestes il est vrai. Pékin a réduit la vigueur de ses attaques de propagande contre le régime de Bangkok et a accepté de procéder à des échanges commerciaux. Bangkok a récemment obtenu la livraison de quelques milliers de tonnes de pétrole chinois à des « prix d’ami ». Bien que les autorités thaïlandaises se méfient fort des mobiles de la Chine (lors de la visite à Pékin de la première délégation gouvernementale thaïlandaise, M. Chou En-lai ne déclarait-il pas au chef de la délégation que la Chine « n’intervient pas dans les affaires intérieures d’autres pays mois soutient les peuples qui, dans plusieurs de ces pays, luttent pour leur liberté » ?), bien qu’elles préfèrent ne pas établir trop rapidement des relations diplomatiques, une part importante du monde des affaires à Bangkok souhaite vivement améliorer les relations avec Pékin.
« Allez dans les boutiques, nous a conseillé un industriel, et essayez de recenser tous les produits qui viennent en fraude de Chine. En légalisant le commerce avec Pékin, le gouvernement pourra récupérer une bonne partie du revenu qu’il perd par la contrebande. Outre la vente directe à la Chine de kénaf et de maïs – qu’elle achète depuis longtemps, via Hongkong notamment, nous pouvons acquérir des produits chinois de consommation courante meilleur marché que les produits japonais, ce qui contribuerait à réduire notre déficit commercial avec le Japon. »
C’est précisément cet enthousiasme des hommes d’affaires, chinois ou sino-thaïs pour la plupart, qui suscite l’appréhension du gouvernement. La présence d’une ambassade de Chine communiste à Bangkok ne serait-elle pas un soutien moral pour la puissante communauté chinoise thaïlandaise et une source d’inspiration pour la « subversion » ?
Or c’est précisément de l’évolution de la situation intérieure – « subversion » pour les uns, « lutte de libération » pour d’autres, – bien plutôt peut-être que la concrétisation encore fragile des nouvelles aspirations à la démocratie, que va dépendre le sort de ce royaume et de sa politique étrangère. La ville vient de prendre la parole, mais c’est des campagnes, miséreuses et souvent délaissées, que viendra le dernier mot.
Marcel Barang
Journaliste et traducteur.
Nayan R. Chanda
Correspondant en Indochine de la Far Easter Economic Review.
Notes
(1) Voir l’Evolution de la Thaïlande contemporaine, Pierre Fistlé, Paris, 1967, 389 pages.
(2) La même attitude a prévalu à l’égard de la communauté chinoise du pays : les hommes d’affaires chinois ou sino-thais surent éviter les affres des campagnes anticommunistes du régime en assurant des « rentes » à l’élite militaire thaïe.
(3) Pour un récit intéressant de l’entraînement des Tibétains dans un camp secret de la C.I.A. au Colorado, voir Politics of Lying, David Wise, New-York, 1973, pp. 63-74.
(4) The Pentagon Papers, New-York, 1971, p. 133.
(5) « America’s bastion », Michael Morrow, Far Eastern Economie Review, Hongkong, 2 juillet 1973.
(6) On a calculé que la Thaïlande perd 6 milliards de bahts par an du fait des produits écoulés hors taxe par le P.X. « (Postal Exchange ») américain.
(7) Business in Thailand, juin 1972, p. 15.
(8) Voir « Cutting the U.S. out of SEATO », George McT. Kahin, The New Republic, 13 octobre 1973, p. 21.
(9) Bangkok World, American Independence Day Supplement, 14 juillet 1971.
(10) De 1954 à 1969 : 702,2 millions de dollars, source USOM ; de 1962 à 1972 : 5,1 milliards de bahts, soit environ 255 millions de dollars, selon le ministère thaïlandais de la défense.
(11) Il faut y ajouter 14 millions de dollars distribués au titre du programme « PL-480 » (programme de fournitures de denrées alimentaires aux pays sous-développés), remboursables en monnaie locale, ce qui permet aux Américains de faire face à leurs dépenses dans ces pays et de leur consentir de nouveaux prêts sans engager de devises.
(12) Bangkok Post, supplément consacré au Board of Investment, 19 septembre 1973.
(13) Economic Situation and Trends in Thailand, ambassade américaine à Bangkok, 16 mars 1973.
(14) Japanese Impertalism Today, Jon Halliday & Gavan McCormack, Londres, 1973, pp. 15-16 ; traduction française aux éditions du Seuil (voir le Monde diplomatique, Janvier 1914).
(15) « United States Mllitary Spending and the Economy of Thalland », George J. Viksnins, dans Astan Survey, mai 1973, p. 446.
(16) Dans une analyse fouillée, un professeur américain à l’université Thammasat, William McCleary, montre que la Thaïlande a un des plus grands écarts du monde entre riches et pauvres et que cet écart s’accroît. En 1962-1963, les 10 % de revenus les plus élevés recevaient 39 % du revenu national et 44 % en 1968-1969. En ce qui concerne les régions, le Nord-Est est le plus mal loti, le revenu moyen d’un ménage dans un village étant juste le huitième du revenu moyen à Bangkok-Thonburi : ce dernier est six fois plus grand que celui des villes du Nord-Est. Sources of Change in Distribution of Income in Thailand, 1962/1963 to 1968/1969, 22 août 1972, ronéoté.
(17) Tour à tour, ces trois dernières années, les installations américaines d’Udorn, d’Ubon et d’U-Tapao ont été frappées.
(18) « The hit-and-run government », David Jenkins, F.E.R., 23 juillet 1973.
(19) Les Forces politiques en Thaïlande, Jean Dufar, Paris, 1972.
(20) Il s’agit de « maisons des esprits » pour amadouer les dieux lares et écarter du foyer les génies et autres esprits malfaisants.
(21) Communistes vietnamiens appartenant à la communauté de quelque quarante mille pécheurs et commerçants vietnamiens installés dans les agglomérations proches de la frontière laotienne, étroitement surveillés par les autorités de Bangkok en attendant d’être rapatriés sur Hanoï.
(22) The War in Northern Thailand, Jeffrey Race, boursier de l’université Harvard. Article paru dans une revue thaïlandaise, 1973.
(23) War without End, American Planning for the Next Vietnams, Michael T. Klare, New-York, 1972, 480 pages.
(24) David Jenkins, « The New Frontier », F.E.E.R., 4 Juin 1972.
(25) Golden Guide to South and East Asta, édit. P.H.M. Jones, Hongkong, 1971, 500 pages.
(26) Voir « Après le renversement du régime militaire, la révolte des étudiants annonce une lutte plus dure », Nayan R. Chanda, le Monde diplomatique, novembre 1973.
(27) Dès mai 1973, M. Kamol Somvichian, professeur de sciences politiques à l’université Chulalongkorn, suggérait dans un article publié par The Nation : « Une nouvelle génération d’officiers, des hommes qui ont reçu une éducation complète, est en train d’émerger en rangs serrés aux côtés de quelques intellectuels civils qui ont rejeté les chaînes du contrôle bureaucratique. Cette combinaison d’une nouvelle génération d’officiers et d’intellectuels rejetant les normes bureaucratiques peut se développer en une coalition assez consistante pour jeter le gant à la position prédominante des militaires et contribuer ainsi à réintroduire en Thaïlande une certaine démocratie. »
(28) Depuis décembre dernier, l’ambassadeur des Etats-Unis à Bangkok est M. William Kintner, qui fut officier de l’armée américaine de 1940 à 1961, période pendant laquelle 11 travailla comme colonel au service de la C.I.A. Après 1961, il enseigna à l’université de Pennsylvanie. Ce genre de passage de l’armée à la diplomatie et à l’enseignement ou aux affaires n’a rien d’exceptionnel aux Etats-Unis.
(29) Voir George McT. Kahin, op. cit.