Dans Le Capital, Karl Marx met en évidence une contradiction du capitalisme qu’il n’avait pas identifiée auparavant : la grande industrie et la grande agriculture exportée industriellement « créent un hiatus irrémédiable » dans l’équilibre complexe des échanges de matière entre l’humanité et le reste de la nature.
Industrie et agriculture ont des rôles complémentaires dans la création du hiatus : « A l’origine la grande industrie ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, tandis que la grande agriculture industrielle ruine directement la force naturelle de la terre ». Mais elles finissent par se donner la main pour, ensemble, ruiner « les deux seules sources de toute richesse : la Terre et les travaileurs/euses. »
Marx a été amené à cette conclusion dans la préparation du Capital, par un énorme travail intellectuel pour intégrer les découvertes de la chimie du sol, de l’agronomie et d’autres sciences naturelles. Sur cette base, il élargit sa critique de l’économie politique : la course au profit amène à produire pour produire, ce qui implique de consommer pour consommer. Elle donne « le droit aux propriétaires d’exploiter le sol, le sous-sol, l’air, donc tout ce qui conditionne la conservation et le développement de la vie. »
Il s’agit de beaucoup plus que d’un complément aux analyse antérieures. C’est un tournant.
Dans le Manifeste Communiste, Engels et Marx écrivaient que le capitalisme est devenu trop étroit pour contenir les puissants moyens de production qu’il a créés. L’émancipation humaine dépendait donc de la capacité du prolétariat de « prendre le pouvoir pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, centraliser tous les moyens de production aux mains de l’Etat et augmenter au plus vite la quantité des forces productives. » La quantité…
Dans le Capital, Marx maintient bien sûr la nécessité pour le prolétariat de prendre le pouvoir. Mais l’émancipation humaine n’est plus déterminée par l’augmentation de la quantité de forces productives, elle est déterminée par la gestion rationnelle des échanges de matière entre l’humanité et le reste de la nature. Non seulement dans l’agriculture, mais dans l’ensemble de l’économie. Il écrit :
« la seule liberté possible est que les producteurs associés règlent rationnellement leur métabolisme avec la nature et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force, dans les conditions les plus dignes de la nature humaine. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. »
En termes actuels, on peut dire que le Capital marque une rupture nette avec le productivisme.
Je me permets de rappeler ces quelques citations, que vous connaissez, parce que la plupart des marxistes au 20e siècle, y compris dans notre courant, en ont négligé l’importance. Notre camarade Ernest Mandel a écrit un jour que, "au-delà d’un certain niveau, le développement des forces productives nous éloignait du socialisme », mais il n’a pas explicité cette idée. Or, aujourd’hui, cette problématique des limites du développement est d’une actualité brûlante.
En deux siècles, ce que Marx appelait le hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe des échanges de matière entre l’humanité et la nature est devenu un fossé, et le fossé est devenu un canyon.
La cause principale de cette évolution - pas la seule - est que l’énergie nécessaire au développement capitaliste, depuis la Révolution industrielle, est obtenue en brûlant toujours plus de charbon, de pétrole et de gaz naturel toujours plus. Or, la combustion de ces énergies fossiles dégage du qui s’accumule dans l’atmosphère et provoque le réchauffement du globe.
Des alarmes sur le danger du réchauffement sont lancées depuis près de 70 ans. Elles sont confirmées officiellement depuis 1989 par un organe intergouvernemental, le GIEC. Mais rien n’a été fait, ou presque. L’usage des combustibles fossiles n’a pas reculé. Le changement climatique est ainsi une manifestation éclatante de la contradiction révélée par Marx : la « gestion irrationnelle » du métabolisme entre l’humanité et le reste de la nature. Cette irrationalité criante est reconnue officiellement. Elle est par conséquent criminelle.
Face à cette situation, nous devons, comme Marx l’a fait à propos de l’agriculture, nous baser sur les découvertes de la science.
Que nous dit-elle ? Je me limite à quelques points.
Qu’un réchauffement de 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle suffira à entraîner des conséquences sociales et écologiques graves. Nous sommes actuellement à +1,3°C et nous constatons partout une multiplication de phénomènes climatiques extrêmes de plus en plus violents et meurtriers.
Que 3 à 3,5 milliards d’humains vivent actuellement dans des environnements durement impactés par le changement climatique. Que la majorité d’entre eux sont des pauvres des pays pauvres, qui ne portent pas ou très peu de responsabilité historique dans les émissions de gaz à effet de serre. Que les femmes, les enfants, les personnes âgées et les malades sont très durement affectés. Que le travail en extérieur devient impossible dans de larges régions car la température dépasse les possibilités de régulation homéostatiques de l’organisme.
Que les politiques actuelles nous entraînent vers un réchauffement catastrophique de 3°C environ. Un emballement rapide pourrait même nous porter à +5°C. On ne sait rien de ce qui arriverait dans ce cas, sauf que le bouleversement serait irréversible et que cette « planète étuve » sera très loin de pouvoir abriter 8 milliards d’individus. Plutôt la moitié…
Que les émissions mondiales nettes de CO2 doivent diminuer de 50% d’ici 2030 et être ramenées à zéro autour de 2050. Une parenthèse pour expliquer le concept : les « émissions nettes » sont les émissions moins la quantité de CO2 qui peut être retirée de l’atmosphère par des moyens, naturels ou technologiques, déployés spécifiquement à cette effet. Les moyens « naturels » incluent la plantation d’arbres, une autre gestion des sols, la reconstitution des zones humides. Les moyens technologiques sont des machines.
Sur la stratégie à suivre pour réaliser ces objectifs, deux camps existent parmi les scientifiques : celui de la croissance verte et celui de la décroissance juste.
Le camp de la croissance verte croit que la croissance économique, mesurée par le PIB, est nécessaire pour l’innovation et l’investissement dans le déploiement massif des technologies vertes. Selon ces chercheurs, ces technologies permettront de supprimer les émissions nettes toute en maintenant la croissance du PIB. On parle à cet effet de « découplage » émissions/PIB.
Le camp de la décroissance juste estime que ce pari est trop risqué : que cette croissance s’accompagne de demandes de ressources toujours plus grandes, et qu’il faut donc se concentrer sur l’utilisation suffisante et efficace des ressources et des technologies existantes, focalisées équitablement sur les besoins humains.
Il est essentiel de faire deux remarques :
– le camp de la décroissance juste plaide pour la décroissance globale des indicateurs physiques, tels que les tonnes de carbone émises, les quantités d’énergie utilisée, les quantités de minerais, de viande consommée, etc. Cela a un impact sur le PIB, mais il n’est pas linéaire : le PIB peut monter plus ou moins que les émissions de GES. L’angle d’attaque de ces scientifiques n’est pas le PIB.
– Les scientifiques de ce camp ne plaident pas pour une décroissance linéaire pour toutes les couches sociales et pour toutes les régions du monde. Ils et elles sont conscientes du fait que les pays plus pauvres et les pauvres des autres pays ont un besoin et un droit à utiliser plus d’énergie et plus d’autres ressources. Ils proposent de cesser de considérer l’économie dans son ensemble et de se focaliser, secteur par secteur, sur les activités bénéfiques pour le climat, la biodiversité et le bien-être humain. Ainsi, même dans les pays les plus pauvres, il ne s’agit plus de promouvoir une croissance tous azimuts, mais de se poser les questions : quels secteurs, quelles technologies, quels emplois, quels investissements sont nécessaires pour réduire les émissions et augmenter le bien-être humain, la justice sociale, etc. Les mêmes questions se posent, bien sûr, pour les pays plus riches.
Consciemment ou inconsciemment, le camp de la croissance verte est dominé idéologiquement par le fétichisme de la marchandise, c’est-à-dire du profit et de la compétitivité des entreprises. Le raisonnement présente une importante faille logique : on peut écrire un ouvrage de fiction sur un capitalisme décarboné, utilisant seulement des énergies renouvelables. Mais, dans le monde réel, ce que Marx appelle le capitalisme sui generis s’est formé dans la Révolution industrielle, sur base des fossiles. Il reste organisé sur cette base et il s’y accroche parce que tout son système de production et de distribution en dépend.
Dans le monde réel, la transition vers un système 100% renouvelables demanderait la construction d’un nouveau système énergétique mondial, avec des millions de nouvelles machines et cette construction consommerait des ressources et de l’énergie… Comme cette énergie est fossiles à 80%, il est évident qu’une transition sans décroissance due l’enveloppe globale s’accompagnerait d’une explosion des émissions. Des chercheurs - qui ne sont pas « décroissants » - l’ont montré récemment : dans une hypothèse de croissance, les investissements nécessaires au respect de l’accord de Paris dans le seul secteur de l’énergie engendreraient des émissions qui dépasseraient le « budget carbone » acceptable pour avoir une chance sur deux de rester sous 1,5°C. Or, il faut bien sûr ajouter les émissions du fonctionnement socio-économique « business as usual ».
Un tel type de transition était peut-être envisageable il y a quarante ans. Il n’est pas totalement exclu qu’il l’ait été. Mais il n’est certainement plus possible aujourd’hui. La situation est trop grave, les délais sont trop brefs. C’est pourquoi la sortie de crise par le découplage émissions/croissance est un mythe. Une autre publication récente - d’auteurs décroissants - le montre. Onze pays développés sur 36 seulement - moins d’un tiers - ont réussi un découplage absolu pendant une période significative. Or, leur taux de découplage est ridiculement faible. A ce taux, ces 11 pays mettraient en moyenne 220 ans pour réduire leurs émissions de 95% - l’objectif à atteindre en 2050 ! Au cours de ces 220 ans, ils émettraient au moins 27 fois la quantité de carbone qu’ils peuvent encore émettre si on respecte la justice climatique. Sans compter les 25 autres pays impérialistes, dont les Etats-Unis, qui n’ont pas découplé les émissions du PIB. En clair : ce qui reste du budget carbone résiduel est accaparé par les riches au service d’une politique qui se dit « verte » mais qui détruit en réalité la planète sur le dos des pauvres.
Il est clair comme de l’eau de roche que le capitalisme vert est une légende. La vérité est que ce système nous enfonce dans la catastrophe et que la catastrophe risque de devenir un cataclysme. Pour l’éviter, les néolibéraux n’ont qu’une seule issue : les soi-disant « technologies à émissions négatives », la capture-séquestration du carbone en excès et le développement du nucléaire. Je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail. Disons que ce sont en général des solutions d’apprentis sorciers, pleine de dangers supplémentaires. Ces solutions d’apprenti-sorciers répondent surtout aux besoins d’accumulation du Capital. Aux EEUU, l’administration a décidé de donner 1,2 milliards de dollars à une entreprise pétrolière qui investi dans la capture directe du CO2 atmosphérique. C’est le comble : dans le capitalisme, l’industrie fossile peut détraquer le climat en brûlant du CO2 pour le profit, puis être payée par la collectivité pour faire encore plus de profit en retirant le CO2 de l’atmosphère.
Il est manifeste que la thèse de la décroissance juste est assez proche du plaidoyer de Marx en faveur d’une gestion rationnelle des échanges de matières. Certains d’entre nous ont des contacts et des échanges avec des chercheurs et chercheuses de ce courant, impliqué.e.s dans le GIEC. Ils et elles sont jeunes pour la plupart, beaucoup sont aussi des activistes climatiques, quelques-uns sont marxistes ou marxisants. Le projet de Manifeste s’appuie sur leurs travaux. Nous n’en faisons pas un argument d’autorité. Par contre, nous pensons que le combat écosocialiste peut gagner en légitimité et en pertinence à travers notre collaboration et nos débats avec eux.
Le point de départ de nos travaux est simple : la crise écologique en général, climatique en particulier, détermine et déterminera toujours plus toutes les autres questions sociales, économiques et politiques. La raison est évidente : à travers cette crise, comme l’a dit Marx, le Capitalisme est en train de ruiner ce qui conditionne la conservation et le développement de la vie sur Terre. Sans issue anticapitaliste au défi écologique/climatique, il n’y aura d’issue anticapitaliste sur aucun autre terrain.
Nous devons en tirer toutes les conclusions et la conclusion principale est que nous avons besoin d’un nouveau programme global. Un programme de transition écosocialiste. Un programme qui répond à la situation objective en satisfaisant les besoins sociaux à court moyen et long terme tout en comblant dans la mesure du possible le fossé métabolique creusé par l’irrationalité capitaliste des échanges entre l’humanité et le reste de la nature. Dans la mesure du possible parce que Marx avait vu juste : le hiatus est « irrémédiable ». On peut le réduire, pas l’abolir…
Nous ne sommes pas capables de rédiger ce programme tout de suite, nous-mêmes, en chambre. Mais nous pouvons et devons dire publiquement notre conviction que c’est dans ce sens-là qu’il faut aller, présenter l’analyse de la IVe Internationale, tracer nos lignes de force, et susciter des débats. Dans l’espoir de pouvoir fonder, avec d’autres, un nouvel instrument politique des exploitées et des opprimés. Un instrument démocratique, écosocialiste, féministe, internationaliste et révolutionnaire. C’est le but poursuivi avec ce projet Manifeste. C’est à l’aune de cette intention que nous vous demandons de l’apprécier.
La Commission de rédaction du projet de Manifeste a été mise en place par le Comité International en juin 2022. Neuf camarades ont collaboré à ses travaux : Julia et Joao du Brésil, Michael et Christine de France, Andreia du Portugal, Alex de l’Etat espagnol, Jakob d’Allemagne, Jawad du Maroc et moi-même de Belgique. Nous nous sommes réunis huit fois en dix-huit mois, par zoom et avons échangé beaucoup de mails. Des contributions au texte ont été rédigées par plusieurs camarades et discutées collectivement, sur base du plan que nous avions adopté et qui a été modifié en cours de route.
Je vais faire maintenant une série de remarques discutées lors de la dernière réunion de la Commission, mardi dernier. Certaines de ces remarques font écho à des contributions envoyées par des membres du CI, d’autres découlent directement du débat interne à la Commission, d’autres sont basées sur des réactions que les membres de la Commission ont recueillies dans leur section. Les remarques se recoupent souvent.
Il y a des remarques de forme, de structure et de fond.
Les commentaires concernant la forme - en français - sont plutôt positifs, mais il faut encore rendre le style plus homogène. Plusieurs parties du texte manquent d’intertitres qui devront être ajoutés. Mais le problème de forme qui est soulevé le plus souvent est la longueur du texte. Elle est excessive, c’est vrai. Il y a une vraie tension entre la nécessité d’expliquer certaines niotions écologiques complexes, pour convaincre, d’une part ; et la volonté d’être percutant, d’autre part. Malgré cette tension, nous pensons que le texte dans sa version actuelle pourrait être réduit significativement. Il y a des redites à supprimer, et certaines explications vont trop dans le détail (dans les chapitres 1 et 7 en particulier). Mais, d’un autre côté, il est certain que le débat suggèrera d’ajouter certains éléments. Tenant compte de ces ajoutes probables, notre proposition est de fixer une longueur maximale stricte à 80.000 signes (un peu moins que la version actuelle). Nous avons la volonté de rester "bien au-dessous » de ce plafond (comme on dit au GIEC), et certains changements de structure pourraient permettre d’y arriver plus facilement.
La structure du texte doit en effet être simplifiée. La partie analytique du chapitre 2 (sur le militarisme et la guerre doit être intégrée au chapitre 1 (la description de la situation et des dangers qu’elle fait peser). Plusieurs éléments du chapitre sur la stratégie (chapitre 7) - par exemple les remarques sur les révolutions arabes, la politique du PC chinois, etc. - seraient sans doute mieux à leur place dans le chapitre 1. Cela permettrait aussi de les condenser et d’éviter des redites. D’autres modifications de structure concernent les chapitres 5 et 6 (les lignes générales de l’alternative écosocialiste et les implications pour les pays du Sud d’une orientation de « décroissance juste »). Il y a des recouvrements entre ces deux chapitres : par exemple sur l’alternative à l’agrobusiness. Il y a aussi des axes qui sont développés pour les pays du Sud et qui devraient être présents dans le chapitre sur les lignes générales : par exemple les considérations sur la nécessaire protection des populations (« l’adaptation » au changement climatique, comme dit le GIEC), ou l’importance du combat contre l’autoritarisme, pour la démocratie.
Les camarades brésiliens de l’APS vont plus loin : ils proposent de fusionner ces deux chapitres. En vérité, cette proposition a été faite aussi par certains membres de la Commission de rédaction. La question n’est pas de savoir s’il y a un ou plusieurs programmes. La question est celle de déclinaisons régionales des « lignes globales ». De telles déclinaisons seraient certainement utiles, pour tenir compte des spécificités de groupes de pays. Dans la Commission certains camarades estiment que le chapitre 6 sur les pays du Sud, dans sa forme actuelle, est trop général pour atteindre cet objectif, et qu’il manque d’apport des camarades du Sud eux-mêmes. Cela donne l’impression - fausse - qu’il y aurait un programme pour le « Sud global », valable à la fois pour la Chine, les Emirats et pour l’Afrique sub-saharienne. Ces camarades ont défendu l’idée d’un seul chapitre « lignes générales », complété par des éléments pertinents du chapitre 7, avec en introduction et en conclusion une explication plus développée sur la nécessité de tenir soigneusement compte des niveaux de développement et des capacités différentes des pays. D’autres camarades estiment que le chapitre 7 est une bonne amorce et qu’il faut y ajouter une explication plus précise sur ce que signifie « une voie de développement alternative » à la voie impérialiste. Nous n’avons pas tranché ce débat et avons décidé de le soumettre à l’avis du Comité International.
Ceci permet de faire le pont vers quelques discussions de fond.
La question la plus importante à ce stade du débat concerne la « décroissance écosocialiste juste ». En tant que concept, d’une part, et du point de vue de sa signification en-dehors des pays capitalistes développés, c’est-à-dire dans la plus grande partie du monde, où vit la grande majorité de la population mondiale, d’autre part. Ce que j’ai dit plus haut sur « le camp de la décroissance juste », ce camp minoritaire mais dynamique parmi les scientifiques du GIEC, clarifie, je crois, un certain nombre de points. La décroissance n’est ni un slogan, ni une revendication ; c’est une contrainte résultant de la folie capitaliste qui nous a menés là où nous sommes. La décroissance n’est pas non plus, certainement pas, un projet de société alternatif au communisme autogestionnaire pour lequel nous luttons ; c’est un ajustement global nécessaire à la stabilisation puis à la réduction du hiatus métabolique.
Insistons-y encore une fois : le problème que nous discutons n’est pas celui de la décroissance du PIB mais celui de la diminution des prélèvements physiques et des rejets physiques dans la biosphère. Cette diminution globale est absolument indispensable objectivement. Sans cela, le capitalisme continuera à creuser le « fossé métabolique » au point d’en faire un gouffre capable d’engloutir plusieurs centaines de millions d’êtres humains, les plus pauvres. Cette nécessité objective requiert des mesures anticapitalistes radicales pour faire reculer radicalement la valeur d’échange. Une mesure clé est l’expropriation du secteur fossile et du secteur de la finance. La propriété publique sous contrôle démocratique est la condition sine qua non pour une politique énergétique pilotée par la valeur d’usage, par la satisfaction des besoins sociaux dans le respect des contraintes écologiques. Y contreposer la taxe carbone, comme proposé avec insistance par un camarade, est complètement au-dessous des nécessités dans le contexte d’urgence et de gravité de la situation. C’est un débat récurrent, je me suis déjà exprimé à ce sujet. On ne peut exclure a priori toute mesure de taxation, mais il faut privilégier la justice sociale. Sur les voyages en avion, par exemple, il est logique de taxer le kérosène, mais, au-delà, à mon avis, les quotas valent mieux que la hausse des prix.
Deuxièmement, il faut effectivement tenter de mieux cerner ce qu’une décroissance écosocialiste juste peut signifier selon les niveaux de développement des pays, ou au moins des groupes de pays. Dans les pays impérialistes, il faut mener un combat frontal contre la croissance capitaliste, contre l’impérialisme et ses nouvelles formes « vertes » (accaparement redoublé des ressources « vertes », compensation carbone, REDD+, etc) et formuler une alternative désirable pour entraîner des parties au moins de la classe ouvrière à rompre avec l’idée que tout - l’emploi, les salaires, la sécurité sociale, l’enseignement…- dépend de « la croissance », c’est-à-dire des profits. Je ne dis pas que c’est simple - c’est très compliqué au contraire ! - mais la feuille de route est relativement claire. Dans les autres pays, c’est plus compliqué.
C’est plus compliqué parce que la masse des besoins sociaux insatisfaits est énorme. Il y a des pauvres au Nord aussi, bien sûr, mais la satisfaction de leurs besoins n’a pas les mêmes implications sur l’appareil productif. Soyons claires : dans les pays du Sud, surtout les plus pauvres, il serait absurde de s’opposer de manière abstraite à toute croissance de la consommation matérielle, pour une raison évidente : il faut construire des logements, des écoles, des hôpitaux, des réseaux de transport public, de distribution d’eau, de distribution d’électricité, etc. Tout cela nécessite évidemment de mobiliser de grandes quantités de matériaux et d’énergie. L’activiste qui voudrait faire un plan écosocialiste en se demandant en permanence si son pays n’émet pas plus de carbone que la quantité correspondant à sa responsabilité historique dans le réchauffement, et en se demandant en plus si ce budget carbone bien réparti dans la justice sociale, se condamnerait à la paralysie politique, parce que ces données sont indisponibles. Et même si elles étaient disponibles, ce ne serait pas la voie à suivre : ce ne serait pas de l’écosocialisme mais du technocratisme d’ingénieur ; ce ne serait pas du marxisme mais du saint-simonisme.
Le problème ne peut être abordé et résolu que par la lutte de classe. On sait par les scientifiques que satisfaire les accords de Paris dans la justice climatique signifie que le 1% le plus riche doit diviser ses émissions par trente tandis que les 50% les plus pauvres on le droit de les multiplier par trois. Il n’est tout simplement pas vrai que la satisfaction des besoins légitimes des 50% les plus pauvres de la planète précipiterait la catastrophe climatique. Selon les estimations des chercheurs/euses, cela augmenterait les émissions mondiales de 2 à 3% au maximum. Ce n’est pas négligeable, mais cette augmentation peut être beaucoup plus que compensée par la réduction de la consommation des riches. En d’autres termes, la clé d’une politique climatique à la hauteur du danger, c’est la réduction radicale des inégalités par la redistribution radicale des revenus - au niveau planétaire et au niveau national - l’annulation des dettes, le développement de secteurs publics forts (gratuits ou bon marché) sous contrôle populaire pour garantir logement, nourriture, eau, terre, éducation, mobilité, connectivité, droits démocratiques. Seule une politique de ce genre, axée sur la vie bonne, peut redéfinir la richesse et les imaginaires d’une manière attirant et compatible avec la durabilité.
Pour les pays dépendants, c’est à partir de là qu’on peut penser une alternative au modèle capitaliste de développement axé sur la croissance du PIB par l’extraction et la production pour le marché mondial, l’appropriation des ressources par dépossession, la compensation carbone pour les pays impérialistes, etc., Ce modèle entraine une catastrophe écologique sur le dos des pauvres, n’élimine pas les inégalités sociales et s’oppose à la démocratie. Les formules concrètes dépendent évidemment de la situation de chaque pays mais une chose semble claire : il faut s’opposer partout aux mégaprojets de barrages, de mines, de nouveaux champs pétrolifères, etc. au service de l’accumulation du capital.
La décroissance écosocialiste juste ne signifie pas autre chose. C’est clair dans le projet de texte. Les chapitres 5 et 6, sur les axes revendicatifs, ne revendiquent pas la décroissance. Celle-ci trace cependant le cadre au sein duquel il faut penser le programme et la stratégie. Son rôle est donc décisif. C’est pourquoi nous pensons que cette formulation et sa justification doivent absolument être maintenues dans la partie du texte qui analyse la situation. Par contre, pour éviter tout malentendu, nous proposons de la retirer du titre. Le nouveau titre que nous proposons est « Rompre avec la croissance capitaliste, pour une alternative écosocialiste ». Ou « Rompre avec la croissance capitaliste, restaurer la planète et assurer une vie bonne à toutes et tous ». Ou une combinaison de ces formules, on verra.
Je vais passer rapidement en revue quelques autres remarques.
Des hommes blancs du Nord ont beaucoup contribué au texte. Nous sommes des matérialistes, nous ne nierons pas que ça laisse des traces… Le camarade Jean, du Congo, a épluché attentivement le document et nous a envoyé récemment une série de suggestions qui corrigent notamment ce biais. Toutes les remarques de ce genre sont bienvenues. Il faudra en tenir compte.
Dans le contexte actuel de crise de civilisation, de désarroi et d’angoisse existentielle, il nous a semblé important que le Manifeste comporte un chapitre dit « utopique ». Il s’agit d’une utopie concrète, mais elle ne fait pas partie du programme de transition écosocialiste. Il faut vérifier que le texte fait bien la distinction entre les deux aspects. Il faut aussi, dans le débat, ne pas se tromper sur le contenu de ce chapitre « utopique ». Il ne dit pas, par exemple, que « la désindustrialisation est une priorité ». Le problème, dans ce cas précis, est prendre à bras-le-corps la crise du sens du travail causée par ce que Marx désigne comme la subsomption réelle du travail au capital par « le machinisme est la grande industrie », une subsomption de plus en plus poussée et déshumanisante. Il est évident que cela implique une certaine désindustrialisation et démécanisation. Par exemple, on ne passera pas de l’agrobusiness à l’agroécologie sans augmenter le travail vivant au détriment du travail mort. Mais cela n’implique pas un retour aux travaux des champs tels qu’ils étaient faits dans le passé. Plus de travail vivant s’appuiera sur plus de connaissances scientifiques qui déboucheront sur de nouvelles techniques et de nouveaux procédés sophistiqués.
Nous avons soumis les chapitres 1, 5 et 6 à une chercheuse du GIEC qui est de tendance marxiste et fait partie du camp de la « décroissance juste ». Elle nous a fait plusieurs remarques importantes, notamment, justement, que les progrès technologiques récents ouvrent des possibilités sans précédent de répondre aux besoins tout en réduisant la consommation d’énergie… A condition de réduire très radicalement les inégalités sociales (au-delà du seul pour cent des plus riches, d’ailleurs). Dans ce cadre, nous nous proposons de clarifier le fait que la décroissance écosocialiste ne met évidemment pas fin à la nécessité d’extraire des ressources minérales, de les transporter et de les transformer industriellement. Mais je ne pense pas que nous ayons les connaissances nécessaires pour aller au-delà de considérations générales sur ce sujet. Nous n’avons pas émis d’avis sur la « souveraineté technologique » mais le texte se prononce clairement pour l’abolition du système des brevets.
Le texte insiste fortement sur le contrôle par en-bas, l’auto-organisation et l’autogestion. Cela pourrait déformer un peu la perspective. Nous proposons d’ajouter la planification écosocialiste démocratique comme un axe de revendications à part entière, au chapitre 5. La nécessité de planification découle notamment de la nécessité de gérer les émissions résiduelles de gaz à effet de serre. Ce faisant, il faut mentionner la nécessité d’une planification à plusieurs niveaux géographiques, notamment aux niveaux continental (ou sous-continental) et global. Cela permettrait de répondre aux remarques pertinentes de Kay (Solidarity) sur la production agricole non « localisable » et les transports que cela implique. L’insistance doit être mise sur la planification démocratique, ce qui implique de dire quelque chose de substantiel sur l’articulation avec l’échelon local, les mécanismes de contrôle, la révocabilité, etc. Mais la planification ne suffit pas à répondre aux besoins de décroissance (cf. Jaime, Mexique) : la décroissance doit être planifiée démocratiquement, et les technologies numériques offrent des possibilités à cet égard.
Le chapitre 7 est confus. Il devrait être réorganisé autour de la perspective de la conquête du pouvoir politique et de la stratégie pour y parvenir (la « convergence des luttes » et son prolongement politique, le rôle des mouvements sociaux - paysans, jeunes, femmes, peuples indigènes - et de la classe ouvrière). Nous précisons que, dans notre conception, un gouvernement de rupture anticapitaliste est censé conduire à la destruction révolutionnaire de l’État bourgeois mais ne la présuppose pas. Il manque dans le texte un développement sur l’instrument politique, sur le parti - et le type de parti - et sur l’Internationale écosocialiste à construire. Nous nous proposons de combler ce manque.
Les amendements de Catherine, en introduction, nous semblent importants, nous proposons de les intégrer. Nous comptons ajouter à cette introduction deux ou trois paragraphes brefs sur ce qu’est la Quatrième Internationale.
Il est normal que les débats soulevés par la guerre d’agression de l’impérialisme russe contre le peuple ukrainien se mêlent à la discussion sur ce Manifeste écosocialiste. Nous sommes d’avis cependant que celui-ci ne doit pas être confondu avec une résolution sur la situation politique mondiale et nos tâches. Les éléments dans le texte sur les rôles de l’OTAN, de la Russie, de l’Union européenne et de la Chine nous semblent suffisants. Dans ce Manifeste, l’essentiel est le refus du « campisme » et l’alternative : la construction d’un internationalisme « par en-bas ». Nous proposons de débarrasser le texte de ses slogans et de rédiger un court texte sur la lutte contre le militarisme et la guerre, pour un internationalisme par en-bas, à ajouter au chapitre 5 sur les « grandes lignes ».
En tant que Commission, nous souhaitons être reconduits pour apporter au projet de Manifeste ces modifications, et d’autres qui découleront de la discussion, en vue d’une version publique à publier en tant que projet, après le CI de février 2024.
Il faudra certainement intégrer de nombreuses remarques plus précises que je ne mentionne pas ici mais qui ne sont pas forcément des « détails ». Exemple : les ODD ne sont pas seulement « insuffisants », ils sont capitalistes et « croissancistes ».
Daniel Tanuro