Des étudiants de l’université Brown participent à une grève de la faim pour la Palestine, le 7 février 2024. (David L. Ryan / the Boston Globe via Getty Images)
Des centaines d’étudiants ont organisé des manifestations et des actions pacifiques à Brown depuis le 7 octobre, dont deux occupations de l’University Hall, qui ont conduit à l’arrestation de plus de soixante étudiants. Des centaines d’étudiants ont également participé à des actions de solidarité tout au long de la semaine, dont un jeûne de solidarité de plus de 250 personnes le dernier jour de la grève. La Brown Corporation, l’organe directeur de l’université, s’est réunie les 8 et 9 février, mais a refusé de discuter de la proposition.
Jacobin s’est entretenu avec trois des grévistes de la faim pour discuter de leur expérience pendant la grève et de la suite du mouvement qui se développe à Brown : Kaliko Kalāhiki, étudiante en dernière année d’études critiques sur les Amérindiens et les indigènes ; Ariela Rosenzweig, étudiante en dernière année de religion et membre de Students for Justice in Palestine, qui a été arrêtée avec dix-neuf autres membres de Jews for Ceasefire Now le 8 novembre lors d’un sit-in au University Hall ; et Niyanta Nepal, étudiante en première année d’ingénierie biomédicale et d’études en éducation, qui dirige la coalition militante sur le campus.
HADAS THIER : Quelle a été votre expérience au cours des huit jours de grève de la faim ?
KALIKO KALĀHIKI : J’ai été très stimulée par tous les participants qui se sont présentés et par les organisateurs qui ont mis en place différents événements, enseignements et programmes tout au long de la semaine. À plusieurs reprises au cours de la semaine, j’ai constaté que je n’avais plus faim. Je canalisais l’énergie des autres. Je nous vois comme un organisme qui bouge ensemble, et l’élan qui nous anime tous m’a porté.
Il y a eu beaucoup de moments où j’ai ressenti les affres de la faim, et le plus grand défi a été de comprendre les limites physiques qui se sont imposées au fil des jours. Je devais aller beaucoup plus lentement. J’avais du mal à porter ne serait-ce que mon sac à dos jusqu’au centre du campus. Je devais faire beaucoup d’autocontrôles sur mon corps et être très consciente de la nécessité de conserver mon énergie. Je dépendais de ma propre spiritualité et des gens qui m’entouraient pour m’en sortir.
ARIELA ROSENZWEIG : J’ai ressenti beaucoup de choses dans mon corps : J’ai ressenti des engourdissements dans les mains et des douleurs importantes lorsque je bougeais. Mais à chaque fois que je ressentais une sensation négative, de la douleur, de la faim, ou même que je me sentais déstabilisée, je me rappelais que même si je me sentais mal, j’étais capable de m’asseoir dans mon université et d’avoir de l’eau potable. Dix personnes me surveillaient pour s’assurer que je buvais les litres d’eau qui m’étaient alloués chaque jour.
Ce que nous avons vécu pendant la grève n’a rien à voir avec ce qui se passe à Gaza tous les jours. Pouvoir faire cela dans les limites de mon université, et le faire en sachant qu’à Gaza il n’y a plus d’universités, et que personne ne peut choisir de souffrir ou non de la famine, cela m’a donné du courage.
NIYANTA NEPAL : Ce qui m’a beaucoup aidée, c’est d’être en communion avec les dix-neuf autres grévistes de la faim, dont certains partageaient avec nous de récits palestiniens sur leur lutte et sur ce qu’ils avaient vu. C’était incroyable de voir deux, trois, quatre cents personnes entrer et sortir du centre du campus chaque jour, s’engager avec nous. Les gens venaient à ce mouvement avec tout ce qu’ils pouvaient apporter, qu’il s’agisse d’art, d’enseignement, d’une conférence donnée par un professeur ou d’une projection de film.
ARIELA ROSENZWEIG : Nour, notre coleader palestinienne et gréviste de la faim, n’a pas pu se joindre à cette conversation aujourd’hui. Il s’agit d’un mouvement dirigé par des Palestinien·nes et des juifs et je pense que c’est l’une des choses qui a rendu cette action et qui rend ce mouvement beau et spécial.
HADAS THIER : J’ai été frappée par les images et les séquences que j’ai vues sur les réseaux sociaux, par la solidité de l’engagement du mouvement au sens large pendant la grève. À quoi cela ressemblait-il ?
ARIELA ROSENZWEIG : Au centre du campus, j’avais l’impression de vivre dans une petite ruche. Nous avons cette salle appelée Leung Gallery, qui a deux étages avec un balcon, et un étage inférieur. Tous les jours, nous montions au troisième étage, regardions du balcon et voyions trois cents personnes étalées les unes sur les autres.
Nous nous rendions au centre du campus à 8 heures pour prendre nos constantes. Chaque jour, nous commencions par les annonces du matin, et nous partagions les nouvelles de Palestine sur ce qui s’était passé le jour précédent. Ensuite, nous établissions le programme de la journée, qui comprenait généralement deux ou trois enseignements, certains dirigés par des professeurs, d’autres par des étudiants ou des groupes d’étudiants.
Nous faisions constamment de l’art, de la sérigraphie et des gens peignaient des pancartes. J’ai maintenant une énorme collection de T-shirts qui disent « Divest Now ! » (Désinvestissez maintenant). Nous avons aussi des boutons et des pin’s. Il y avait des projets de papier mâché. Les gens ont fabriqué un drapeau pour chaque dizaine de vies perdues depuis le 7 octobre, et nous les avons exposés sur la pelouse principale. Nous avons diffusé la playlist Spotify du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions).
La plupart du temps, nous organisions également un rassemblement public ou un die-in. Et nous avions des lectures du Coran tous les jours. Dès que quelqu’un entrait dans notre espace au centre du campus, il était immédiatement orienté vers une activité.
Les gens ont fabriqué un drapeau pour représenter chaque dizaine de vies perdues depuis le 7 octobre, et nous les avons exposés sur la pelouse principale.
Nous avons également développé nos idées. Tout le monde est sorti de la semaine écoulée avec une compréhension beaucoup plus solide des mécanismes du désinvestissement et la capacité de réfuter les arguments de l’université, qui sont en fin de compte justes : « Vous ne pouvez pas comprendre l’économie parce que vous êtes étudiant, et vous êtes vraiment stupide si vous pensez que c’est possible ».
Mais nous savons que c’est en fait très simple et tout à fait plausible. C’était important d’y travailler ensemble.
NIYANTA NEPAL : Des amis, des membres de la communauté, des professeurs sont venus rencontrer les grévistes de la faim. Parmi les étudiants et les professeurs, j’ai ressenti un sentiment collectif de compréhension entre les personnes qui se trouvaient dans cet espace.
Mais l’administration a eu sur nous un regard pathologique et nous a dit d’aller voir des services de santé mentale, parce que nous devions être fous si nous étions prêts à faire quelque chose comme ça. Tout au long de la semaine, l’administration nous a également imposé un grand nombre de règles et de règlements tatillons pour tenter de nous faire taire.
Mais à chaque fois qu’il s’est montrée intransigeante, le mouvement s’est enrichi de dix ou vingt personnes supplémentaires qui nous ont soutenu·es et nous ont épaulé·es. Même si la réponse de l’administration a été frustrante, elle a contribué à un sentiment collectif de croissance et de puissance.
KALIKO KALĀHIKI : L’une des visites les plus marquantes pendant la grève a été celle de la mère de Hisham Awartani (un étudiant palestinien qui a été blessé par balle et paralysé à Burlington, dans le Vermont, en novembre 2023) et de sa famille, qui sont venues nous rendre visite un matin. Nous avons eu un échange de deux heures, au cours duquel nous avons tous parlé de nos expériences et des raisons pour lesquelles nous venions à cette action, et nous avons entendu le soutien que la famille de Hisham voulait nous apporter.
Ce fut un moment décisif pour nous. C’était le deuxième ou le troisième jour de la grève, et les gens commençaient à ressentir la faim. Mais cette conversation a revigoré notre cause et nous a recentrés sur les raisons de notre action.
Ariela a également parlé des rassemblements que nous organisions chaque jour. Chacun d’entre eux avait un objectif différent. Nous entendions des représentants de différentes organisations, et un ou deux d’entre nous, les grévistes, parlaient à la foule. Je pense que c’était très important pour le mouvement dans son ensemble d’entendre nos voix.
HADAS THIER : Comment la grève de la faim s’est-elle inscrite dans le cadre de la construction d’un mouvement plus large sur le campus ?
NIYANTA NEPAL : Ce mouvement existe sur ce campus depuis plus de dix ans maintenant. Le 7 octobre a été une date charnière. Mais une grande partie de la base était déjà construite, avec le rapport 2020 de l’ACCRIP et les référendums étudiants qui ont été adoptés au fil des ans.
Cette grève de la faim a eu lieu après une longue période d’organisation. Le semestre dernier, soixante et un étudiants ont été arrêtés, et toutes ces actions ont été accompagnées d’un travail d’éducation permanent.
Pendant la grève, beaucoup de gens ont fait en sorte qu’il soit impossible d’être sur ce campus sans en parler. Il était impossible d’exister à Brown sans se confronter à la complicité de notre université dans ce qui se passe à Gaza. Cela a forcé les gens à s’engager d’une manière qu’ils n’avaient, je l’espère, jamais fait auparavant. Même si vous aviez déjà été sensibilisés au sujet, cela vous a permis de mieux comprendre les aspects techniques du désinvestissement et de devenir des penseurs critiques sur ce qui se passe.
Lorsque la Brown Corporation s’est réunie jeudi et vendredi, elle ne pouvait exister sans nous entendre. Nous nous sommes présentés par centaines à chacune de leurs réunions. Tout le monde a senti que nous avions un intérêt direct dans cette affaire et que nous avions le pouvoir d’exiger de notre université qu’elle nous écoute. Ce type de responsabilité personnelle s’est beaucoup développé au cours de la grève de la faim.
ARIELA ROSENZWEIG : Les grèves de la faim peuvent être source d’isolement ou d’individualisme, et je pense que nous étions tous nerveux à l’idée de nous lancer dans cette aventure. Mais nous avons consciemment utilisé cette tactique pour construire un mouvement. Nous savions que nous n’essayions pas seulement de créer une communauté et d’établir des liens en ce moment sur le campus, mais que nous espérions également établir des liens avec l’histoire de notre campus et l’histoire du monde concernant d’autres atrocités dont nous avons été témoins.
La question du désinvestissement est un outil que les universités et les pays peuvent utiliser pour exercer une pression de la société civile et, à terme, une pression de l’État sur les mauvais acteurs. Nous avons entamé notre grève de la faim dans la lignée des grèves de la faim des étudiants pour le désinvestissement de l’Afrique du Sud sous l’apartheid. D’un point de vue tactique, c’était logique : nous avons organisé des rassemblements et des sit-in, mais l’administration ne nous a pas écoutés. Nous savons que nous devons continuer à faire pression, et nous savons que nous ne sommes pas les premiers à le faire de cette manière.
NIYANTA NEPAL : J’ai beaucoup travaillé sur l’équité en matière d’éducation. Mais je ne peux pas oublier qu’il n’y a plus d’université à Gaza. Je ne peux pas oublier le fait que des étudiants apprennent à lire à partir de brochures tombées d’avions, qui leur disent de fuir. Vous ne pouvez pas oublier ce que vivent ces enfants. Et on ne peut pas, en toute conscience, plaider pour l’équité en matière d’éducation sur ce campus sans faire le lien avec ce qui se passe en Palestine.
HADAS THIER : Vous avez demandé à la Brown Corporation de discuter de la proposition de désinvestissement lors de sa réunion. Que pensez-vous de son refus d’aborder la question et quelle est la suite des événements ?
ARIELA ROSENZWEIG : Cela ne semble pas être une décision intelligente de ne pas juste nous entendre et d’en finir. C’est surprenant que ce soit ce qu’ils ont décidé. Mais je pense que la raison pour laquelle il est si difficile pour l’administration d’accepter de nous écouter est qu’elle sait que cela va devenir un moment décisif.
C’est aussi la quintessence de l’exceptionnalisme palestinien. Il n’existe aucune autre situation dans laquelle les étudiants défendraient à ce point que l’université étudie une proposition et où elle continuerait à dire non à plusieurs reprises – sauf sur la question de la Palestine. Les enjeux sont considérables pour l’université, comme nous l’avons vu au niveau national. Elle est très déterminée à faire en sorte qu’il n’y ait pas de mouvement. C’est déraisonnable. C’est antidémocratique.
NIYANTA NEPAL : Il était extrêmement décourageant, pendant les jours de la réunion de la Corporation, de les voir manger devant nous et vaquer à leurs occupations, sans se soucier du fait que dix-neuf étudiants étaient prêts à mettre leur vie entre parenthèses, et que 2 300 étudiants avaient signé une pétition leur demandant de nous écouter. Ils n’ont pas pu prendre une heure de leur temps pour reconnaître le fait que plus de vingt-neuf mille Palestiniens sont morts à cause de l’assaut d’Israël.
Je sais aussi que ce n’est qu’une question de temps avant que la société ne soit confrontée à cette décision. Si vous regardez tout ce qui s’est passé à l’université Brown – et dont elle s’attribue ensuite le mérite – cela a toujours été le fruit de l’action collective des étudiants.
KALIKO KALĀHIKI : J’espère que c’est une graine qui continuera à pousser. À Brown, nous sommes dans une phase de pause pour récupérer des forces, et de regroupement. D’autres universités ont la capacité de poursuivre le mouvement. Il ne s’agit pas seulement de Brown, mais d’un mouvement national et international qui s’étend à tous les campus.
HADAS THIER : Comment voyez-vous le mouvement de désinvestissement à Brown par rapport au mouvement national plus large ?
ARIELA ROSENZWEIG : L’administration nous considère comme des idiots parce que nous insistons sur le désinvestissement. Mais nous savons qu’en Afrique du Sud – même si c’était il y a quarante ans et que la situation n’est pas la même – la pression de la société civile sous la forme d’un désinvestissement a eu un impact considérable.
Le poids symbolique significatif d’une université comme Brown déclarant que nous trouvons cela moralement répréhensible est quelque chose qui, nous en sommes convaincus, pourrait contribuer à changer le monde. L’université de l’État du Michigan a été la première à se désinvestir de l’Afrique du Sud, puis de nombreuses universités du pays ont suivi, jusqu’à ce que le gouvernement américain adopte enfin la loi anti-apartheid.
Nous considérons donc que notre lutte pour le désinvestissement sur le campus n’est pas distincte de la pression que nous exerçons sur nos élus, mais qu’elle en fait partie. Notre théorie du changement consiste à utiliser nos positions, et la capacité de Brown à utiliser sa position, afin de provoquer un retrait matériel du soutien à la violence en Palestine.
Propos recueillis par Hadas Thier, publié par Jacobin le 21 févier 2024