Les Jacobins ont dû accepter à moult reprises « d’excéder » leur programme pour celui des Enragés, la minorité active de militants des Sections [1] réclamant des mesures sociales et économiques radicales en faveur des plus déshérités, avant de les réprimer.
Un rôle déterminant contre l’Ancien Régime
14 Juillet 1789, prise de la Bastille. L’impulsion révolutionnaire est venue du petit peuple de Paris. Deux mois plus tôt, les représentants du Tiers-Etat aux Etats Généraux se sont déclarés Assemblée Nationale.
La réaction de Louis XVI est sans équivoque : il rappelle 20 000 hommes de la troupe et renvoit Necker [2]. A coup sûr, sans la prise de la Bastille, symbole de l’absolutisme, qui permit de s’emparer de la poudre nécessaire au fonctionnement des armes, récupérées plus tôt dans la journée, le roi aurait fait marcher tôt ou tard la troupe contre la jeune Assemblée. S’il peut écrire dans son journal en date du 14 « Aujourd’hui, je me suis levé tard. Il ne s’est rien passé », dès le 15, il est obligé de se rendre devant l’Assemblée pour déclarer le renvoi des troupes.
Ce premier succès, la bourgeoisie montante le doit aux gens de métier, des artisans pour l’essentiel, et tout particulièrement les habitants du faubourg Saint-Antoine : menuisiers, ébénistes, serruriers, cordonniers, artisans du textile… Symbole de la victoire populaire, Louis XVI doit accepter de se parer de la cocarde tricolore symbolisant « l’alliance auguste et éternelle entre le monarque et le peuple ». La monarchie absolue est morte. La réaction ne s’y trompe pas : l’émigration nobiliaire s’amorce, le frère du roi, le comte d’Artois, en tête des départs.
Dans les campagnes, à l’été 1789, un mouvement d’une grande importance va secouer la paysannerie pauvre. L’émigration des nobles, la disette menaçante, créent un climat propice à la « Grande Peur ». La paysannerie dans plusieurs régions est persuadée qu’un complot aristocratique se fomente. En Franche-Comté, en Champagne, dans le Beauvaisis, le Maine, le Massif Central, la région de Nantes, les paysans s’emparent des châteaux pour les piller et brûler les actes seigneuriaux.
Pour chercher à désamorcer le mouvement populaire qui inspire une grande crainte à tous les aristocrates, le vicomte de Noailles, dans la nuit du 4 août, monte à la tribune de l’Assemblée pour demander le principe de l’égalité devant l’impôt et des charges, l’abolition des corvées et des servitudes personnelles. A sa suite, la cascade de renoncements s’accélère : suppression des justices seigneuriales, des dîmes, de la vénalité des offices [3]… En générant une peur sans précédent par leurs actions hardies, les paysans ont imposé aux représentants de la nation d’abolir les privilèges de l’Ancien Régime.
Telle est la forme fondamentale que la révolution prend en France : chaque pas décisif de la bourgeoisie est précédé par l’intervention de la paysannerie pauvre ou du petit peuple urbain. La spécificité de la révolution française, c’est qu’il s’est trouvé une fraction de la bourgeoisie assez radicale pour s’appuyer sur cette énergie populaire, afin de mettre en place son système de domination sociale.
Gagner la guerre grâce au petit peuple
Deux ans plus tard, lorsque le roi est arrêté à Varennes, alors qu’il tentait de fuir pour Coblence dans le but de rejoindre la contre-révolution, l’Assemblée se montra on ne peut plus clémente à l’égard du souverain. La bourgeoisie se divise. Une partie d’entre elle souhaite arrêter la révolution et veut contenir le mouvement populaire. Elle participe au pouvoir, les droits féodaux ont été abolis, en quelque sorte, son programme a été réalisé. Mais partout la contre-révolution s’organise. Arrêter la révolution à ce stade, ce serait accepter un retour en arrière. Les Jacobins en sont conscients. C’est pourquoi, ils décident de s’appuyer sur le petit peuple des villes qui demande la République.
Parallèlement, en avril 1792, la guerre contre l’étranger a été déclarée, alors même que la contre-révolution intérieure s’organise. Les Jacobins le savent : pour espérer gagner la guerre, pour que les conquêtes fondamentales de la révolution bourgeoise ne partent pas en fumée, il faut s’appuyer sur les sans-culottes et la paysannerie. Mais gagner la confiance des sans-culottes, cela passe d’abord par la destitution du roi et sa mise à mort. C’est chose faite le 21 janvier 1793.
Plus encore, il faut s’attacher à vaincre la contre-révolution, ce qui passe par des mesures énergiques pour lutter contre la sous-nutrition chronique et l’inflation. La revendication de la taxation du prix des denrées, instaurant un prix maximum de vente, s’est développée pendant la Révolution et constitue un des principaux moteurs du mouvement populaire. Elle est portée par les Enragés, dont les militants les connus sont Jacques Roux, Jean Varlet, Théophile Leclerc, Pauline Léon et Claire Lacombe.
Le 29 septembre, et à contrecœur de ses convictions libérales, une majorité de l’Assemblée vote la loi du « maximum général » qui instaure un prix maximal de vente de toutes les denrées de première nécessité. En sus, les salaires de 1790 sont majorés de 50 %. Mais certains commerçants préfèrent fermer boutique plutôt que de vendre aux nouveaux tarifs. Les sans-culottes les traquent, leur font ouvrir boutique, et même vendre à des prix inférieurs au maximum. Les Jacobins décident d’aller au bout de leur démarche : pour gagner la guerre, lever des volontaires, il faut que les sans-culottes voient satisfaites quelques-unes de leurs revendications.
Les Jacobins appuient la nomination de commissaires aux accaparements. La force armée – au travers des sections – est entre les mains des sans-culottes. Ils traquent les accapareurs, délivrent les certificats de civisme, dont dépend alors la vie de chacun et sans laquelle il n’est pas possible de garder une place dans l’administration révolutionnaire, et, plus important encore pour le sort de la révolution, les bras-nus prêtent leur concours décisif à la constitution d’une armée révolutionnaire où les volontaires désignent eux-mêmes, à la majorité des voix, les sous-officiers et officiers.
La Terreur, essentielle en ce qu’elle a permis de vaincre la contre-révolution, s’est donc à tous points de vue appuyée sur l’énergie populaire. Et alors qu’à l’été 1793, la France révolutionnaire n’était plus qu’un camp retranché, à l’automne des victoires s’accumulent sur plusieurs fronts.
Les Jacobins contre les Enragés
Mais alors que la fraction la plus déterminée de la bourgeoisie reprend à son compte de larges pans du programme des Enragés, elle s’attelle à démanteler leur influence en s’attaquant à ses chefs. Une véritable campagne de calomnies est menée à l’encontre de Jacques Roux, notamment par Robespierre. Les militants les plus connus sont arrêtés pour leur excès de zèle. Dans la foulée, les clubs et les sociétés de femmes, particulièrement actives, sont supprimés. Alors que les mesures prises par les Jacobins empiètent sur la propriété privée et dépassent le cadre bourgeois, ils terrassent en même temps leur aile gauche. En quelques mois, les lieux d’ancrage du mouvement populaire ont été repris en main ou dissous.
La politique consistant à s’appuyer sur les sections populaires a porté ses fruits. Le 26 juin 1794, les armées révolutionnaires remportent une victoire décisive à Fleurus. Tout le territoire est désormais libéré.
Parce qu’elle en comprenait la nécessité, une fraction notable de la bourgeoisie s’est rangée derrière les méthodes plébéiennes des chefs jacobins. Mais une fois le territoire libéré, elle jugea qu’il était temps non seulement de se passer des services des sans-culottes, mais aussi du comité de Salut Public dirigé par la fraction robespierriste. A l’été 1794, Robespierre, Saint-Just et Couthon sont passés à leur tour à la guillotine. Si le coup de filet contre les chefs jacobins a provoqué un sursaut parmi les sans-culottes venus les libérer de prison, personne ne s’est placé à leur tête pour diriger leur action. Les Jacobins avaient déjà étouffé, dans les mois qui précédaient, toute forme d’organisation du mouvement populaire.
Trop consciente des intérêts de la bourgeoisie pour s’attacher totalement aux sans-culottes, mais trop attentive aux nécessités de la révolution pour trouver grâce aux yeux de la bourgeoisie modérée, telle était la contradiction par laquelle a péri la fraction jacobine.
Quant au mouvement populaire, dont les chefs Enragés ont été l’expression la plus consciente, s’il a porté des revendications qui dénonçaient le caractère formel de l’égalité instaurée par la révolution, s’il a su à de nombreux moments imposer ses revendications, il était encore largement embryonnaire et ne pouvait agir ni comme parti, ni comme classe. Tout cela n’est alors qu’en gestation. Pour autant, les « niveleurs » et les « exagérés » de la Révolution Française ont posé – de manière balbutiante – la nécessité de s’en prendre à la propriété privée pour instaurer le règne de
l’Egalité.
Jihane Halsanbe